Les
récits de voyages de Jean Bruller-Vercors
L'île
d'Irus et la Bretagne
Les sports
d'hiver
Un
mois de vacances dans l'Hérault (septembre 1937)
L'île
d'Irus et la Bretagne
Eté 1932: Jean Bruller découvrait,
émerveillé, l'île d'Irus, dans le golfe du Morbihan.
Tout se conjugua pour lui rendre cette île inoubliable:
le lieu isolé, sa beauté, les activités maritimes, et
magie suprême, la compagnie de Diego Brosset et
de Jacqueline Mangin. Cette île appartenait au couple
familier de Jean et de Jeannette, la première épouse
de Bruller.
Jean Bruller et Diego Brosset se
rencontrèrent en 1928, au camp de Châlons. Leur amitié
naissante se consolida rapidement (Voir ma page Portrait
d'une amitié) au point que les Brosset
proposèrent aux Bruller de venir passer l'été dans la
maison de Pen Er Men bâtie sur l'île d'Irus.
Vercors raconta par deux fois
ce séjour idyllique d'août 1932, dans Portrait d'une
amitié. Ce premier extrait est visible sur
ce site. Le second extrait résume le premier
dans Les Occasions perdues, le deuxième tome
de ses mémoires Cent
ans d'Histoire de France.
"Venant de se marier avec
une fille du général Mangin, dont la famille possédait
en Bretagne, dans le golfe du Morbihan, une espèce d'île
déserte, il proposa que nos deux ménages s'y retrouvassent
au mois d'août. Pas d'électricité, pas d'eau courante,
juste de quoi coucher dans l'unique maison quasi abandonnée,
nous passerons là des jours d'une solitude et d'une
frugalité exemplaires dont, cinquante ans plus tard,
je goûte encore la nostalgie. Nous avions remis à flot,
après l'avoir calfaté, un vieux canot sans quille, l'avions
agréé tant bien que mal, chargé de pierres et c'est
sur ce trompe-la-mort que nous fîmes nos premières armes
de navigateurs. Avec le culot de la jeunesse nous risquions
toutes les mésaventures (elles ne manquèrent pas, dans
un golfe fort traître avec la promptitude et la violence
de ces courants), mais la puissance physique de Brosset,
son incroyable endurance à la brasse m'eussent rassuré
en cas de malheur: il m'aurait ramené à la côte sur
son dos".
Vinrent pour quelques jours Jules
Romains et sa femme: "Suivront quelques soirées
inoubliables".
L'histoire de la propriété de l'île
d'Irus se trouve sur
cette page (en
bas de la page pour la référence aux années 30 et suivantes).
Certes, en 1933, Jean Bruller se rendit au
Cap Ferret. Mais son séjour sur l'île d'Irus avait été une révélation
d'une passion qui ne le quittera plus:
"L'année passée, en Morbihan, je suis devenu
un mordu de la voile", "... j'achète
pour une bouchée de pain une vieille baille qui prend
l'eau". , "Ce n'a été qu'un intermède
à mon instruction maritime et, [...] ayant laissé le
bateau dans un garage, je suis un vieux loup de mer".
Il la baptisa Rodégi.
En 1935, il retourna en Bretagne,
"dans la petite ville de Rothéneuf où nous passons
l'été, en vue du rocher noir où dort Chateaubriand et
des remparts de Saint-Malo. Un mois de brise marine,
salée, iodée, qu'avec un groupe d'amis nous voulons
insouciant, passé essentiellement à nous baigner, à
naviguer avec les mariniers du port, à nous rincer les
yeux devant l'étal luisant, multicolore et plantureux
du marché aux poissons de Saint-Sevran et, le soir,
à lire les nouveautés...".
Retour en Bretagne l'année suivante,
en 1936, " à Loguivy-sur-la-mer, face à Bréhat".
Trois couples, 16 personnes au total avec les enfants.
"Bonheur parfait. Bains, pêche, navigation,
chaque jour est une fête". Jean Bruller fit
venir par wagon "la vieille baille"achetée
en 1933 qu'il répara avant de partir. Il la rebaptisa
du nom de Chandernagor.
En juillet-août 1937, Jean Bruller
construisit son propre bateau, et il "regré[a],
calfat[a], goudronn[a] [s]on brave Chandernagor"
pour partir en septembre en vacances, cette fois-ci
dans le sud. En août 1938, il retourna sur l'île d'Irus en compagnie
des Brosset selon ce que Vercors en dit dans Portrait
d'une amitié. Néanmoins, à l'approche de la guerre,
l'inquiétude orientant les conversations des deux couples, la
saveur et la douceur du séjour de 1932 sur
l'île disparurent quelque peu. Cette charmante île hors
des tumultes historiques était une utopie illusoire,
une parenthèse pacifique avant la guerre.
En 1939, avant la guerre,
ne voulant plus "traîner [s]on lourd Chandernagor",
il se mit à dessiner les plans, puis à construire "une
sorte de kayak à dérive, aigu de proue mais plat de
poupe afin de pouvoir virer plus facilement de voile".
Il le baptisa Paludes et partit avec, encore
une fois en Bretagne, dans la baie de Douarnenez. Au retour il fit un arrêt
à Plougrescant pour rendre visite à Yvonne
Paraf.
Après guerre, Vercors resta fidèle
à cette destination. L'année 1948 fut une période extrêmement
difficile et douloureuse pour lui: surmenage professionnel
à cause de son nouveau rôle de héros de la Résistance
sollicité de toutes parts, Editions de Minuit dont il
perdait peu à peu les rênes financières et symboliques,
séparation d'avec sa première épouse. En août, il trouva
refuge et consolation pour 15 jours sur l'île d'Irus.
Il chercha en ce lieu cher à son cœur un repos
salvateur pour l'homme épuisé qu'il était, et un
nouveau souffle pour son inspiration d'écrivain.
Il vint là aussi comme un pélerinage en mémoire à son
ami disparu, Diego Brosset.
Resté proche de Jacqueline Mangin,
il se rendit avec sa seconde épouse Rita sur cet île en août 1964, à l'été
1973; et en septembre 1972, si ce n'est sur l'île, du
moins en Bretagne (Lettres de Rita aux Bieber respectivement
datées du 29 septembre 1964, du 16 octobre 1972 et du
8 octobre 1973). En août 1968, l'itinérance mena
le couple voyageur en Dordogne, en Charente, puis en
Bretagne (Lettre du 30 septembre 1968 de Rita aux
Bieber). En 1977, il apprit par lettre à l'écrivain Louis
Guilloux qu'il passait ses vacances dans les côtes d'Armor,
à Ploubazlanec, d'août à début septembre. En Bretagne
comme ailleurs, il continua de s'adonner à sa passion
de la navigation avec des bateaux qu'il baptisa Zoo
et Zoo II.
Parce que Vercors ne tenait pas de
journal intime et parce que ses archives brûlèrent dans
l'incendie de sa demeure en 1953, nous ne pouvons suivre
avec davantage d'exactitudes les voyages réguliers de
Vercors en Bretagne.
A partir de 1975, Vercors s'attrista
de ne plus jamais pouvoir aller sur l'île d'Irus. Dans
plusieurs lettres en effet, on apprend que Jacqueline
Mangin dut se séparer de son île. Aussi Vercors contacta-il
la dessinatrice Paulette Humbert (Voir à
cette page les critiques élogieuses sur le
travail artistique de Humbert). Le 8 mai 1976, il lui
demanda de "graver cette île magique".
Celle-ci exécuta 80 épreuves (Lettre du 26 novembre
1976).
Cette île d'Irus qui, parmi tous
ses voyages en Bretagne, tint une place très particulière
dans l'esprit et le cœur de Vercors, resta gravée dans
sa mémoire. Quant à ses séjours sur le littoral et
à ses activités maritimes, ils furent une source d'inspiration
silencieuse pour ses dessins et ses récits ayant
la mer pour cadre, thème et symbole. C'est
particulièrement le cas pour le récit Les
Armes de la nuit, sa suite romanesque La
Puissance du jour,
et leur réécriture Le
Tigre d'Anvers.
Les lieux bretons sont ceux que Vercors parcourait
depuis plusieurs années, et sa description devient l'allégorie
de la perte de la qualité d'homme du héros Pierre Cange.
Navigation et paysages maritimes sont également très présents
dans d'autres récits, notamment Sillages
et son ultime récit
Le
Commandant du Prométhée
avec la mise en scène d'un personnage principal breton,
Alcide Le Gouadec.
Les sports
d'hiver
De nos jours,
seuls 8% des Français partent faire du ski en hiver.
Avant 1965, ils étaient moins de 2%. Les sports
d'hiver sont ainsi très élitistes. Jean Bruller
et sa famille firent donc partie des privilégiés, bien
avant que les congés payés ne furent octroyés. Privilège
économique, privilège du temps libre qui permet le repos,
le loisir, les départs en vacances. Dans ses mémoires,
Vercors raconte ainsi un de ses séjours en janvier 1938 :
"Depuis
la naissance des jumeaux - ils ont eu trois ans en octobre
- nous ne sommes plus retournés à la neige. A notre
arrivée à Montroc, il y en a plus haut qu'eux. Ce délire,
cette joie! Ils se jettent dedans à corps perdu, s'y
soûlent, s'y rejettent. Leur rire emplit l'air glacé.
Nous disposons
pour deux semaines, en cette fin janvier, d'une maison
savoyarde louée par un groupe d'amis et où tous les
quinze jours un ménage succède à l'autre. Mère et enfants
étant, à peu de chose près, de même force sur leurs
skis, de temps en temps je prends le tortillard et vais
à Chamonix descendre les parcours balisés. Vieillirais-je?
Ou mesuré-je mieux, d'expérience, les pièges de la montagne
l'hiver? J'hésite davantage à me hasarder hors des pistes.
Puis, le tire-fesses c'est moins lassant que les peaux-de-phoque.
La technique a eu raison de l'aventure. Mais j'ai conscience
de mon abaissement.
Chaque matin
nous trouvons sur l'appui de la fenêtre, montés de la
vallée, le pain, le lait. C'est l'entraide montagnarde.
Nous ne saurons jamais à qui - facteur, cantonnier,
instituteur? - la crèmière et la boulangère les confient.
Cet anonymat réchauffe le coeur, cela vous racommode
avec l'espèce humaine" (Cent
ans d'Histoire de France).
Et, même si Vercors ne nous a
pas transmis de journal intime et n'a évoqué son existence
dans ses mémoires que sous forme de larges tranches
de vie, nous savons que ce type de loisirs d'hiver a
été fréquent dans la vie. Dans A
dire vrai, au terme de sa vie, il conclut
qu'il fut un "grand amateur de ski"(page
158).
Rappelons que ce type de loisir est
plutôt récent dans l'histoire du tourisme. Il ne prit
son essor qu'à la fin du XIXe siècle et fut à la mode
dans le premier tiers du XXe siècle parmi les privilégiés
dont des artistes/écrivains. Vercors fit l'expérience
des solidarités montagnardes, mais ces implantations
pour les jeux de glisse bouleversèrent les modes de
vie de ces populations.
Si ce sujet vous intéresse, allez lire le compte-rendu
sur le roman Le Fou d'Edenberg de Samivel dans
la revue Nunatak
(à partir de la page 6). Ce roman évoque surtout la
période des stations de troisième génération nées après
1965 dans le cadre du plan neige de 1965-1977.
Un
mois de vacances dans l'Hérault (septembre 1937)
Moins de 5
mois avant les sports d'hiver, Jean Bruller partit avec
sa famille "à l'embouchure de l'Hérault en aval
d'Agde, pour tout le mois de septembre" avec
un couple d'amis. Il remorqua son bateau pour profiter
de cette passion maritime qui ne le quitta plus. Pendant
un mois, les amis se succédèrent. Les jours ne furent
que succession de menues joies idylliques:
"Le
mois heureux vécu ensuite sur le rivage languedocien,
passé à naviguer, nager, déguster du poisson: ah! ces
sardines fraîches à peine grillées au feu de sarments!
Et cette "bourride" de Sète dont le pêcheur
qui nous abrite, au visage inquiétant de bandit calabrais,
m'enseigne la recette avec un soin touchant [...]".
Avant l'arrivée dans le lieu, le
mémorialiste de Cent
ans d'Histoire de France
aime à raconter cette anecdote qui fit le
charme de son trajet:
"Pour gagner Agde il nous
faudra franchir dans les Cévennes, à 1300 mètres, le
col de l'Aigoual. Gageons qu'on aura jamais vu, avant
nous, un voilier à cette altitude. Mais d'abord nous
aurons à passer par Ambert, en Auvergne. Ambert! la
ville où les Copains de Jules Romains n'ont
pu se retrouver, de nuit, devant le milieu de la façade
d'une mairie qui, étant circulaire, a son milieu et
nulle part et partout. Tiens, et si nous nous y retrouvions,
nous, avec Romains? Je lui écris: est-ce possible? ce
serait mémorable...[...] et il nous attendra au point
de rencontre, le 1er septembre, à midi juste. Alors,
le jour venu et afin d'être exact, je roule lentement
par l'avenue Clémenceau en surveillant ma montre...Romains,
de son côté, approche perpendiculairement par l'avenue
Foch, en surveillant la sienne...Si bien qu'au carrefour,
bien avant la mairie, nous voilà nez à nez, capot contre
capot! C'est raté, mais il y a, dans ce souci d'exactitude,
une si gentille preuve d'amitié mutuelle que le plaisir
l'emporte et que nous défilons dans tout Ambert en file
indienne, à grand renfort d'avertisseurs, jusqu'au fameux
milieu circulaire dont nous faisons trois fois le tour".
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