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Le Tigre d'Anvers 

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Le Tigre d’Anvers, roman  publié en 1986, est une réécriture des Armes de la Nuit (1946) et de La Puissance du Jour (1951).

Etudier dans cette page la « qualité d’homme » serait pure redite par rapport aux analyses des Armes de la Nuit et de La Puissance du Jour. Je vous propose plutôt une ébauche de  réflexion sur la réécriture et ses enjeux.

 

CONSTANTES ET EVOLUTIONS DE LA REECRITURE

                                                                                       ENJEUX ET FINALITES

                                                                                                        A la recherche du temps perdu ?

                                                                                                      Une réflexion ancrée dans l’actualité

LA RECONSTITUTION DES FAITS

 

CONSTANTES ET EVOLUTIONS DE LA REECRITURE

Comme Le Tigre d’Anvers est une réécriture de deux récits antérieurs, on peut parler d’intertextualité, puisque ces trois textes entretiennent une relation étroite entre eux. Dans La Bibliothèque de Babel, Borges indique que tout livre peut apparaître comme une vaste bibliothèque où chaque phrase renvoie à des textes antérieurs, que ce soit pour les citer, les imiter ou les adapter. Des dialogues continuels s’instaurent ainsi entre les textes littéraires.

Il s’agit même, dans le cas qui nous intéresse, d’une autotextualité, c’est-à-dire une réécriture de soi : cinquante ans plus tard, Vercors reprend ses propres récits et traite du même sujet d’une manière un peu différente. Dans l’ensemble, Vercors est fidèle à ses récits antérieurs. L’histoire, les personnages, les thèmes, restent pratiquement inchangés ce qui prouve la constance de la pensée de l’écrivain. Des pans entiers d’extraits sont presque retranscrits mot pour mot. Si nous grattons délicatement le parchemin des années 80, nous retrouvons la version des années 46 à 51. Par ce collage constant, Le Tigre d’Anvers se présente donc tel un palimpseste, parchemin manuscrit dont on a effacé la première écriture afin d’écrire un nouveau texte. Nous empruntons ce terme à Gérard Genette. Selon ce critique contemporain, il désigne la transtextualité, c’est- à-dire tout ce qui met un texte en relation avec d’autres. Les couches inférieures du premier texte apparaissent en filigrane dans le second.

Le Tigre d’Anvers imite les deux textes antérieurs tout en les adaptant au temps présent de l’auteur, tout en les repensant « à neuf, dans un cadre et avec des moyens bien entendu très différents ». L’écrivain songe à ses jeunes lecteurs qui n’ont pas connu la période de l’immédiat après-guerre ; c’est la raison pour laquelle il invente un nouveau personnage – le narrateur né après guerre- qui découvre la vie de Pierre Cange et de Nicole grâce au témoignage de Lebraz, un vieil homme qui les a côtoyés. Serait-ce le narrateur des Armes de la Nuit et de La Puissance du Jour ? Apparemment non, puisqu’il porte un nom différent (le narrateur des deux premiers récits s’appelait B***) et que Lebraz est un mathématicien et non un écrivain.

De même, Nicole a évolué. Elle n’est plus la jeune fille innocente et rédemptrice des années 50 ; au contraire, c’est une femme expérimentée qui tombe amoureuse de Pierre après un premier mariage orageux, qui entre activement en résistance pendant l’Occupation et qui sauve Pierre de lui-même à la Libération. Elle semble avoir vieillie entre les deux écritures. L’héritage de la nièce épurée du Silence de la Mer a donc disparu dans cette nouvelle version. Serait-ce notamment  par volonté de replacer le récit davantage dans le réel ? C’est probable, puisqu’à partir de 1961, Vercors confirme à Gilles Plazy dans A dire vrai : « …mes récits ou romans suivants seront de nature plus réaliste. Ils appliqueront cette philosophie dans la réalité ». Tous les personnages les plus importants ont en effet un passé avant le nœud de l’intrigue et le lecteur chemine avec eux jusqu’à leur mort, que ce soit celle de Pierre et de Nicole décédés dans un accident ou celle du couple Estévil-Thérèse. Il est à remarquer que ce couple-ci a été modifié légèrement : s’il connaît la même troublante et tragique histoire, en revanche le nom du mari a changé. Le lecteur des années 80 n’est plus devant le « Sat » de La Puissance du Jour. Est-ce uniquement parce qu’il n’occupe plus une place aussi prépondérante dans cette histoire que dans celle de 1951 ?

Le style de l’écrivain a lui aussi évolué, surtout dans ses romans qui dépassent en nombre les courts récits après l’année 1961. Oserions-nous avancer que la sobriété et la concision des Armes de la Nuit nous touchent davantage et que la densité de ce premier récit semble frapper avec plus de force le lecteur ?

 

ENJEUX ET FINALITES

A la recherche du temps perdu ?

A la parution du Tigre d’Anvers, Vercors a 84 ans. Ce roman serait-il donc une sorte d’écriture testamentaire chargée de faire connaître aux jeunes lecteurs Les Armes de la Nuit et La Puissance du Jour « épuisés depuis quarante ans » ? Les thèmes présents dans l’œuvre « ont dirigé sa vie ; et il souhaiterait qu’ils lui survivent ». L’écrivain – nostalgique ?-  apparaît constamment dans ce récit, que ce soit sous la forme du jeune dessinateur qu’il fut ou de l’écrivain célèbre autour des années 40 à 50. Au chapitre V, le narrateur, effectuant le tour de l’île, se souvient « d’un dessin qui [l’]avait bien amusé naguère, représentant, un jour de 14-juillet, les deux gardiens au pied de leur phare, sur un îlot pas plus grand qu’une assiette : et l’un jour du clairon et l’autre défile avec le drapeau ». Le dessin ci-dessous intitulé « 14 juillet » appartenant à La Danse des vivants se passe de commentaire :

quatorzejuillet.jpg

 

Pierre évoque son expérience devant l’imperturbable tigre d’Anvers, « le symbole (…) de cette immense Indifférence des Choses, sous laquelle nos précieuses personnes s’agitent comme mouches en bouteilles ».  Cette dernière comparaison est aussi l’un des chapitres de cette « vaste comédie humaine » que constitue La Danse des vivants.

Même Vercors plus jeune apparaît malicieusement dans le récit. Nicole, désespérée par Pierre, se rend à La Coupole et rencontre un groupe d’écrivains « Cassou, Vercors, Farge, Guilloux » en train de s’élever « contre des termes trop partisans »d’Aragon ! Cette mise en abyme confronte Vercors-le-Jeune (aux prises avec les communistes dans les années 40-50) avec Vercors-le-Vieux dont le nom orne la première de couverture du  Tigre d’Anvers. Ces quelques indices laissent à penser que Vercors est à la recherche du temps perdu…

 

                                         Une réflexion ancrée dans l’actualité

Pourtant, Vercors projette dans cette réécriture sa peur de l’oubli et il constate  avec regret que « la violence du monde, au cours de ces huit lustres, n’a pas cessé, hélas, d’en confirmer la constante et terrible actualité ». Le Tigre d’Anvers se veut donc un mémorial du souvenir qui entérine ce que Vercors disait cinquante ans auparavant : sa réflexion sur la « qualité d’homme », quoique née des circonstances historiques, a une dimension universelle et intemporelle.

Surtout, cette réécriture est essentielle dans ces années 80 au cours desquelles on reconnait vraiment l’importance de la Shoah. Les écrits publiés après la Libération n’ont pas eu l’effet escompté. Longtemps éclipsés par les camps de concentration où souffrirent tant de Résistants, les camps destinés à l’extermination des Juifs ( Auschwitz…) reprennent leur place, la première, comme théâtre principal de la barbarie des nazis. Il faut attendre le recueil de réflexions philosophiques publié en 1990 Au sujet de la Shoah, les travaux d’Annette Wieviorka ou la réédition du roman Les Jours de notre mort de David Rousset en 1988 pour que cette période noire soit exhumée de l’oubli. De nouveaux récits paraissent tels La Douleur de Marguerite Duras évoquant le retour et la convalescence de son compagnon Robert Antelme ou Paroles suffoquées de Sarah Kaufman dédié à la mémoire de son père mort à Auschwitz. Cette perspective nouvelle pousse Vercors à faire entendre sa voix et à enrichir la réflexion. Un détail souligne bien cette adaptation au présent : Broussard, le haut fonctionnaire qui a su échapper à l’épuration, n’est plus accusé comme dans La Puissance du Jour d’avoir livré de nombreux résistants ; dans la réécriture, il livre des Juifs et, afin de mettre la main sur un château, il fait « arrêter comme juive la vieille Coblance ». Et n’oublions pas que Vercors publie son récit l’année du procès de Klaus Barbie.

 

LA RECONSTITUTION DES FAITS

La reconstitution des faits forme une histoire linéaire qui oscille entre naturel et construction savante. Les faits sont résolument ancrés dans le passé et c’est un narrateur Lebraz , témoin direct à l’époque, qui procède à une première reconstitution des événements auprès du narrateur. Mais, pour parer à une mémoire défaillante, il se sert de ses notes de l ’époque en soulignant qu’il n’est pas un écrivain ; ses notes ne prétendent donc pas à un statut littéraire. N’est-ce pas une réminiscence de la préface des Armes de la Nuit :

« Peu importent alors les petites manies et petites manières du roman contemporain. Peu importent même les règles. Il ne s’agit plus de ces devoirs d’école sur lesquels on se fait juger digne ou non du titre de romancier. Il s’agit de l’avenir de l’homme ».

La reconstruction de l’histoire passe par de multiples témoins et supports, puisque Lebraz soumet au narrateur le journal de Pierre Cange en prise directe avec le problème qui lui est posé. Et les lettres qu’il écrit à Nicole sont triées d’abord par Lebraz avant de les présenter au narrateur avide de connaître la suite. Nous sommes donc face à plusieurs niveaux de narration : une première recréation subjective par Pierre lui-même dans son journal et ses lettres, puis les notes de Lebraz prises lors du drame, enfin son témoignage au narrateur des années plus tard.

Les divers niveaux d’interprétation se sont donc complexifiés depuis La Puissance du Jour, roman dans lequel nous assistions à une relation directe entre B*** et Pierre Cange et, lorsque B*** n’était pas présent, nous lisions le journal de son ami. Le temps qui sépare le récit de 1951 et celui de 1986 ajoute un emboîtement supplémentaire aux événements, jeu de construction que Vercors semble priser dans de nombreux écrits tels La Marche à l’Etoile, Les Chevaux du Temps ou Le Grenier d’Armor, et également  témoignage de l’art délicat de la narration quand la mémoire part sur les traces des vestiges du temps.

  

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