Vous pouvez également lire mon
article paru dans la revue
électronique Strenae. Je fais un parallèle entre
Pif et Paf chez les cannibales et
Loulou chez les nègres, deux albums
parus la même année, en 1929.
C'est
en 2011-2012, au moment où les Editions
Portaparole rééditaient Frisemouche fait
de l'auto(1926) et attribuaient ce récit
pour la jeunesse à Vercors, que j'ai mené
une longue enquête non seulement sur cet
album mais aussi sur sa suite Loulou
chez les nègres(1929).
Dans la
résolution de l'enquête,
j'avais démontré que ces deux textes avaient
été écrits par Alphonse Crozière. Les deux
hommes se connurent vraisemblablement en
1924 puisque Crozière participa au
n°13de la
revue éphémère L'Ingénu de Jean Bruller.
Toutefois,
Jean Bruller semble avoir participé à la
gestation de ces livres, au-delà de la simple
illustration une fois le manuscrit reçu.
En effet, ces deux récits ont dans les images
comme dans les textes de troublantes coïncidences
avec Les
Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan
à travers le ciel(1928)
de Jean Montaigne et, dans Le
Mariage de Monsieur Lakonik (1931),
Jean Bruller reprit de très nombreux éléments
à ces ouvrages antérieurs. Nous savons
grâce aux témoignages du dessinateur et
d'André Maurois que les deux artistes collaborèrent
étroitement pour Deux
Fragments d'une histoire universelle. 1992(1929) et son pendant pour enfants,
Patapoufs
et Filifers(1930). Jean Bruller pesa sur l'histoire
de ces deux garnements. Dans
la "Note" pleine d'humour placée
au début du premier ouvrage, Maurois
remercia "l'Office interplanétaire
de Coopération intellectuelle",
"en particulier M. Jean Bruller, de
la Section Terrienne". Or, pour
chacun des livres illustrés, nous pouvons
légitimement nous demander quelle fut la
part de "Coopération intellectuelle"
de l'illustrateur.
Si Jean Bruller s'appesantit
ouvertement sur sa collaboration fructueuse
avec Maurois, en revanche il cacha qu'il
participa à l'écriture de Couleurs
d'Egypteen 1935, l'année même où il proposa
à Gallimard un récit policier qui ne fut
jamais publié.
Je m'étais interrogée
également sur la trilogie Pif et Paf
(1927-1929), écrite par Hermin Dubus,
et éditée à la même période que les autres
ouvrages illustrés par Jean Bruller. Les
coïncidences sont tout aussi troublantes.
A la fin de ma page
consacrée à sa BD Le
Mariage de Monsieur Lakonik,
je me contentais de vous renvoyer pour une première approche à "Jean Bruller et Le Mariage de Monsieur Lakonik, un Christophe moderne?" de Jacques Tramson, dans l'ouvrage collectif dirigé par Georges Cesbron et Gérard Jacquin, Vercors et son oeuvre, Paris, L'Harmattan, 1999, pages 23 à 31.
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Découvrez l'univers de Christophe, en particulier le Sapeur Camember, le savant Cosinus, et Plick et Plock. Vercors évoqua explicitement Christophe auprès du doctorant Radivoye Konstantinovic qui offrit une synthèse du parcours du double artiste: Vercors, écrivain et dessinateur, Paris, Klincksieck, 1969.
Je
vous conseillais aussi de faire la connaissance de Rodolphe Töpffer (1799-1846), notamment sur le site de la société des études töpffériennes. Et aussi de Wilhem Busch (1832-1908) que je
disais vouloir évoquer particulièrement sur ma page consacrée
Pif et Paf, série inspirée de Max et Moritz (1865). Un Max et Moritz qui inspira auparavant, en 1897, Rudolph Dirks premier père de Pim, Pam, Poumsur ce site.
C'est
un article récent qui a relancé mon intérêt
pour Pif et Paf les deux garnements,
publié en 1927, un an après Frisemouche
fait de l'auto; Pif et Paf naviguent
publié en 1928, en même temps que Les
Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan
à travers le ciel; et Pif et Paf
chez les cannibales qui date de 1929
comme Loulou chez les nègres.
Cet article de Nelly Feuerhahn
s'intitule "Pif
et Paf, Jean Bruller et Wilhelm Busch".
Il a été publié en 2016 dans le n°38de la revue associative Mémoire
d'images.
Nelly Feuerhahn
démontre que l'univers de Wilhelm Busch
a manifestement inspiré l'écriture et l'illustration
de Pif et Paf. Elle rejoint
Jean Perrot qui écrivait dans A
Propos de Patapoufs et Filifers (page 34): "Ces histoires, la
première, en particulier, avec l'épisode
montrant les garnements, jetés dans le pétrin
et passés au four du boulanger Plouf, semblent
sortir tout droit de Max et Moritz de
Wilhelm Busch". Nelly Feuerhahn
ajoute que Jean Bruller évoqua explicitement
cette inspiration dans Le Collectionneur
de bandes dessinées (n°72, juillet 1993).
La
seconde histoire de Pif et Paf les deux
garnements, intitulée "Monsieur
Plouf, Monsieur Grog et les pains d'épices",
reprend en effet un des gags de Wilhelm
Busch. Or, Jean Bruller employa le même
motif dans Le
Mariage de Monsieur Lakonik(la planche
concernée est visible). Or, dans Loulou
chez les nègres d'Alphonse Crozière,
le jeune héros claironnait: "Me faire mettre à la broche!... Et ma carabine!... D'abord, on les a mis à la broche les cannibales; ils ne mangent plus que des bonhommes en pain d'épice...". Aussi
la circulation de ce même motif dans plusieurs
oeuvres dont le fil directeur est Jean Bruller
a-t-elle de quoi nous interroger.
Nelly Feuerhahn
évoque également avec pertinence la reprise
de la première farce de Max et Moritz
dans la troisième scène de Pif et
Paf les deux garnements: les poules
gourmandes accrochées à une ficelle sont
remplacées par des cochons, mais l'inventio
reste identique, et les animaux connaîtront
le même sort funeste.
Nelly Feuerhahn
avance l'idée que "[s]i Bruller
est présenté en couverture comme l'illustrateur
sur des vers de Hermin Dubus, il y a tout
lieu de penser qu'il a raconté les histoires
de Max et Moritz à l'écrivain avec pour
tâche de rédiger le texte". Wilhelm
Busch, poursuit-elle, était peu connu
en France à cette époque, mais "l'origine
hongroise [du] père [de Jean Bruller] et
son séjour en Suisse durant la Première
Guerre mondiale l'ont vraisemblablement
mis en contact avec ces albums pour enfants
[...]".
La
thèse de Nelly Feuerhahn est d'autant
plus séduisante qu'elle rejoint mes propres
doutes sur le degré de "Coopération
intellectuelle" du dessinateur
durant toute cette période. Déjà en 1924,
pour A Guer...comme à la guerre de
P. Mathieu, Jean Bruller ne s'était pas
contenté de fournir quelques dessins. Comme
il est fait mention sur les premières pages
de ce vaudeville, il avait également écrit
quelques-uns des sketchs. En 1923-1924,
pour sa revue L'Ingénu, il se cacha
derrière plusieurs pseudonymes pour écrire
de courts textes très inspirés de la littérature
antérieure. Plus tard, il n'éclaircit jamais
ses diverses identités.
La
très intéressante proposition de Nelly Feuerhahn
relance le débat. Je me suis donc replongée
dans les ouvrages de cette époque, écrits
et/ou illustrés par Jean Bruller...
Contrainte par le format et
la longueur imposés
pour son article, Nelly Feuerhahn
n'a pas pu développer l'idée que
les deux premiers exploits de Max et
Moritzont été retranscrits dans
Pif et Paf les deux garnements pour
le premier et dans Pif et Paf naviguent
pour le second.
Les trois poules
et le coq finissant par s'étrangler après
avoir chacun de leur côté tiré les morceaux
de pain tenus par deux bouts de ficelle
reliés deviennent dans Pif et Paf
les deux garnements deux cochons écrasés
par une voiture, alors qu'ils dévoraient
des carottes attachées aux deux extrémités
d'un cordon.
La veuve Bolte, après
avoir découvert ses poules et son coq sans
vie, décide de les cuisiner. Max et Moritz,
grimpés sur le toit de la maison, en
profitent pour subtiliser le repas avec
une canne à pêche et un hameçon. Or, c'est
dans Pif et Paf naviguent que le
motif reparaît, avec quelques modifications:
dans la deuxième histoire, les deux garçons
échoués sur un navire se hissent sur le
toit de la cabine du capitaine Pitt pour
voler un poulet grâce à un hameçon
accroché à une ficelle.
Nous
pouvons sérieusement penser que Jean Bruller
a écrit ces deux histoires - les cochons
prisonniers par un bout de ficelle et les
vauriens transformés en pain d'épice - inspirées
de Max et Moritz. Du moins, comme
le suggère Nelly Feuerhahn, nous pouvons
soupçonner que le dessinateur a raconté
ce conte pour enfants de Wilhelm Busch à
Hermin Dubus.
Le
motif de cochons accrochés par une ficelle
est ainsi décelable sous le crayon de
Jean Bruller dès 1926 pour l'album
Frisemouche fait de l'auto.
Dessin
de Jean Bruller pour Frisemouche fait
de l'auto (1926)
Dessin
de Jean Bruller pour Pif et Paf les deux
garnements (1927)
Certes, dans Frisemouche
fait de l'auto, les cochons ne
se trouvent pas piégés par deux carottes
aux deux bouts d'une ficelle, mais les trois
éléments (cochons, ficelle, voiture) préfigurent
les illustrations de Jean Bruller pour Pif
et Paf les deux garnements. Surtout,
ce dessin comporte un élément discordant
avec le texte du chapitre IV de Frisemouche
fait de l'auto:
"Frisemouche
venait de s'arrêter devant un manège de
chevaux de bois".
Le
récit insiste sur ces chevaux de bois en
les mentionnant quatre fois tandis que le
dessin nous livre une variante étonnante.
Rappelons l'exigence de Jean Bruller pour
les illustrations d'albums (c'est moi qui
souligne):
"Pas
plus que pour Patapoufs et Filifers,
une illustration trop soumise au texte eût
été bien utile. D'une façon générale, j'ai
toujours professé que l'illustration d'un
ouvrage de fiction n'a d'intérêt que pour
autant qu'elle nous éclaire sur les prolongements
que l'oeuvre a provoqués dans l'imagination
de l'illustrateur. Si l'artiste ne l'enrichit
pas d'éléments nouveaux, à quoi bon?".
Une imagination inspirée
de l'univers de Wilhelm Busch et transformée
pour les besoins de Frisemouche
fait de l'auto, puis devenue un an plus
tard une référence plus explicite dans le
premier volet des aventures de Pif et Paf,
avec cette fois-ci une coïncidence entre
texte et dessin?
Ce
motif a puissamment marqué l'imaginaire
de Jean Bruller, parce qu'il revient avec
obsession en 1930 dans l'album Patapoufs
et Filifers.
Deux gras personnages
Patapoufs aux vêtements roses dévorant de
la viande de porc formant une sorte de ficelle...!
Or, pour ce dessin, Jean
Bruller ne copie pas servilement le récit
d'André Maurois puisque cet épisode du sport
national n'existe tout simplement pas sous
la plume de l'écrivain. Ce clin d'oeil est
complété par ce nouveau dessin:
L'histoire de Max et
Moritz qui passent par la cheminée de la
boulangerie, tombent dans la pâte et sont
cuits comme des pains est calquée, comme
nous l'avons déjà dit, dans Pif et Paf
les deux garnements, puis reprise dans
Le Mariage de Monsieur Lakonik. Ce
motif, quoique partiel, figurait dans
L'Ingénu. Dans le n°9 du 15 octobre
1923, Tony Grégory, un collaborateur régulier
de la revue de Jean Bruller, mit en scène
une femme tombée par inadvertance dans la
pâte à pain qu'elle est en train de préparer.
Jean Bruller se chargea
des illustrations du récit de Tony Grégory.
Les deux hommes évoquèrent-ils l'univers
de Wilhelm Busch? La circulation de ces
réseaux d'images et de topoï est
pour le moins décelable quand on connaît
tout l'univers de Jean Bruller.
A ce
faisceau d'indices, nous pouvons ajouter
une preuve matérielle que j'avais déjà relevée
à la page Jean
Bruller, Nathan, Citroën.
J'ai dépouillé les archives Nathan déposées
à l'IMEC.
Les cahiers des honoraires des
auteurs de Nathan ne fournissent systématiquement que le nom de l'auteur du récit et le titre. Jamais l'illustrateur n'est mentionné. Or, pour les trois tomes de Pif et Paf (1927-1929), on peut lire "Hermin Dubus et Jean Bruller". Le fait d'accoler dans les cahiers d'honoraires, et ce, contre les habitudes de l'éditeur, le nom de l'auteur officiel et celui de l'illustratreur
tendrait à apporter la preuve matérielle
d'un Jean Bruller co-auteur de la trilogie
Pif et Paf.
Pourquoi Vercors ne l'avoua-t-il
jamais?
- Certainement parce
que le 3e tome Pif et Paf chez les cannibales
est-il peu avouable à cause de ses clichés
racistes. A chaque fois que Vercors mentionnait
cette trilogie, il réduisait le titre au
seul Pif et Paf, et il n'évoqua
jamais Loulou chez les nègres publié
la même année.
- Certainement aussi
parce que Vercors tenait au mythe de l'écrivain
né des contingences historiques. Quand il
rappelait ponctuellement qu'il avait rédigé
des textes avant la Seconde Guerre mondiale,
il signifiait immédiatement que ce n'était
que de l'amateurisme et qu'il "les
renierai[t] des deux mains" si
on venait à les déterrer. Vercors se
considéra rétrospectivement comme un écrivant
jusqu'à la guerre, et il ne prit pas la
peine de dévoiler qu'il collabora à certains
textes qu'il illustrait. J'avais démontré,
preuves à l'appui, que le chapitre
10 (et probablement le chapitre 13 pour
partie) de Couleurs
d'Egypteétait de
son cru. En 1935, alors que Paul Silva-Coronel
et Jean Bruller s'auto-éditèrent, le dessinateur
se contenta de figurer matériellement sur
l'ouvrage comme simple illustrateur. A aucun
moment il n'en parla par la suite. Il est
donc légitime de penser que c'était une
pratique de Jean Bruller, notamment pour
les trois tomes de Pif et Paf.