A
propos de la biographie
Vercors
l'homme du silence
Préambule
Pourquoi
il faut lire cette biographie
Ma
démarche
L'homme
Bonheurs
d'enfance: vie familiale et école
Vie
amoureuse
L'intellectuel,
le penseur, le double artiste
Oui,Vercors
nous parle encore
Prolongements
Préambule
Vient
de sortir une biographie écrite par Alain
Riffaud, Vercors l'homme du silence
(Rome, Portaparole, février 2014). Les Editions
Portaparole s'illustrent depuis quelques
années dans la diffusion de l'oeuvre du
double artiste: Le Commandant du Prométhée
(2009), 21 Recettes pratiques de mort
violente (2010), Le Mariage de Monsieur
Lakonik (2011), Frisemouche fait
de l'auto (2011), Les Propos de Sam
Howard recueillis par Joë Mab (2011).
Pourquoi
il faut lire cette biographie
Cette
biographie d'une centaine de pages synthétise
de façon très satisfaisante la vie et la
carrière de Jean Bruller-Vercors. Tout simplement
parce qu'Alain Riffaud est le spécialiste
universitaire de l'écrivain. Aussi a-t-il
lu dans leur intégralité les écrits
de ce double artiste. Non seulement les
écrits publiés que chacun a
la possibilité de se procurer (neuf ou d'occasion),
mais également tous les manuscrits à l'heure
actuelle inédits dont j'ai moi-même
bénéficié en cours de doctorat, puisqu'ils
sont rassemblés dans un fonds Vercors, désormais
déposé à la Bibliothèque littéraire Jacques
Doucet à Paris (5e arrondissement).
Alain
Riffaud a pu compléter ses connaissances
sur Vercors grâce à la correspondance
croisée que j'ai mise au jour lors de ma
thèse (dont il a été le directeur de recherches) et
à l'exploitation que j'en ai faite. Des
informations, qu'on découvre dans la
biographie, ne sont visibles que dans les
lettres archivées de l'écrivain. Encore
maintenant, il est une des rares personnes à
accéder à la base de données que j'ai mise
en place pour conserver, étudier, croiser
les 3375 documents.
Enfin,
Alain Riffaud connaît les trois fils de
Vercors. Dans sa biographie, il nous renseigne
ainsi sur de nombreux détails de la vie
privée que l'artiste, quoique féru
d'épanchements autobiographiques dans ses
dessins et ses fictions, a préféré taire.
Certaines révélations viennent renforcer
les explications sur la personnalité et
les choix de l'écrivain; d'autres sont
particulièrement bienvenues pour retracer
son parcours avec minutie et finesse. Peut-être
certains lecteurs ne seront-ils pas intéressés
par ces nombreux renseignements de l'ordre
du factuel. Moi, j'avoue être particulièrement
sensible à ces informations précises et
minutieuses.
Ecrire
une biographie, qui plus est d'un parcours
foisonnant et riche, s'avère un exercice
très délicat, surtout quand il faut le retranscrire
en une petite centaine de pages. Qu'un biographe
réunisse tous ces atouts est un gage de
sérieux et de hautes compétences interprétatives.
Il possède la hauteur nécessaire pour extraire
la quintessence d'une existence et d'une
carrière, ou, si je puis dire, leur "substantifique
moëlle".
Depuis
une dizaine d'années, il existe des rééditions,
en particulier en direction du milieu scolaire,
avec préfaces et/ou dispositifs pédagogiques
autour de l'oeuvre. Ces travaux, pourtant
corrects globalement, fourmillent d'oublis,
d'approximations, voire parfois de contresens
fâcheux. Si les recherches sur Vercors étaient
largement développées, ce caractère fâcheux
serait limité. Mais il faut se souvenir
que les études et éditions sur Vercors restent
encore très confidentielles. Chaque approximation
ou erreur inscrit alors un contresens
durable, nuisible à une approche pertinente
de son univers. Aussi cette biographie constitue-t-elle
un socle solide pour appréhender au mieux
l'homme et l'oeuvre.
Ma démarche
De
ce qui précède, on comprendra qu'il est
utile de lire cette biographie. C'est le
fil conducteur de mon propos. Ma démarche
consiste donc à donner toutes les raisons
favorables à sa lecture. Mon texte n'est
pas calqué sur le modèle institutionnel.
D'autres écriront sur ce modèle bien
mieux que moi.
Je
ne m'aventurerai pas dans une réflexion
sur le travail du biographe, ses moyens
et ses écueils, les types d'approche des
biographies, etc. Ces réflexions hautement
savantes, propres au milieu universitaire, sont
passionnantes. Mais mon site n'est pas institutionnel
et ne prétend pas débrouiller les problèmes
nombreux de cette "illusion biographique".
Et je ne perds pas de vue la démarche première
d'Alain Riffaud à laquelle je souscris:
faire connaître le plus honnêtement possible
Vercors à un large public, déclencher l'envie
d'aller lire son œuvre en exerçant sur cette
dernière son propre esprit critique.
Il
est évident que le biographe écrit sur Vercors
avec empathie, que ce qu'il appprécie "c'est
le livre bien sûr mais c'est autant l'auteur
derrière le livre" (citation d'un
manuscrit inédit de Vercors, mise en exergue
dans la biographie). Toutefois, cela
ne l'empêche pas de prendre de temps en
temps de la distance, d'émettre quelques
réserves et critiques salvatrices.
Sur
certains points (positifs comme négatifs),
nous le verrons dans cette page, il ne me
semble pas aller assez loin. Il ne noue
pas ensemble certains fils, qu'il distille
pourtant dans son texte, alors qu'ils sont
susceptibles de parfaire le portrait. Au-delà
des compliments donc, je pointe ce que j'estime
être des manques, des oublis que je questionne.
Je ne le présente pas comme une critique
rédhibitoire. C'est une démarche non constructive,
hélas trop largement répandue. Je le présente
plutôt comme des interrogations, ce que
Vercors considérait être le propre
de l'homme.
Je
montrerai aussi un désaccord interprétatif:
il s'agit d'une ligne de la biographie,
en contresens, ce me semble, avec le projet
de Jean Bruller même s'il y a un résidu
commun entre l'artiste et le biographe.
C'est, à mon sens, une surimpression subjective
pour laquelle je ne suis pas en accord autant
professionnellement que personnellement.
Si vous souhaitez une critique positive
plus succincte de la biographie d'Alain
Riffaud, rendez-vous sur cette
page de
l'un des blogs de Médiapart.
L'homme
Bonheurs
d'enfance: vie familiale et école
Selon moi, le récit qu'Alain
Riffaud fait de l'homme Jean Bruller-Vercors
est le plus réussi. Non seulement parce
qu'il livre les informations les plus minutieuses
sur son existence familiale, amoureuse
et amicale, mais aussi parce qu'il est animé,
alerte. Jean Bruller prend vie sous nos
yeux, la narration de ses relations humaines
explique en grande partie les convictions
de l'artiste, ses évolutions (dans le sens
d'un renforcement de ses valeurs humanistes),
ses engagements.
On apprend que le petit
Jean a la chance infinie d'être né dans
un milieu familial et social qui lui offre
tous les espoirs présents et à venir. Issu
de la classe bourgeoise, il bénéficie à
la fois de la sécurité matérielle et d'un
réseau relationnel et culturel propice à
sa future carrière d'artiste. A cet aspect
déjà très important se joint l'essentiel:
Jean Bruller peut grandir, se développer
à son rythme d'enfant et s'épanouir, car
il est entouré de parents aimants, équilibrés,
bienveillants. Louis et Ernestine Bruller
sont attentifs à leurs deux enfants, ils
les élèvent avec l'affection que les enfants
sont en droit d'attendre de la part de ceux
qui ne confondent pas dressage et éducation,
laxisme et tolérance.
Certes, le père revêt
aux yeux du jeune enfant une figure jupitérienne
(Alain Riffaud pense certainement à l'un
des dessins du troisième album Un
Homme coupé en tranches),
certes la mère ne parvient pas à exprimer
verbalement ses sentiments au risque d'une
certaine froideur, mais les enfants grandissent
parmi les jeux et les menues bêtises propres
à leur âge, dans une grande sécurité
matérielle, culturelle et affective. Les
lettres du jeune militaire à ses parents,
celles d'une mère fière de son fils adressées
à la famille hongroise, prouvent à quel point
ce contrat de confiance mutuelle et d'amour
est établi depuis des années entre eux.
On
doit suggérer à quel point
ces "nourritures affectives" dont
parle le psychanalyste Boris Cyrulnik sont
déterminantes pour l'épanouissement du jeune Jean
Bruller et le bien-être du futur adulte
qu'il sera. C'est à ce moment qu'Alain Riffaud
aurait pu tisser des liens avec ce qu'il
avance à la page 202. Il montre en effet
que sa notion de rébellion reste abstraite
car trop kantienne (ce en quoi le biographe
a tout à fait raison), puis ajoute:
"Mais
son engagement en 1940 a précédé toute tentative
de théorisation et c'est bien un "instinct
salutaire" qui a soutenu dès le début
de la guerre sa détermination à résister".
Excellente
conclusion à ce chapitre! Néanmoins, pourquoi
Alain Riffaud n'a-t-il pas relié cet "instinct
salutaire" aux conditions d'accueil
du jeune Jean Bruller au sein de sa famille?
D'abord dire que c'est un instinct contredit
toute sa théorisation de la nature forcément
mauvaise de l'homme ab origine. La
raison, les valeurs culturelles et
morales n'ont
certainement pas été un motif suffisant
pour résister. Ensuite, cet instinct, -
cette seconde nature comme un élan naturel
à sauver l'homme du nazisme au nom d'un
idéal -, est peut-être né d'une socialisation
positive dès les premiers mois du petit
Jean, et ce, grâce à son entourage proche.
Alain
Riffaud nomme son dernier chapitre "Vercors
nous parle encore", et j'y reviendrai
plus bas dans cette page. Oui, il a raison,
Vercors nous parle encore sur de nombreux
autres sujets, même par-delà
ce qu'il voulait nous dire et théoriser.
"La dernière chose dont prend
conscience le poisson, c'est de l'eau de
son bocal", dit un proverbe. Vercors
ne s'est pas spécialement révolté contre
cette nature humaine supposée irrémédiablement
mauvaise, par un tour de force prodigieux
et soudain de son esprit. Vercors s'est
révolté durant la Seconde Guerre mondiale,
il a été attentif à l'Homme, parce que,
plus probablement, il a reçu des conditions
affectives et éducatives favorables à l'empathie,
porteuse des valeurs humanistes. J'évoque
cet aspect plus longuement dans ma prochaine
livraison Pourquoi
Vercors s'est-il révolté?.
L'enjeu politique majeur de notre temps,
comme des temps passés, devrait porter sur
la parentalité. Cet enjeu, qu'on qualifierait
de "sociétal", a tout l'air d'entraîner
un enjeu social et humain de première importance.
Alain
Riffaud insiste avec pertinence sur le rôle
majeur de l'Ecole Alsacienne dans l'éducation
et l'instruction de Jean Bruller, dans un
prolongement du rôle parental. Cette
école de formation des élites recrutait
des enseignants aux hautes compétences disciplinaires
et, de tradition protestante, elle prenait
soin de développer l'esprit critique de
ses élèves. Cela explique en grande partie
la rigueur et la droiture de Vercors. Une
autre question me vient donc à l'esprit:
pourquoi, après avoir cité de très nombreux noms
(notamment des noms prestigieux comme Bergson
- dans l'entourage familal -, et Théodore
Monod - camarade de classe avec lequel Vercors
eut une correspondance suivie tout
au long de sa vie -), le biographe ne va-t-il
pas jusqu'à dire que Jean Bruller reçut
une formation philosophique idéaliste à laquelle
il resta rivé dans ses essais même lorsque
sa littérature dément ses conclusions théoriques
(Voir Pourquoi
Vercors s'est-il révolté?)?
Vercors échangea beaucoup avec des
intellectuels placés à la gauche du Christ
(pour reprendre le titre de l'ouvrage A
la gauche du Christ: les chrétiens de gauche
en France de 1945 à nos jours dirigé
par Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel).
Ce n'est pas un hasard, ce n'est pas anodin
vis-à-vis de sa philosophie.
Un
dernier questionnement sur cette partie:
la majorité des anecdotes est signifiante.
On peut se demander l'intérêt d'une ou deux
autres,
par exemple celle concernant la peur du
jeune Jean Bruller de rester un nain.
Cette information était-elle nécessaire?
De plus, j'ai l'impression étrange que deux
styles se chevauchent dans certains passages.
La sobriété et la rigueur du style d'Alain
Riffaud conviennent parfaitement à cette
biographie. C'est pourquoi je suis quelque
peu dubitative face à des exclamations qui
se multiplient lors de la narration de l'enfance
du jeune Jean, et parfois face à certaines façons
de le nommer. A ces (rares) moments, on
se dit que le style n'est plus le même,
que cela lui a été suggéré pour renforcer
l'adhésion de sympathie au personnage Vercors.
Cela n'était pas nécessaire: on sent la
sympathie du biographe pour le sujet, on
le suit naturellement.
Vie amoureuse
Alain Riffaud relate
la vie amoureuse de Vercors: ses émois à
18 ans avec la jeune Stéphanie qui le poursuivra
de manière imaginaire toute son existence;
sa volonté de se marier au moment de son
service militaire; sa vie avec sa première
épouse Jeanne, mère de ses trois fils; sa
vie avec sa seconde épouse Rita.
Il lève le voile sur sa
vie maritale avec ses deux épouses et montre
que la sexualité posait problème à
Vercors: la chair est triste, la sexualité
est largement secondaire. Implicitement,
le biographe contredit les épanchements
intimes que Vercors livrait sans pudeur dans ses
fictions. Comme dit un proverbe chinois,
"quand le sage montre la lune, l'imbécile
regarde le doigt": Vercors ne raconta
pas que la raison du naufrage de son premier
couple relevait d'une mésentente sexuelle,
il regarda dans une autre direction en souhaitant
démontrer que la faute en revenait à sa
femme. Son hypocrisie mensongère, propre au tabou
qu'on lui a inculqué, rend
plus complexe son intransigeance sur la vérité et le mensonge. Alain Riffaud montre les
héritages familiaux: l'incapacité à dire
ses sentiments, l'incroyance, l'héritage
de gauche, etc. Pourquoi ne pas avoir, sur
ce sujet-là, établi également des liens
avec une famille bourgeoise qui tait la
sexualité, en a honte et transmet silencieusement
son tabou à l'enfant Jean Bruller?
Le biographe n'hésite
pas - et il a raison - à évoquer l'idéalisme
amoureux de Vercors qui l'empêchait de penser
sereinement à la chair. Pourquoi n'est-il
pas allé au bout des révélations sur la
fin de son premier couple et sur
la seconde vie de Jeanne? (dont je n'ai
moi-même jamais parlé dans ce site, même
si je connais l'histoire). De plus, il aurait
été encore plus signifiant d'établir des
liens entre l'attitude de Vercors par rapport
à la vie amoureuse et le secret de la constitution
du couple Louis-Ernestine. Alain Riffaud
révèle un lourd secret familial bien gardé
qui concerne les parents. Ce secret de famille
dut constituer un poids moral certain
pour Vercors.
Enfin, il me semble qu'Alain
Riffaud aurait pu davantage montrer le binarisme
simpliste ancré dans l'esprit de Vercors.
En effet, Vercors se méfie de la passion
amoureuse et préfère la camaraderie intellectuelle
avec une femme. De ce fait, il est
évident que Rita était une femme qui lui
convenait plus que Jeanne. Ceci dit, on
se demande comment cet homme enfin
comblé avec Rita put sans cesse d'une part
s'acharner sur sa vie passée (la rancune,
sans aucun doute, mais cela n'explique pas
tout), d'autre part insister sur la sexualité (négative) dans
ses récits. Si son ataraxie corporelle et
le repos de son âme
étaient comblés avec Rita, pourquoi revenir avec
obsession
vers ce qui l'intéressait peu? Il aurait
dû
être dans le bien-être enfin, donc se désintéresser
de cet aspect.
Pour Vercors, la passion
relèverait d'une simple sexualité, alors
que l'amour idéal ne serait que l'expression
des sentiments. Quel simplisme! Toutes
les combinaisons sont possibles dans l'amour,
et, quoi qu'en ait pensé Vercors, la passion
amoureuse peut être à la fois désir et sentiments.
Ce n'est en rien incompatible. Le point
de vue de Vercors serait anecdotique s'il
restait cantonné dans une interprétation
personnelle (même si son impudeur à étaler
sa vie intime me déplait en tant que lectrice). Or, dans sa littérature,
dans la mise en scène des couples, dans
son approche stéréotypée des femmes, Vercors
passe allègrement aux généralités. Rappelons
que Vercors souhaitait écrire une littérature engagée dans
le sens d'une vision générale de l'humain.
Cette généralisation à partir de son existence
personnelle est donc éminemment dangereuse. Alain Riffaud aurait pu, en peu de mots,
souligner les perspectives sociologiques
et philosophiques:
- Vercors a bien raison
de se sentir loin de la liberté sartrienne:
chacun est déterminé par ses origines, même
si celles-ci ne nous conditionnent pas de
façon mécanique et immuable. Son tabou de la sexualité
est une donnée familiale, plus largement
bourgeoise, plus largement celle d'une société.
Apparemment, pour Vercors, cela a été un
moindre mal puisqu'il pouvait se passer
de sexualité sans dégâts pour lui et sans
faire de mal (physique ou psychologique)
à l'autre. Mais a-t-il une réflexion sur
la frustration sexuelle et la misère affective
de ses congénères? Sur leurs conséquences
désastreuses? (comportements aux deux extrêmes
d'un même système: ascétisme
et isolement versus licence mécanique
et superficialité
des relations humaines; comportements gravement
délictueux: perversions sexuelles, viols,
incestes). Vercors se contenta des poncifs
sur la nature de l'homme, de préjugés de
classe.
- Cette approche de la
vie amoureuse n'est qu'une des multiples
parties de
son axe binaire rigide nature-culture. Sa vision
du monde n'est pas le fruit du hasard, encore
une fois. J'ai brocardé sans concessions l'écrivain
à la page Vercors
et le deuxième sexe,
parce qu'il nous parle encore. De quoi?
De ces stéréotypes tenaces facteurs de
discriminations, d'inégalités, d'injustices
et de violences; de cet imaginaire collectif
qui condamne l'humain sans penser que ce
qu'il prend pour les causes pourrait bien
être des conséquences d'un système aporétique.
L'homme
Vercors nous parle encore: de parentalité,
de l'école, de la vie sociale, affective
et sexuelle. Ces enjeux sont à l'heure actuelle
brûlants. Ils sont primordiaux, parce qu'ils
ne se bornent pas au "sociétal".
Ils débordent sur les problématiques sociales,
politiques, humaines. Les intellectuels
réfléchissent beaucoup à l'Homme, à sa nature,
mais trop souvent en le détachant du concret
des conditions d'existence.
L'intellectuel,
le penseur, le double artiste
Alain
Riffaud retrace de manière satisfaisante
le parcours de l'intellectuel engagé: son
imprégnation des valeurs de gauche dès son
jeune âge grâce à un père militant comme
radical-socialiste et libre penseur (l'admiration de
Vercors pour Aristide Briand est compréhensible
de ce fait); son réseau de gauche dans l'entre-deux-guerres
avec des prises de position et des actions
de plus en plus prégnantes; sa Résistance
avec l'édifice des Editions
de Minuit
(doit-on rappeler que peu d'écrivains résistèrent
et que Vercors montra un courage exceptionnel?);
ses liens avec les communistes pendant la
Résistance; son compagnonnage de route avec
le PCF à la Libération jusqu'à son éloignement
après 1957-1958; son engagement dans la guerre
d'Algérie aux côtés de réseaux dissidents
de gauche.
Alain
Riffaud souligne à bon escient le fait que
Vercors ne fut pas toujours à la bonne distance
du PCF. L'écrivain resta fidèle longtemps
à leur combat commun pendant la Seconde
Guerre mondiale, au point d'être aveugle
dans certaines affaires. Il avait également
la place très inconfortable de Président
du CNE.
Craignant une troisième guerre mondiale,
inquiet des tensions des blocs Est-Ouest,
il considéra longtemps que le PCF était
la force politique capable de rivaliser
avec la droite.
Le biographe déclare
que Vercors se retira de la vie publique
à partir de 1957. On pourrait nuancer: en
plus de son engagement en faveur de l'indépendance
de l'Algérie, il monta aux tribunes pour
dénoncer la guerre du Vietnam. On aurait
aimé des précisions. En l'année 1968, il
envoya une lettre solennelle au Général
De Gaulle pour que celui-ci entende la jeunesse
qui, selon Vercors, refusait le consumérisme
de type américain. Il se rendit dans les
usines en mai-juin 1968. Une interrogation:
pourquoi ne pas avoir évoqué sa vision du
capitalisme? Sauf erreur de ma part, c'est
un mot qui n'apparaît pas sous la plume
du biographe.
Vercors ne s'éloigna pas
toujours de la vie publique en se retirant
dans son Moulin des Iles ou en partant fréquemment
en voyage. Il acccompagna aussi
l'action de Foucault et du GIP
(Groupe d'informations sur les prisons)
par la création d'une association complémentaire.
Il en fut nommé Président et fut actif
auprès des tribunaux.
L'aspect le plus difficile
à aborder était sans doute les concepts
philosophiques de Jean Bruller-Vercors,
ainsi que leur traduction artistique et
littéraire. Alain Riffaud avait bien conscience
qu'il s'adressait à un public large. Il
a trouvé les explications mesurées
et clairement compréhensibles de tous. Sans
parler du matérialisme, il ne renonce pas
pour autant à dire que la quête de Vercors
portait sur la façon dont l'esprit humain
avait pu surgir de la matière, à souligner
que les relations entre le corps et l'esprit
intriguèrent fortement un écrivain qui termina
son existence en revenant sur le sujet dans
son dernier récit à peine achevé, Le
Commandant du Prométhée. Sans parler
d'idéalisme, le biographe conclut que l'éthique
du penseur échoua à cause de son caractère
trop abstrait. Héritier de Kant il fut,
héritier de Kant il resta. C'était peut-être
un obstacle majeur quand l'écrivain voulait
bâtir une éthique à la Spinoza (un nom étrangement
absent de cette biographie).
Par
son entourage, par l'école, Vercors baigna
dans de puissants courants philosophiques,
parfois antinomiques. Dans son cercle familial
et relationnel, il combina très tôt le rationalisme
(positiviste?), l'idéalisme qui imprégnait
fortement et majoritairement ses études,
le matérialisme des sciences.
Alain
Riffaud nous fait comprendre que toutes
ses connaissances furent mises au service
d'une réflexion sur l'Homme, sa spécificité,
sa dignité, les valeurs humanistes que cela
engendre. Il rappelle que Vercors percevait
dans la lutte contre nos ignorances
un puissant processus d'humanisation. Oui,
mais l'humanisation est aussi dans le relationnel.
Dans le rationnel, certes, mais aussi dans
l'émotionnel. Couper raison et passion,
raison et émotion, bref dualiser comme Vercors
le faisait systématiquement, c'est probablement
ne regarder que la moitié de l'humanité
en l'homme. Jean Bruller-Vercors avait toujours
tendance à remonter à l'Homme
en regardant les relations conflictuelles
des hommes concrets comme la cause d'une
nature mauvaise. Pourquoi refuser d'interroger
ce fait comme une conséquence d'aliénations
dues à un système donné, à des structures
et/ou des pratiques d'une génération à une
autre? Pourquoi refuser de voir que le conflit
n'est pas le seul mode de relation humaine?
Jean
Bruller se trouva acculé à prendre en compte
d'autres données après le 6 février 1934.
Il intitula son chapitre de La
Danse des vivants
"Rien
n'est perdu". J'évoque cette évolution
de son anthropologie à
cette page.
Il accompagna ce Relevé trimestriel de l'argument
suivant:
Le dessinateur
"se refuse à croire définitive la
victoire des méchants, puisque le plus méchant
porte en lui tel élément de bonté, et le
plus médiocre tel élément de grandeur, que
dans son état actuel la Société humaine
étouffe, mais auxquels un Progrès digne
de ce nom doit permettre de fleurir".
Jean
Bruller fut ébranlé par les émeutes antiparlementaires
de ce mois de février 1934, il écouta des
discours marxistes et le traduisit dans
l'Argument ci-dessus dans un mixte avec
sa pensée idéaliste, il commença à mettre
son crayon au service d'un rassemblement
antifasciste des gauches. Il historicisa
ses concepts, même si, après guerre, il
revint, Kant à l'appui, à son obsession
première de l'homme qui doit se réformer
et s'améliorer (son fameux concept de rébellion
de l'homme contre lui-même) pour que la
société change et que l'humanité progresse.
La rhétorique chrétienne n'est jamais loin
dans les concepts de Vercors.
Alain Riffaud se dirige
vers ce concept aux imprégnations religieuses.
Parlant de ce chapitre "Rien n'est
perdu" de La
Danse des vivants,
il ajoute:
"[...]
le dernier chapitre se colore d'une note
optimiste en suggérant la possibilité pour
l'homme d'espérer, de s'amender, de se surpasser"(page
39).
S'amender?
Rédemption, confessions et péché originel
ne sont pas loin... Ce sera mon désacord
avec le biographe qui n'a pas historicisé
le chapitre et contextualisé cette réaction
artistique de Jean Bruller avec l'accélération
des rencontres actives de son réseau de
sociabilité. Il faut dire que Vercors distille
dans Cent
ans d'Histoire de France
quelques
éléments épars comme s'ils n'avaient pas d'importance,
alors que sa révolution mentale est déjà
en marche (Voir mon étude poussée et mes
recherches dans un article à paraître à
l'automne 2014 dans l'ouvrage collectif
La gauche des années 30, aux PUR).
S'amender?
Regardons attentivement ces cinq dessins
que je décris en ce
point précis de cette page.
Ce "marchand de canons" et ce
"multimillionnaire" s'amendent
à peu de frais quand ils s'adonnent avec
plaisir à la musique
ou à la contemplation des premières pousses
de la nature! Eux en ont les possibilités.
Et pourquoi ces gens de condition
très modeste comme "le larbin"
et "l'aide-comptable" auraient-ils
à s'amender d'une situation sociale et professionnelle
qui les aliène parce qu'ils sont nés du
mauvais côté de la barrière sociale?
Espérer
avoir une vie meilleure et agir pour cela,
se surpasser, oui l'homme le peut, c'est
la noblesse de l'homme, et c'est son tragique
quand les conditions d'existence concrètes
et le système éducatif et social ne lui
offrent pas les moyens d'accéder à
cette noblesse. Mais s'amender d'une supposée
faute originelle, non. On a assez flagellé
l'homme, et on lui a assez demandé de s'auto-flageller
pendant des millénaires.
Jean
Bruller-Vercors se focalisa sur l'être dans
une dimension fixiste, il oubliait trop
le devenir de l'homme. Alain Riffaud note
que Vercors était conscient de mal décrire
le milieu ouvrier, contrairement à Louis
Guilloux, cet écrivain qui vécut ce
milieu de l'intérieur. Vercors savait à
quel point la société pétrifie et avilie
l'humanité dans l'homme. Il n'arriva pas
néanmoins à se libérer des leçons qu'on
lui avait apprises très jeune sur la nature
humaine, trop souvent hors de toute prise
en compte des incidences concrètes expliquant
les racines de la violence. Mais l'on pourrait
tout autant faire la genèse de ces écrivains
tous peu ou prou issus d'un milieu aux mêmes
habitus afin de saisir les raisons de
leur vision du monde. Penser à l'homme/aux
hommes au berceau de l'humanité, c'est
passionnant et instructif quand on ne fait
pas une lecture erronée et partielle de
Darwin. Penser à l'homme/ aux hommes dès
son/ leur berceau, c'est tout aussi passionnant
et instructif pour comprendre le penchant que l'on donne
à la nature humaine.
Oui,
Vercors
nous parle encore
Alain
Riffaud termine sa biographie par un court
chapitre qu'il intitule "Vercors nous
parle encore". En cinq pages excellentes,
il démontre brillamment que la pensée de
Vercors est encore d'actualité. Alain Riffaud
s'engage dans ces petites pages pleines de
profondeur consacrées à la grave crise actuelle de
l'Union européenne, à la responsabilité
de nos "élites" acoquinées avec
les milieux de la haute finance, au dangereux vacillement démocratique
qui en résulte.
Je ne dévoile pas davantage ces pages qui
ont la saveur d'un cri de révolte à ce que les medias mainstream et
les politiques nous présentent comme un
horizon indépassable. Découvrez-les en lisant
cette biographie.
Alain
Riffaud puise ses références dans des analyses
de "Jean-Pierre Chevènement, Marie-France
Garaud, Marcel Gauchet, Jean-Luc Gréau,
Jacques Sapir et Emmanuel Todd".
Je pense qu'on peut poursuivre ce débat
en lisant les analyses de Frédéric Lordon, d'Olivier
Berruyer, de Paul Jorion.
Prolongements
Alain
Riffaud semble avoir trouvé une équipe éditoriale
qui lui convient. J'espère que le catalogue
de Portaparole s'enrichira d'autres textes
de Vercors afin que le grand public le découvre
à sa juste valeur.
Seulement,
ce ne sera pas suffisant. Alain Riffaud
doit s'adresser à un public savant, celui
de son milieu universitaire qui est le
mieux placé pour donner toute la légitimité
que Vercors mérite. Son travail est isolé
dans son milieu. Une biographie savante
s'avère nécessaire pour franchir ce pas
décisif et urgent. Une biographie savante
qu'Alain Riffaud rédigerait pour répondre
à toutes les interrogations que sa biographie
synthétique soulève. Sinon, Vercors risque
de sombrer encore une fois dans l'oubli
et de rester définitivement l'homme du silence.
Article
mis en ligne le 9 avril 2014.
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