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A propos de la biographie

Vercors l'homme du silence

Préambule

Pourquoi il faut lire cette biographie

Ma démarche

L'homme

Bonheurs d'enfance: vie familiale et école

Vie amoureuse

L'intellectuel, le penseur, le double artiste

Oui,Vercors nous parle encore

Prolongements

 

Préambule

Vient de sortir une biographie écrite par Alain Riffaud, Vercors l'homme du silence (Rome, Portaparole, février 2014). Les Editions Portaparole s'illustrent depuis quelques années dans la diffusion de l'oeuvre du double artiste: Le Commandant du Prométhée (2009), 21 Recettes pratiques de mort violente (2010), Le Mariage de Monsieur Lakonik (2011), Frisemouche fait de l'auto (2011), Les Propos de Sam Howard recueillis par Joë Mab (2011).

Pourquoi il faut lire cette biographie

Cette biographie d'une centaine de pages synthétise de façon très satisfaisante la vie et la carrière de Jean Bruller-Vercors. Tout simplement parce qu'Alain Riffaud est le spécialiste universitaire de l'écrivain. Aussi a-t-il lu dans leur intégralité les écrits de ce double artiste. Non seulement les écrits publiés que chacun a la possibilité de se procurer (neuf ou d'occasion), mais également tous les manuscrits à l'heure actuelle inédits dont j'ai moi-même bénéficié en cours de doctorat, puisqu'ils sont rassemblés dans un fonds Vercors, désormais déposé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet à Paris (5e arrondissement).

Alain Riffaud a pu compléter ses connaissances sur Vercors grâce à la correspondance croisée que j'ai mise au jour lors de ma thèse (dont il a été le directeur de recherches) et à l'exploitation que j'en ai faite. Des informations, qu'on découvre dans la biographie, ne sont visibles que dans les lettres archivées de l'écrivain. Encore maintenant, il est une des rares personnes à accéder à la base de données que j'ai mise en place pour conserver, étudier, croiser les 3375 documents.

Enfin, Alain Riffaud connaît les trois fils de Vercors. Dans sa biographie, il nous renseigne ainsi sur de nombreux détails de la vie privée que l'artiste, quoique féru d'épanchements autobiographiques dans ses dessins et ses fictions, a préféré taire. Certaines révélations viennent renforcer les explications sur la personnalité et les choix de l'écrivain; d'autres sont particulièrement bienvenues pour retracer son parcours avec minutie et finesse. Peut-être certains lecteurs ne seront-ils pas intéressés par ces nombreux renseignements de l'ordre du factuel. Moi, j'avoue être particulièrement sensible à ces informations précises et minutieuses.

Ecrire une biographie, qui plus est d'un parcours foisonnant et riche, s'avère un exercice très délicat, surtout quand il faut le retranscrire en une petite centaine de pages. Qu'un biographe réunisse tous ces atouts est un gage de sérieux et de hautes compétences interprétatives. Il possède la hauteur nécessaire pour extraire la quintessence d'une existence et d'une carrière, ou, si je puis dire, leur "substantifique moëlle".

Depuis une dizaine d'années, il existe des rééditions, en particulier en direction du milieu scolaire, avec préfaces et/ou dispositifs pédagogiques autour de l'oeuvre. Ces travaux, pourtant corrects globalement, fourmillent d'oublis, d'approximations, voire parfois de contresens fâcheux. Si les recherches sur Vercors étaient largement développées, ce caractère fâcheux serait limité. Mais il faut se souvenir que les études et éditions sur Vercors restent encore très confidentielles. Chaque approximation ou erreur inscrit alors un contresens durable, nuisible à une approche pertinente de son univers. Aussi cette biographie constitue-t-elle un socle solide pour appréhender au mieux l'homme et l'oeuvre.

 

Ma démarche

De ce qui précède, on comprendra qu'il est utile de lire cette biographie. C'est le fil conducteur de mon propos. Ma démarche consiste donc à donner toutes les raisons favorables à sa lecture. Mon texte n'est pas calqué sur le modèle institutionnel. D'autres écriront sur ce modèle  bien mieux que moi.

Je ne m'aventurerai pas dans une réflexion sur le travail du biographe, ses moyens et ses écueils, les types d'approche des biographies, etc. Ces réflexions hautement savantes, propres au milieu universitaire, sont passionnantes. Mais mon site n'est pas institutionnel et ne prétend pas débrouiller les problèmes nombreux de cette "illusion biographique". Et je ne perds pas de vue la démarche première d'Alain Riffaud à laquelle je souscris: faire connaître le plus honnêtement possible Vercors à un large public, déclencher l'envie d'aller lire son œuvre en exerçant sur cette dernière son propre esprit critique.

Il est évident que le biographe écrit sur Vercors avec empathie, que ce qu'il appprécie "c'est le livre bien sûr mais c'est autant l'auteur derrière le livre" (citation d'un manuscrit inédit de Vercors, mise en exergue dans la biographie). Toutefois, cela ne l'empêche pas de prendre de temps en temps de la distance, d'émettre quelques réserves et critiques salvatrices.

Sur certains points (positifs comme négatifs), nous le verrons dans cette page, il ne me semble pas aller assez loin. Il ne noue pas ensemble certains fils, qu'il distille pourtant dans son texte, alors qu'ils sont susceptibles de parfaire le portrait. Au-delà des compliments donc, je pointe ce que j'estime être des manques, des oublis que je questionne. Je ne le présente pas comme une critique rédhibitoire. C'est une démarche non constructive, hélas trop largement répandue. Je le présente plutôt comme des interrogations, ce que Vercors considérait être le propre de l'homme.

Je montrerai aussi un désaccord interprétatif: il s'agit d'une ligne de la biographie, en contresens, ce me semble, avec le projet de Jean Bruller même s'il y a un résidu commun entre l'artiste et le biographe. C'est, à mon sens, une surimpression subjective pour laquelle je ne suis pas en accord autant professionnellement que personnellement.

Si vous souhaitez une critique positive plus succincte de la biographie d'Alain Riffaud, rendez-vous sur  cette page de l'un des blogs de Médiapart.

 

L'homme

Bonheurs d'enfance: vie familiale et école

Selon moi, le récit qu'Alain Riffaud fait de l'homme Jean Bruller-Vercors est le plus réussi. Non seulement parce qu'il livre les informations les plus minutieuses sur son existence familiale, amoureuse et amicale, mais aussi parce qu'il est animé, alerte. Jean Bruller prend vie sous nos yeux, la narration de ses relations humaines explique en grande partie les convictions de l'artiste, ses évolutions (dans le sens d'un renforcement de ses valeurs humanistes), ses engagements.

On apprend que le petit Jean a la chance infinie d'être né dans un milieu familial et social qui lui offre tous les espoirs présents et à venir. Issu de la classe bourgeoise, il bénéficie à la fois de la sécurité matérielle et d'un réseau relationnel et culturel propice à sa future carrière d'artiste. A cet aspect déjà très important se joint l'essentiel: Jean Bruller peut grandir, se développer à son rythme d'enfant et s'épanouir, car il est entouré de parents aimants, équilibrés, bienveillants. Louis et Ernestine Bruller sont attentifs à leurs deux enfants, ils les élèvent avec l'affection que les enfants sont en droit d'attendre de la part de ceux qui ne confondent pas dressage et éducation, laxisme et tolérance.

Certes, le père revêt aux yeux du jeune enfant une figure jupitérienne (Alain Riffaud pense certainement à l'un des dessins du troisième album Un Homme coupé en tranches), certes la mère ne parvient pas à exprimer verbalement ses sentiments au risque d'une certaine froideur, mais les enfants grandissent parmi les jeux et les menues bêtises propres à leur âge, dans une grande sécurité matérielle, culturelle et affective. Les lettres du jeune militaire à ses parents, celles d'une mère fière de son fils adressées à la famille hongroise, prouvent à quel point ce contrat de confiance mutuelle et d'amour est établi depuis des années entre eux.

On doit suggérer à quel point ces "nourritures affectives" dont parle le psychanalyste Boris Cyrulnik sont déterminantes pour l'épanouissement du jeune Jean Bruller et le bien-être du futur adulte qu'il sera. C'est à ce moment qu'Alain Riffaud aurait pu tisser des liens avec ce qu'il avance à la page 202. Il montre en effet que sa notion de rébellion reste abstraite car trop kantienne (ce en quoi le biographe a tout à fait raison), puis ajoute:

"Mais son engagement en 1940 a précédé toute tentative de théorisation et c'est bien un "instinct salutaire" qui a soutenu dès le début de la guerre sa détermination à résister".

Excellente conclusion à ce chapitre! Néanmoins, pourquoi Alain Riffaud n'a-t-il pas relié cet "instinct salutaire" aux conditions d'accueil du jeune Jean Bruller au sein de sa famille? D'abord dire que c'est un instinct contredit toute sa théorisation de la nature forcément mauvaise de l'homme ab origine. La raison, les valeurs culturelles  et morales n'ont certainement pas été un motif suffisant pour résister. Ensuite, cet instinct, - cette seconde nature comme un élan naturel à sauver l'homme du nazisme au nom d'un idéal -, est peut-être né d'une socialisation positive dès les premiers mois du petit Jean, et ce, grâce à son entourage proche.

Alain Riffaud nomme son dernier chapitre "Vercors nous parle encore", et j'y reviendrai plus bas dans cette page. Oui, il a raison, Vercors nous parle encore sur de nombreux autres sujets, même par-delà ce qu'il voulait nous dire et théoriser. "La dernière chose dont prend conscience le poisson, c'est de l'eau de son bocal", dit un proverbe. Vercors ne s'est pas spécialement révolté contre cette nature humaine supposée irrémédiablement mauvaise, par un tour de force prodigieux et soudain de son esprit. Vercors s'est révolté durant la Seconde Guerre mondiale, il a été attentif à l'Homme, parce que, plus probablement, il a reçu des conditions affectives et éducatives favorables à l'empathie, porteuse des valeurs humanistes. J'évoque cet aspect plus longuement dans ma prochaine livraison Pourquoi Vercors s'est-il révolté?. L'enjeu politique majeur de notre temps, comme des temps passés, devrait porter sur la parentalité. Cet enjeu, qu'on qualifierait de "sociétal", a tout l'air d'entraîner un enjeu social et humain de première importance.

Alain Riffaud insiste avec pertinence sur le rôle majeur de l'Ecole Alsacienne dans l'éducation et l'instruction de Jean Bruller, dans un prolongement du rôle parental. Cette école de formation des élites recrutait des enseignants aux hautes compétences disciplinaires et, de tradition protestante, elle prenait soin de développer l'esprit critique de ses élèves. Cela explique en grande partie la rigueur et la droiture de Vercors. Une autre question me vient donc à l'esprit: pourquoi, après avoir cité de très nombreux noms (notamment des noms prestigieux comme Bergson - dans l'entourage familal -, et Théodore Monod - camarade de classe avec lequel Vercors eut une correspondance suivie tout au long de sa vie -), le biographe ne va-t-il pas jusqu'à dire que Jean Bruller reçut une formation philosophique idéaliste à laquelle il resta rivé dans ses essais même lorsque sa littérature dément ses conclusions théoriques (Voir Pourquoi Vercors s'est-il révolté?)? Vercors échangea beaucoup avec des intellectuels placés à la gauche du Christ (pour reprendre le titre de l'ouvrage A la gauche du Christ: les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours dirigé par Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel). Ce n'est pas un hasard, ce n'est pas anodin vis-à-vis de sa philosophie.

Un dernier questionnement sur cette partie: la majorité des anecdotes est signifiante. On peut se demander l'intérêt d'une ou deux autres, par exemple celle concernant la peur du jeune Jean Bruller de rester un nain. Cette information était-elle nécessaire? De plus, j'ai l'impression étrange que deux styles se chevauchent dans certains passages. La sobriété et la rigueur du style d'Alain Riffaud conviennent parfaitement à cette biographie. C'est pourquoi je suis quelque peu dubitative face à des exclamations qui se multiplient lors de la narration de l'enfance du jeune Jean, et parfois face à certaines façons de le nommer. A ces (rares) moments, on se dit que le style n'est plus le même, que cela lui a été suggéré pour renforcer l'adhésion de sympathie au personnage Vercors. Cela n'était pas nécessaire: on sent la sympathie du biographe pour le sujet, on le suit naturellement.

Vie amoureuse

Alain Riffaud relate la vie amoureuse de Vercors: ses émois à 18 ans avec la jeune Stéphanie qui le poursuivra de manière imaginaire toute son existence; sa volonté de se marier au moment de son service militaire; sa vie avec sa première épouse Jeanne, mère de ses trois fils; sa vie avec sa seconde épouse Rita.

Il lève le voile sur sa vie maritale avec ses deux épouses et montre que la sexualité posait problème à Vercors: la chair est triste, la sexualité est largement secondaire. Implicitement, le biographe contredit les épanchements intimes que Vercors livrait sans pudeur dans ses fictions. Comme dit un proverbe chinois, "quand le sage montre la lune, l'imbécile regarde le doigt": Vercors ne raconta pas que la raison du naufrage de son premier couple relevait d'une mésentente sexuelle, il regarda dans une autre direction en souhaitant démontrer que la faute en revenait à sa femme. Son hypocrisie mensongère, propre au tabou qu'on lui a inculqué, rend plus complexe son intransigeance sur la vérité et le mensonge. Alain Riffaud montre les héritages familiaux: l'incapacité à dire ses sentiments, l'incroyance, l'héritage de gauche, etc. Pourquoi ne pas avoir, sur ce sujet-là, établi également des liens avec une famille bourgeoise qui tait la sexualité, en a honte et transmet silencieusement son tabou à l'enfant Jean Bruller?

Le biographe n'hésite pas - et il a raison - à évoquer l'idéalisme amoureux de Vercors qui l'empêchait de penser sereinement à la chair. Pourquoi n'est-il pas allé au bout des révélations sur la fin de son premier couple et sur la seconde vie de Jeanne? (dont je n'ai moi-même jamais parlé dans ce site, même si je connais l'histoire). De plus, il aurait été encore plus signifiant d'établir des liens entre l'attitude de Vercors par rapport à la vie amoureuse et le secret de la constitution du couple Louis-Ernestine. Alain Riffaud révèle un lourd secret familial bien gardé qui concerne les parents. Ce secret de famille dut constituer un poids moral certain pour Vercors.

Enfin, il me semble qu'Alain Riffaud aurait pu davantage montrer le binarisme simpliste ancré dans l'esprit de Vercors. En effet, Vercors se méfie de la passion amoureuse et préfère la camaraderie intellectuelle avec une femme. De ce fait, il est évident que Rita était une femme qui lui convenait plus que Jeanne. Ceci dit, on se demande comment cet homme enfin comblé avec Rita put sans cesse d'une part s'acharner sur sa vie passée (la rancune, sans aucun doute, mais cela n'explique pas tout), d'autre part insister sur la sexualité (négative) dans ses récits. Si son ataraxie corporelle et le repos de son âme étaient comblés avec Rita, pourquoi revenir avec obsession vers ce qui l'intéressait peu? Il aurait dû être dans le bien-être enfin, donc se désintéresser de cet aspect.

Pour Vercors, la passion relèverait d'une simple sexualité, alors que l'amour idéal ne serait que l'expression des sentiments. Quel simplisme! Toutes les combinaisons sont possibles dans l'amour, et, quoi qu'en ait pensé Vercors, la passion amoureuse peut être à la fois désir et sentiments. Ce n'est en rien incompatible. Le point de vue de Vercors serait anecdotique s'il restait cantonné dans une interprétation personnelle (même si son impudeur à étaler sa vie intime me déplait en tant que lectrice). Or, dans sa littérature, dans la mise en scène des couples, dans son approche stéréotypée des femmes, Vercors passe allègrement aux généralités. Rappelons que Vercors souhaitait écrire une littérature engagée dans le sens d'une vision générale de l'humain. Cette généralisation à partir de son existence personnelle est donc éminemment dangereuse. Alain Riffaud aurait pu, en peu de mots, souligner les perspectives sociologiques et philosophiques:

- Vercors a bien raison de se sentir loin de la liberté sartrienne: chacun est déterminé par ses origines, même si celles-ci ne nous conditionnent pas de façon mécanique et immuable. Son tabou de la sexualité est une donnée familiale, plus largement bourgeoise, plus largement celle d'une société. Apparemment, pour Vercors, cela a été un moindre mal puisqu'il pouvait se passer de sexualité sans dégâts pour lui et sans faire de mal (physique ou psychologique) à l'autre. Mais a-t-il une réflexion sur la frustration sexuelle et la misère affective de ses congénères? Sur leurs conséquences désastreuses? (comportements aux deux extrêmes d'un même système: ascétisme et isolement versus licence mécanique et superficialité des relations humaines; comportements gravement délictueux: perversions sexuelles, viols, incestes). Vercors se contenta des poncifs sur la nature de l'homme, de préjugés de classe.

- Cette approche de la vie amoureuse n'est qu'une des multiples parties de son axe binaire rigide nature-culture. Sa vision du monde n'est pas le fruit du hasard, encore une fois. J'ai brocardé sans concessions l'écrivain à la page Vercors et le deuxième sexe, parce qu'il nous parle encore. De quoi? De ces stéréotypes tenaces facteurs de  discriminations, d'inégalités, d'injustices et de violences; de cet imaginaire collectif qui condamne l'humain sans penser que ce qu'il prend pour les causes pourrait bien être des conséquences d'un système aporétique.

L'homme Vercors nous parle encore: de parentalité, de l'école, de la vie sociale, affective et sexuelle. Ces enjeux sont à l'heure actuelle brûlants. Ils sont primordiaux, parce qu'ils ne se bornent pas au "sociétal". Ils débordent sur les problématiques sociales, politiques, humaines. Les intellectuels réfléchissent beaucoup à l'Homme, à sa nature, mais trop souvent en le détachant du concret des conditions d'existence.

 

L'intellectuel, le penseur, le double artiste

Alain Riffaud retrace de manière satisfaisante le parcours de l'intellectuel engagé: son imprégnation des valeurs de gauche dès son jeune âge grâce à un père militant comme radical-socialiste et libre penseur (l'admiration de Vercors pour Aristide Briand est compréhensible de ce fait); son réseau de gauche dans l'entre-deux-guerres avec des prises de position et des actions de plus en plus prégnantes; sa Résistance avec l'édifice des Editions de Minuit (doit-on rappeler que peu d'écrivains résistèrent et que Vercors montra un courage exceptionnel?); ses liens avec les communistes pendant la Résistance; son compagnonnage de route avec le PCF à la Libération jusqu'à son éloignement après 1957-1958; son engagement dans la guerre d'Algérie aux côtés de réseaux dissidents de gauche.

Alain Riffaud souligne à bon escient le fait que Vercors ne fut pas toujours à la bonne distance du PCF. L'écrivain resta fidèle longtemps à leur combat commun pendant la Seconde Guerre mondiale, au point d'être aveugle dans certaines affaires. Il avait également la place très inconfortable de Président du CNE. Craignant une troisième guerre mondiale, inquiet des tensions des blocs Est-Ouest, il considéra longtemps que le PCF était la force politique capable de rivaliser avec la droite.

Le biographe déclare que Vercors se retira de la vie publique à partir de 1957. On pourrait nuancer: en plus de son engagement en faveur de l'indépendance de l'Algérie, il monta aux tribunes pour dénoncer la guerre du Vietnam. On aurait aimé des précisions. En l'année 1968, il envoya une lettre solennelle au Général De Gaulle pour que celui-ci entende la jeunesse qui, selon Vercors, refusait le consumérisme de type américain. Il se rendit dans les usines en mai-juin 1968. Une interrogation: pourquoi ne pas avoir évoqué sa vision du capitalisme? Sauf erreur de ma part, c'est un mot qui n'apparaît pas sous la plume du biographe.

Vercors ne s'éloigna pas toujours de la vie publique en se retirant dans son Moulin des Iles ou en partant fréquemment en voyage.  Il acccompagna aussi l'action de Foucault et du GIP (Groupe d'informations sur les prisons) par la création d'une association complémentaire. Il en fut nommé Président et fut actif auprès des tribunaux.

L'aspect le plus difficile à aborder était sans doute les concepts philosophiques de Jean Bruller-Vercors, ainsi que leur traduction artistique et littéraire. Alain Riffaud avait bien conscience qu'il s'adressait à un public large. Il a trouvé les explications mesurées et clairement compréhensibles de tous. Sans parler du matérialisme, il ne renonce pas pour autant à dire que la quête de Vercors portait sur la façon dont l'esprit humain avait pu surgir de la matière, à souligner que les relations entre le corps et l'esprit intriguèrent fortement un écrivain qui termina son existence en revenant sur le sujet dans son dernier récit à peine achevé, Le Commandant du Prométhée. Sans parler d'idéalisme, le biographe conclut que l'éthique du penseur échoua à cause de son caractère trop abstrait. Héritier de Kant il fut, héritier de Kant il resta. C'était peut-être un obstacle majeur quand l'écrivain voulait bâtir une éthique à la Spinoza (un nom étrangement absent de cette biographie).

Par son entourage, par l'école, Vercors baigna dans de puissants courants philosophiques, parfois antinomiques. Dans son cercle familial et relationnel, il combina très tôt le rationalisme (positiviste?), l'idéalisme qui imprégnait fortement et majoritairement ses études, le matérialisme des sciences.

Alain Riffaud nous fait comprendre que toutes ses connaissances furent mises au service d'une réflexion sur l'Homme, sa spécificité, sa dignité, les valeurs humanistes que cela engendre. Il rappelle que Vercors percevait dans la lutte contre nos ignorances un puissant processus d'humanisation. Oui, mais l'humanisation est aussi dans le relationnel. Dans le rationnel, certes, mais aussi dans l'émotionnel. Couper raison et passion, raison et émotion, bref dualiser comme Vercors le faisait systématiquement, c'est probablement ne regarder que la moitié de l'humanité en l'homme. Jean Bruller-Vercors avait toujours tendance à remonter à l'Homme en regardant les relations conflictuelles des hommes concrets comme la cause d'une nature mauvaise. Pourquoi refuser d'interroger ce fait comme une conséquence d'aliénations dues à un système donné, à des structures et/ou des pratiques d'une génération à une autre? Pourquoi refuser de voir que le conflit n'est pas le seul mode de relation humaine?

Jean Bruller se trouva acculé à prendre en compte d'autres données après le 6 février 1934. Il intitula son chapitre de La Danse des vivants "Rien n'est perdu". J'évoque cette évolution de son anthropologie à cette page. Il accompagna ce Relevé trimestriel de l'argument suivant:

Le dessinateur "se refuse à croire définitive la victoire des méchants, puisque le plus méchant porte en lui tel élément de bonté, et le plus médiocre tel élément de grandeur, que dans son état actuel la Société humaine étouffe, mais auxquels un Progrès digne de ce nom doit permettre de fleurir".

Jean Bruller fut ébranlé par les émeutes antiparlementaires de ce mois de février 1934, il écouta des discours marxistes et le traduisit dans l'Argument ci-dessus dans un mixte avec sa pensée idéaliste, il commença à mettre son crayon au service d'un rassemblement antifasciste des gauches. Il historicisa ses concepts, même si, après guerre, il revint, Kant à l'appui, à son obsession première de l'homme qui doit se réformer et s'améliorer (son fameux concept de rébellion de l'homme contre lui-même) pour que la société change et que l'humanité progresse. La rhétorique chrétienne n'est jamais loin dans les concepts de Vercors.

Alain Riffaud se dirige vers ce concept aux imprégnations religieuses. Parlant de ce chapitre "Rien n'est perdu" de La Danse des vivants, il ajoute:

"[...] le dernier chapitre se colore d'une note optimiste en suggérant la possibilité pour l'homme d'espérer, de s'amender, de se surpasser"(page 39).

S'amender? Rédemption, confessions et péché originel ne sont pas loin... Ce sera mon désacord avec le biographe qui n'a pas historicisé le chapitre et contextualisé cette réaction artistique de Jean Bruller avec l'accélération des rencontres actives de son réseau de sociabilité. Il faut dire que Vercors distille dans Cent ans d'Histoire de France quelques éléments épars comme s'ils n'avaient pas d'importance, alors que sa révolution mentale est déjà en marche (Voir mon étude poussée et mes recherches dans un article à paraître à l'automne 2014 dans l'ouvrage collectif La gauche des années 30, aux PUR).

S'amender? Regardons attentivement ces cinq dessins que je décris en ce point précis de cette page. Ce "marchand de canons" et ce "multimillionnaire" s'amendent à peu de frais quand ils s'adonnent avec plaisir à la musique ou à la contemplation des premières pousses de la nature! Eux en ont les possibilités. Et pourquoi ces gens de condition très modeste comme "le larbin" et "l'aide-comptable" auraient-ils à s'amender d'une situation sociale et professionnelle qui les aliène parce qu'ils sont nés du mauvais côté de la barrière sociale?

Espérer avoir une vie meilleure et agir pour cela, se surpasser, oui l'homme le peut, c'est la noblesse de l'homme, et c'est son tragique quand les conditions d'existence concrètes et le système éducatif et social ne lui offrent pas les moyens d'accéder à cette noblesse. Mais s'amender d'une supposée faute originelle, non. On a assez flagellé l'homme, et on lui a assez demandé de s'auto-flageller pendant des millénaires.

Jean Bruller-Vercors se focalisa sur l'être dans une dimension fixiste, il oubliait trop le devenir de l'homme. Alain Riffaud note que Vercors était conscient de mal décrire le milieu ouvrier, contrairement à Louis Guilloux, cet écrivain qui vécut ce milieu de l'intérieur. Vercors savait à quel point la société pétrifie et avilie l'humanité dans l'homme. Il n'arriva pas néanmoins à se libérer des leçons qu'on lui avait apprises très jeune sur la nature humaine, trop souvent hors de toute prise en compte des incidences concrètes expliquant les racines de la violence. Mais l'on pourrait tout autant faire la genèse de ces écrivains tous peu ou prou issus d'un milieu aux mêmes habitus afin de saisir les raisons de leur vision du monde. Penser à l'homme/aux hommes au berceau de l'humanité, c'est passionnant et instructif quand on ne fait pas une lecture erronée et partielle de Darwin. Penser à l'homme/ aux hommes dès son/ leur berceau, c'est tout aussi passionnant et instructif pour comprendre le penchant que l'on donne à la nature humaine.

 

Oui, Vercors nous parle encore

Alain Riffaud termine sa biographie par un court chapitre qu'il intitule "Vercors nous parle encore". En cinq pages excellentes, il démontre brillamment que la pensée de Vercors est encore d'actualité. Alain Riffaud s'engage dans ces petites pages pleines de profondeur consacrées à la grave crise actuelle de l'Union européenne, à la responsabilité de nos "élites" acoquinées avec les milieux de la haute finance, au dangereux vacillement démocratique qui en résulte. Je ne dévoile pas davantage ces pages qui ont la saveur d'un cri de révolte à ce que les medias mainstream et les politiques nous présentent comme un horizon indépassable. Découvrez-les en lisant cette biographie.

Alain Riffaud puise ses références dans des analyses de "Jean-Pierre Chevènement, Marie-France Garaud, Marcel Gauchet, Jean-Luc Gréau, Jacques Sapir et Emmanuel Todd". Je pense qu'on peut poursuivre ce débat en lisant les analyses de Frédéric Lordon, d'Olivier Berruyer, de Paul Jorion.

Prolongements

Alain Riffaud semble avoir trouvé une équipe éditoriale qui lui convient. J'espère que le catalogue de Portaparole s'enrichira d'autres textes de Vercors afin que le grand public le découvre à sa juste valeur.

Seulement, ce ne sera pas suffisant. Alain Riffaud doit s'adresser à un public savant, celui de son milieu universitaire qui est le mieux placé pour donner toute la légitimité que Vercors mérite. Son travail est isolé dans son milieu. Une biographie savante s'avère nécessaire pour franchir ce pas décisif et urgent. Une biographie savante qu'Alain Riffaud rédigerait pour répondre à toutes les interrogations que sa biographie synthétique soulève. Sinon, Vercors risque de sombrer encore une fois dans l'oubli et de rester définitivement l'homme du silence.

 

Article mis en ligne le 9 avril 2014.

 

 

 

 

 

 

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