Du
dessinateur-graveur à l'écrivain Les
Editions de Minuit
[ Cette
synthèse a pu être réalisée grâce aux ouvrages
de Gisèle Sapiro ( La Guerre des Ecrivains.
1940-1953) et d'Anne Simonin (Les Editions
de Minuit. 1942-1955. Le devoir d'insoumission)]
VERCORS ET LE COMITE NATIONAL DES ECRIVAINS (CNE) PENDANT L’OCCUPATION
Préambule :
la naissance du CNE
Les
liens entre Vercors et le CNE
VERCORS ET LE CNE A LA LIBERATION
L’épuration
1953 : le dilemme face
aux purges staliniennes des années cinquante
1956 :
la rupture
1)
Préambule : la naissance du CNE
Le Comité National des écrivains
– CNE- , organe de la Résistance littéraire composée presque uniquement
d’écrivains, est une émanation du Front National créé par le PCF. Il
se donne pour but de réglementer la profession et élabore un code de
conduite des écrivains. Ainsi le 20 mars 1943, le CNE établit une première
liste noire d’écrivains complices avec l’ennemi qu’il faudrait
« excommunier ».
Dès 1941, le PCF charge Jacques Decour d’organiser un « Front
National des Ecrivains » en zone nord. Avec Politzer, il pense d’abord à
en réunir les membres autour de la revue La Pensée libre d’obédience
communiste. Mais de nombreux écrivains, ne souhaitant pas se soumettre aux
communistes tout en ayant la volonté de lutter, hésitent et même refusent de
collaborer à cette revue malgré la participation de Pierre de Lescure et de
Jean Bruller aux numéros 3 et 4 (pour en savoir davantage, allez à la page
consacrée aux Editions de Minuit)
En juillet 1941, Aragon critique
le ton de cette publication trop politique
et une nouvelle revue exclusivement littéraire est alors créée : Les
Lettres françaises.
Il est probable que cela
correspond à un tournant du Komintern qui prône au moment de l’invasion de
l’URSS une plus grande ouverture dans une orientation de rassemblement
antinazi.
La première réunion du comité a
lieu à la fin de l’année 1941 pour établir le premier numéro de la revue. Elle
regroupe notamment Jacques Decour, François Mauriac, Jacques Debû Bridel,
Pierre de Lescure et Jean Paulhan, pilier incontournable pour ses liens avec le milieu littéraire Gallimard-NRF ( il
rapproche, entre autres, Decour de Debû-Bridel) .S’élargissant, le CNE
rassemblera de nombreux auteurs, comme Paul Valéry et Georges Duhamel ( mais
refusera Sartre jusqu’en 1943 ). Au mot «Front » est
substitué le mot « Comité » pour manifester – au moins en apparence –
son autonomie politique.
En zone sud, Aragon est chargé de
l’organisation clandestine des intellectuels et en juin 1943 il réussit à créer
le CNE de zone sud. Mais, contrairement à la zone nord, les comités
d’intellectuels sont plus autonomes, parce que des mouvements de Résistance ont
déjà été constitués avant la création
du CNE en zone sud et que la dispersion des écrivains – malgré des noyaux
fortement présents à Marseille ou à Lyon- rend les communications difficiles.
Le CNE est donc organisé en « étoiles » à 5 branches: chaque membre
d’une étoile doit lui-même créer une autre étoile de 5 membres afin d’obtenir
une ramification rayonnant dans tout le sud. Ce Comité se dote également d’une
revue justement intitulée Les
Etoiles dans lequel apparaît en juin 1943 un Manifeste du CNE.
En septembre 1943, les membres du
CNE réunissent symboliquement les deux zones grâce aux contacts établis par la
circulation d’Aragon ou de Pierre Seghers du sud vers le nord. Des
intellectuels de la zone sud offrent leur participation aux Lettres
françaises.
Des membres du Comité participent
à cette revue uniquement à partir de janvier-février 1943 dans le numéro 5.
C’est d’ailleurs à partir de cette époque que les réunions ont lieu chez Edith Thomas et qu’elles sont présidées
par Eluard. Et ce n’est qu’à partir du numéro 6 que Les Lettres françaises apparaissent
pour la première fois comme l’organe du CNE.
2)
Les liens entre Vercors et le CNE
Pendant l’Occupation, Vercors,
qui demeure ainsi doublement clandestin, ne participe à aucune réunion du CNE.
Pourtant, en tant qu’éditeur des Editions de Minuit, il est lié à ce comité.
Ainsi, dès février 1943, il se fait représenter par Yvonne Paraf ( sous le
pseudonyme de Mme Desvignes ). Les liens établis entre le CNE et les Editions
de Minuit se révèlent primordiaux pour la survie de la jeune maison d’édition
clandestine qui peine à trouver des manuscrits. En effet, ces liens lui
permettent d’obtenir enfin des œuvres telles les Chroniques interdites
( 3ème publication des Editions de Minuit depuis sa création officielle le
20 février 1942) par l’intermédiaire notamment de Paulhan et même d’Eluard, à
la fois membre du CNE et responsable littéraire aux Editions de Minuit depuis
le départ de Pierre de Lescure. Les ouvrages ne cesseront dès lors d’affluer au
point que la maison d’édition se trouve submergée. Un comité de lecture, qui
fonctionne durant les réunions du CNE, doit faire un tri. Jacques Debû Bridel
note dans La Résistance intellectuelle que « aux réunions du CNE
nous préparions aussi les Editions de Minuit ». Le choix des œuvres
retenues pour la publication aux Editions de Minuit est donc décidé pour une
large part par des membres du CNE qui oriente et influence donc la teneur des
œuvres publiées ultérieurement. Les Editions de Minuit, on le constate , ne
peuvent rester totalement indépendantes vis-à-vis d’un Comité dans lequel des
communistes jouent un rôle essentiel.
(Pour en savoir plus sur cette
question, allez à la page consacrée aux Editions de
Minuit).
Les Editions de Minuit vont aussi
servir d’imprimeur pour le CNE : Pages choisies de Jacques Decour
et l’anthologie de poètes allemands interdits Les Bannis sont « publié[s]
pour le Comité National des écrivains par les Editions de Minuit » comme
l’indique cette mention sur la page du titre. Pour Anne Simonin dans son
ouvrage consacré aux Editions de Minuit, c’est la preuve de la satellisation de
cette maison d’édition au PC et en même temps de sa relative autonomie vu le
nombre restreint d’œuvres imprimées pour le compte du CNE.
1) L’épuration
A la Libération, le CNE veut
s’imposer comme une nouvelle instance dans le champ littéraire et renverser le
rapport de forces établi avant la guerre. Il se veut un « tribunal des
lettres » destiné à réglementer la profession sur des bases enfin
éthiques. Il publie ainsi dans Les Lettres Françaises du 9 septembre
1944 un Manifeste des écrivains français.
Très vite pourtant, des
dissensions voient le jour à propos de la « liste noire ». En effet,
le 16 septembre 1944 est constituée une commission au sein du CNE afin d’établir des critères pour
sélectionner les noms des écrivains compromis. Vercors y siège en compagnie,
entre autres, de Debû-Bridel, Eluard,
Queneau et Scheler. Au cours de la réunion du 30 septembre, les autres membres
du CNE s’insurgent alors contre un tel procédé qui les place devant le fait
accompli. Cet éclat témoigne surtout de la lutte d’influence entre les zones
nord et sud, mais aussi entre les anciens et les nouveaux arrivés dans le CNE.
S’instaure finalement un compromis avec l’adoption de deux listes noires selon
le degré de culpabilité des écrivains.
Au contraire, ces listes noires
n’éteignent pas la polémique sur la responsabilité de l’écrivain, car les avis
des membres du CNE sont très partagés, voire antagonistes : Jean Paulhan
rejoint progressivement le camp des indulgents en mettant en avant le
« droit à l’aberration » ; il démissionne du CNE en 1946 et en
vient même à condamner l’épuration dans sa Lettre aux directeurs de la
Résistance en 1952. A l’inverse, Vercors plaide jusqu’au bout la
responsabilité totale de l’écrivain et le déclare publiquement. Dans
l’hebdomadaire Carrefour du 10 février 1945, il compare l’industriel « coupable
que pour sa personne » à l’écrivain qui a offert sa pensée à
l’ennemi : « Et avec sa pensée celle d’autrui. Celle de tous ceux
que sa pensée va convaincre, séduire ou inquiéter ». L’écrivain est
donc plus coupable que l’industriel et il doit être responsable des
conséquences de ses écrits dans une société policière :
« Quand […] les lecteurs
ne peuvent se faire librement une opinion sur des allégations contradictoires,
quand un écrit protégé par les armes ne peut être ni réfuté ni combattu, les
conséquences en deviennent imputables à l’auteur ».
En même temps, Vercors participe
aux côtés de Sartre et de Seghers à la Commission d’épuration de la librairie
et de l’édition. Là encore les dissensions et la position privilégiée des
éditeurs annihilent toutes sanctions véritables comme s’en souvient Vercors
dans Les Nouveaux jours :
« Sartre a trop de liens
d’amitié avec Gaston Gallimard, Mauriac avec Bernard Grasset, pour penser à
leur faire nulle peine même légère ».
Injustement, l’épuration touche
plus durement les écrivains et reste bien indulgent avec les institutions de
l’édition. Ainsi l’exécution le 6 février 1945 de Robert Brasillach remue
profondément le monde des lettres. Même les membres les plus intransigeants du
CNE dont Vercors signent une pétition en faveur du retour en grâce de cet
écrivain :
« l’exécution du seul
Brasillach nous a vivement heurtés. Non qu’il ne fût pas le plus
coupable ; mais parce qu’il payait pour tous les autres » (Les
Nouveaux jours).
Malgré cet accord autour du cas
de Brasillach, la rupture s’accentue en décembre 1946 avec la démission
retentissante de quatre aînés du CNE : Paulhan, Duhamel, Schlumberger et
Gabriel Marcel. Dans Les Nouveaux
jours, Vercors avance l’argument de la « liste
noire » :
« C’était le désir de
pouvoir rompre l’engagement pris à la Libération de ne jamais frayer avec nos
confrères « collabos ». Parmi lesquels ils avaient des amis. Ils en
avaient assez de les bouder ».
Vercors rejette l’argument des « mensonges
de la gauche » avancé par ces écrivains ; pourtant, leur
méfiance à l’égard des communistes et leur volonté de ne pas être subordonnés à
la nouvelle génération entrée au CNE les ont incités à partir. Le CNE s’inscrit
en effet dans la ligne politique culturelle du PCF et dans sa politique de
ralliement des Intellectuels.
Le départ de Paulhan, capital
moral du CNE, affaiblit ce dernier. Vercors sait que la légitimité du CNE va
s’en trouver ébranlé. Il s’adresse alors aux démissionnaires le 27 décembre
1946 dans le n° 140 des Lettres françaises. Incité lui-même à partir,
Vercors réplique qu’il vaut mieux protester au sein du CNE plutôt que de le
quitter. Ce sera d’ailleurs sa ligne de conduite pour quelques années encore
avant de prendre congé, puisqu’il ne cesse de dénoncer le mensonge à
l’intérieur du camp communiste lors des réunions du CNE comme il s’en
expliquera longuement dans PPC.
2) 1953 :
le dilemme face aux purges staliniennes des années cinquante
Autour de 1950, des conflits
internes éclatent dans les pays de l’Est.
La Yougoslavie de Tito s’éloigne de Moscou et, sous
l’accusation de « titisme », voire de « trotskysme »,
Staline impose de grandes purges sanglantes dont sont victimes de nombreux
cadres communistes importants : ainsi Rajk est exécuté en Hongrie en 1949.
Vercors sera particulièrement choqué par la couleur antisémite du procès
Slansky en Tchécoslovaquie en 1952 et de la dénonciation en Russie du
prétendu complot des médecins juifs .
Or, en 1952, le
chrétien-démocrate Martin-Chauffier démissionne de la présidence du CNE :
« Et c’est alors que,
malgré ma répugnance, tout le comité du CNE, de Martin-Chauffier lui-même,
d’Elsa Triolet à gauche, à Maurice Druon à droite, décréta que j’étais le seul,
ayant la confiance des deux bords, à pouvoir assumer cette présidence »
(Les Nouveaux jours).
Or, les procès de Prague qui se déroulent au même moment
agitent fortement le CNE. Serge Goussard exige du nouveau Président qu’il
adopte une résolution dénonçant ces procès truqués. Vercors veut annoncer dans
la « page du CNE » des Lettres françaises que la question sera
débattue à la prochaine réunion. Cette annonce ne paraît pas dans la
revue :
« aux Lettres françaises ils ne sont pas
les maîtres : celui qui règne vraiment , c’est Aragon. Et ce qu’il a
décidé n’est pas négociable » (Les Nouveaux jours).
Avec le soutien de Martin-Chauffier et de Jean Cassou,
Goussard dénonce alors publiquement Vercors. Celui-ci écrit un article pour les
inviter à en discuter, mais Le Figaro littéraire refuse de le
publier : « Du coup, Le Figaro littéraire m’accuse…de les
avoir empêchés de parler » !
Vercors est particulièrement touché par l’affaire Rajk. Il
comprend que la version officielle n’est qu’un « immense
mensonge ». Il tente alors de faire comprendre aux communistes que
c’est d’abord à eux-mêmes que l’on a menti…en vain. Vercors se retrouve donc
devant un dilemme : se taire ou rompre avec le CNE. Par peur de l’éclatement
du comité et parce qu’il ne veut pas non plus donner raison aux
anticommunistes, il préfère se taire, garder « un bœuf sur la langue »,
mais également ne plus collaborer à la presse du PCF.
Vercors souhaite au moins que la « page du CNE »
dans les Lettres françaises serve à débattre de ces problèmes des pays
de l’Est. Il se heurte à un refus et décide donc de supprimer cette « page
du CNE ». Il ne trouve pas en revanche de tribune dans un autre journal,
ce qui affaiblit encore la légitimité du CNE.
3) 1956 :
la rupture
Au XXème Congrès du PC soviétique en février 1956,
Khrouchtchev dénonce les crimes de Staline, ce qui provoque dans le camp
communiste un énorme bouleversement et des révoltes populaires éclateront à la
fin de l’année en Pologne, puis en Hongrie. A Budapest, la révolution hongroise
est écrasée dans le sang par les chars soviétiques, avec le soutien du PCF.
A l’assemblée générale du CNE en avril 1956, Vercors
prononce un discours présidentiel qui pétrifie plus d’un membre et que
l’on peut lire dans PPC, dossier dans lequel il revient longuement sur
son délicat compagnonnage de route avec les communistes.
Les révélations de Khrouchtchev doivent être de nouveau
l’occasion d’un « sévère examen de conscience » ( Les
Nouveaux jours). Le déstalinisation que Vercors attend lui fait espérer une
« résurrection de la page du CNE ». Vercors insiste sur le rôle de l’écrivain:
« Du moins, je souhaite que l’esprit de cette page
hypothétique devienne celui de notre association : je souhaite que les
membres du CNE fassent désormais pleinement leur métier d’éclaireurs
attentifs » ( PPC).
Mais le PC reste longtemps hostile à la déstalinisation et
ce retour du CNE dans les Lettres françaises est refusé par Aragon.
D’ailleurs, cette allocution présidentielle ne sera pas davantage publiée.
Vercors démissionne alors et rompt avec les Lettres françaises, refusant
de continuer à jouer le rôle de « potiche
d’honneur ».
François Jourdain lui succède pour un temps ; puis
Aragon devient le président du CNE qui n’est plus qu’un instrument du PCF.
C’est à ce moment que Vercors s’en éloigne définitivement.
A Gilles Plazy qui lui demande s’il regrette d’être resté
12 ans le compagnon de route des communistes, Vercors répond cependant :
« Je n’ai jamais souscrit à rien qui ne me convînt
pas d’abord. Je n’ai cessé, je vous l’ai dit, de polémiquer sur la morale en
politique avec les écrivains du Parti, pas cessé de les mettre en garde contre
ce qu’on pouvait deviner de ce qui se passait en URSS. J’ai toujours refusé,
même du temps de Staline, tout anticommunisme ? c’est vrai. Mais,
voyez-vous, quand on a été frères d’armes, jusqu’à la fin, dans la Résistance
et le péril, se rester mutuellement fidèles le danger passé me semble plutôt
une vertu ».
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