Quelques clés de compréhension de ce troisième album de
Jean Bruller publié en 1929, composé de 18 eaux-fortes et d’un journal intime
fictif, celui de Polimorfès, personnage principal dont le lecteur suit une
tranche de vie.
Editions et rééditions
Jean Bruller et la Belle Ouvrage
Un homme coupé en tranches :
titre symbolique de l’approche autobiographique de Jean Bruller-Vercors
L’enjeu de l’aventure humaine de
Polimorfès
Polimorfès, un double de Jean
Bruller, puis de Vercors
I Editions et rééditions
Un homme coupé en tranches constitue
le troisième album du jeune dessinateur de 27 ans. Il fut imprimé précisément
le 10 décembre 1929 à 398 exemplaires, avec en outre 60 exemplaires
supplémentaires pour des librairies comme Champion et celle d’Hartmann à Colmar.
En février 2002 est parue chez Omnibus une anthologie des œuvres de Vercors (
Allez
dans la librairie). Ainsi le lecteur a la possibilité de prendre connaissance
de cet album, ainsi que de Visions intimes et rassurantes de la guerre
(1936). Il est évident que le bibliophile averti préfèrera l’un des exemplaires
raffinés de la fin des années 20 qui circulent assez fréquemment sur Internet
(libraires ou ventes de particuliers).
Allez voir un ancien paragraphe
à la page « Jean Bruller illustrateur » : « Comment se
procurer ces deux livres illustrés, et plus généralement les albums de Jean
Bruller ? ».
Quitte à nous répéter, disons que
les rééditions récentes sauvent Vercors d’un oubli injuste. Elles procurent une
entrée dans l’œuvre riche du dessinateur et de l’écrivain, là où les éditions
épuisées et le coût des albums luxueux découragent toute bonne volonté.
II Jean Bruller et la Belle
Ouvrage
On ne peut raisonnablement faire
l’impasse de cette question si l’on veut pénétrer l’univers brullérien dans sa
complétude. Dans quelques semaines paraîtra mon article sur « Vercors et
l’imprimerie » dans l’ouvrage collectif L’écrivain et l’imprimeur.
Je déroule le fil du « roman d’amour » de Jean Bruller-Vercors avec
l’imprimerie, titre significatif d’un dessin de La Danse des vivants qui
représente un atelier typographique.
Comme pour ses deux précédents
albums, Jean Bruller prit grand soin de la fabrication matérielle d’Un homme
coupé en tranches. Pour 21 Recettes de mort
violente et Hypothèses sur les amateurs
de peinture, le jeune dessinateur s’était auto-édité et avait établi
un lien direct avec les imprimeurs afin de veiller à la qualité de
l’impression, pratique qu’il gardera pendant toute sa carrière, et au-delà de
la guerre.
En 1929, il s’adjoint un éditeur,
Paul Hartmann (1907-1988). Leur collaboration s’étendit aux 9 premiers Relevés
trimestriels de l’œuvre graphique de la maturité, La Danse des vivants, et porta en particulier sur
les ouvrages que le dessinateur illustra entre 1929 et 1930, c’est-à-dire 1992.
Deux fragments d’une histoire universelle et Patapoufs et Filifers
d’André Maurois, Compagnons de la nuée d’André Chamson, Puck lutin de
la colline et Comédie en marge du monde de Rudyard Kipling. Cette
énumération suggère à quel point ces deux années-là furent des années d’intense
rapprochement professionnel entre Jean Bruller et Paul Hartmann. Cet éditeur
était versé dans l’art de l’imprimerie, on peut donc comprendre en partie
pourquoi Jean Bruller se tourna vers lui. Hartmann noua des liens étroits et
fidèles avec plusieurs ateliers d’imprimeurs : Paul Haasen pour la
taille-douce, Ernest Aulard pour la typographie.
Or, tous les ouvrages cités ci-dessus ont été illustrés par Bruller, imprimés
par Haasen et Aulard, édités par Hartmann. Ce réseau restreint exhibe tous les
acteurs de la chaîne de fabrication d’un travail artisanal noble. Vercors ne le
dit jamais explicitement, mais il dut franchir le seuil de ces deux ateliers
d’imprimeurs, selon ses habitudes antérieures. La connaissance de ce milieu
spécifique des années 20-30 explique les raisons pour lesquelles Jean Bruller
fit immédiatement appel à Aulard quand il mit en place sous l’Occupation les Editions de Minuit, la maison d’édition clandestine
qu’il fonda avec Pierre de Lescure.
Pour Un homme coupé en
tranches, Jean Bruller accepta Haasen pour les eaux-fortes (notons que
c’est également lui qui s’occupera de l’ouvrage de Sylvestre de Sacy, Dix
Légendes en marge du livre, édité chez le relieur-éditeur Creuzevault). Par
contre, il recourut pour la typographie à Bonnet et Chanovre, satisfait de leur
travail sur Hypothèses sur les amateurs de peinture.
Jacques Vallette, beau-frère de
Paul Hartmann, proposa un compte-rendu de cet album dans La Quinzaine
critique de Pierre de Lescure, à la rubrique « Les Editions de
luxe ». Ce compte-rendu figura ainsi en lieu et place des commentaires
dont Jean Bruller était chargé d’habitude. Le modèle du commentaire se décline
systématiquement en une description des caractéristiques de l’ouvrage de luxe,
puis en une synthèse de la typographie utilisée et des illustrations.
III Un homme coupé en
tranches : titre symbolique de l’approche autobiographique de Jean
Bruller-Vercors
a)
L’enjeu de l’aventure humaine
de Polimorfès
Ce
3e album de 1929 reprend, en l'approfondissant, une réflexion de Hypothèses sur les amateurs de peinture: celle de la polyvalence du caractère humain. Comme
son nom l'indique symboliquement, le personnage Polimorfès est perçu de manière
différente et souvent contradictoire par son entourage familial, amical et
professionnel. Aussi, à partir de la même photo, sa tante découvre-t-elle un
mari modèle de cet homme au "sourire austère et grave", alors
que l'ami de jeunesse décrit sa "bouche sensuelle" et son "air
satisfait et bien nourri"! Nous pourrions multiplier les exemples avec
une série de portraits contradictoires du même individu, tant dans les textes
que dans les dessins de 18 chapitres.
Pour
autant, et paradoxalement en apparence, tous ces portraits, déclinés suivant
les autres personnages sous forme d’éloge ou de blâme, peut révéler la
véritable personnalité de Polimorfès:
"ce
que nous sommes, c'est la synthèse de ces quelques personnages-là et des
autres, innombrables, que nous ignorons" (A Dire vrai).
Derrière l'humour des dessins
accompagnés du journal intime de Polimorfès qui rend compte des commentaires de
son entourage familial, amical et professionnel, se cache ainsi une réflexion
sur la difficulté de saisir son être véritable, que cette analyse soit faite
par les autres ou par soi-même.
Le chapitre 1 s’ouvre sur le
projet de Polimorfès : la tenue régulière d’un journal intime relève d’une
prise de conscience nouvelle et douloureuse. Pour se plier aux attentes
implicites d’autrui et anticiper la vision qu’autrui porte sur lui, Polimorfès
compose un personnage face à chaque interlocuteur, donc joue une comédie
personnelle et sociale. L’écriture diariste se veut une introspection exigeante
pour partir à la recherche de son Moi véritable. Elle est un acte de franchise
envers soi-même, bientôt envers les autres.
Après cette captation de
l’attention, Polimorfès passe à la narration évoquée plus haut de toutes les
remarques de son milieu. La conclusion au chapitre 20 clôt définitivement le
journal personnel, sur un semi-échec. Jamais Polimorfès ne pourra se montrer à
chacun sous le même jour, et sous son vrai jour, difficile à cerner même avec la
meilleure volonté du monde. Il continuera à offrir des visages multiples aux
yeux de chacun et à chacun. Cette aventure individuelle a force de conclusion
universelle.
Par contre, Polimorfès ressent,
en refermant son journal, une certaine quiétude morale, car il accepte la
vanité de son entreprise. Ce calme intérieur ne doit cependant pas faire
oublier les chapitres 18 et 19, antithétiques, respectivement intitulés « Le même, dans le
fond de sa propre pensée » et « Le même, dans l’univers ». Dans
le chapitre 18, Polimorfès voit l’importance démesurée qu’il s’est accordée,
par orgueil et vanité. Ce nombrilisme est noté efficacement dans le texte par
les reprises anaphoriques des « moi », « je »,
« mon », « mes », etc. Ce leitmotiv est conjugué à
l’eau-forte qui se focalise en gros plan sur le nombril énorme de Polimorfès,
dont l’échelle contraste avec, au premier plan, de minuscules personnages
insignifiants. Le chapitre 19 forme un contrepoint signifiant : quelle
vanité quand on ramène Polimorfès à l’échelle d’un univers infini et
celui-ci le résume comme suit :
« Le Drame, en ce triste Monde, c’est le sentiment
où Je suis d’être minusculement inutile dans l’Immense Inutilité ».
Rappelons que depuis Hypothèses
sur les amateurs de peinture,
l’univers brullérien s’est assombri. Cette philosophie de l’absurde aux
accents pascaliens trouva surtout à s’exprimer dans La
Danse des vivants (1932-1938). Pourquoi alors ce calme relatif du
personnage ? Il faut plonger dans la biographie de Vercors, certes frappée
d’une angoisse existentielle après la publication de 21 Recettes de mort violente, mais quelque peu adoucie par la
rencontre en 1928 du Général Diego Brosset.
Vercors raconte cette inflexion de son pessimisme dans Portrait d’une amitié (1945), cet hommage sobre et
poétique à son ami disparu. Cette caractéristique autobiographique sous-tend
tout l’album de 1929.
b) Polimorfès, un double de Jean
Bruller, puis de Vercors
A Gilles Plazy, dans A Dire
vrai, Vercors rapporte explicitement l’aspect autobiographique de cet
album. Il avoue rétrospectivement qu'en ce temps-là il était "féru
d'introspection":
"le multiple Amateur
de peinture, c'était moi, et l'Homme coupé en tranches aussi.
C'était moi qui, divers avec chacun de mes amis, rieur et léger devant un
copain gai luron, austère et réfléchi devant un étudiant à l'Ecole des chartes,
ne savais plus comment me comporter devant les deux ensemble; au point de
redouter des réunions à trois, voire de les éviter".
Polimorfès se présente pour Jean
Bruller Comme un frère, reprise
significative d’un roman de 1973. Pour le comprendre,
il convient de rapprocher le journal fictif d’Un homme coupé en tranches du
journal intime réel que le dessinateur tint en 1930 pendant quelques mois, au
moment de l’agonie et de la mort de son père Louis Bruller.
Allez à la page consacrée à La Marche à l’Etoile, un récit écrit en grande
partie en hommage à son père.
Ce bref journal a été édité pour
la première fois en 2002 chez Omnibus, avec celui de 1942 (
librairie). On
apprend en lisant cette deuxième tentative du diariste en 1942, outre l’entrée
dans les coulisses des Editions de Minuit, que Jean Bruller avait eu
l’intention en 1930 de publier son premier journal, avant de renoncer à cette
idée. Comme nous l’avons déjà dit dans plusieurs pages de ce site, cela suggère
à quel point il goûtait l’écriture dès ces années-là et avait des velléités
littéraires avant la guerre.
Le journal de 1929 de Polimorfès
se concluait par le constat de l’échec de se connaître véritablement et de
montrer un visage homogène à chacun. Le moi conserve une fictionnalisation
certaine et il reste coupé en tranches dans la subjectivité d’autrui. Pourtant,
dans le réel cette fois, Jean Bruller tente aussi l’expérience seulement un an
plus tard. C’est autant un exutoire à sa douleur de perdre un être cher qu’une
tentative de capter son essence. Dès lors, l’essai de 1929 n’aurait-il eu aucun
impact sur l’auteur ? Connaissant l’intransigeance de Vercors , nous
supposons qu’il retenta l’expérience en adoptant une autre perspective :
là où Polimorfès narrait son aventure, Jean Bruller trace sur le papier de
courtes notations en forme de sentences péremptoires. La méthode est
différente, mais les réflexions sont identiques, jusqu’à l’utilisation d’un
même lexique du journal fictif au journal réel qui se répondent en écho. Seulement,
l’échec point de nouveau, puisque Jean Bruller abandonne vite ce journal et
qu’il le garde privé jusqu’à sa mort. Impossible d’être complètement lucide sur
soi-même. Réside dans l’introspection un fond d’inconnu de soi-même et de
fictionnalisation inévitable. On est autant étranger à soi-même que les autres
le sont pour nous (Cf. notamment les planches « Le viol impossible »,
« Les âmes étrangères » de La Danse des vivants sur ce thème
central chez le dessinateur).
Aussi la solution de passer par
un écrit et un personnage fictifs apparaît-elle, a priori
paradoxalement, comme un vecteur plus tangible de la quête de soi. D’ailleurs,
si nous observons l’ensemble de la double carrière de Jean Bruller-Vercors,
nous remarquons vite que celui-ci ne recourut que très peu aux écritures de soi
assumées. Journaux intimes de 1930 et de 1942 furent abandonnés, ainsi qu’un
récit d’enfance laissé inachevé et écrit dans les années 70. En revanche, les
éléments biographiques passent dans nouvelles et romans. Par exemple, c’est Fred
du Radeau de la méduse qui prend en charge une partie de l’enfance de
Jean Bruller ; c’est Marc Walter de Tendre Naufrage qui devient le
truchement de la vie amoureuse de Vercors. La vision unitaire d’une personne
réelle est impossible selon Vercors, ce dernier parcellise donc des épisodes
de son existence dans divers récits, aux côtés d’éléments totalement inventés.
La complexité du dispositif autobiographique chez Jean Bruller-Vercors mime la
complexité de la connaissance de soi.
De plus, la fiction sert l’auteur
qui aime se dévoiler tout en se couvrant d’un voile plus ou moins opaque, qui
avoue sans signer de pacte de vérité, qui se cache derrière ses personnages
principaux en même temps qu’il se livre par leur biais. La fragmentation d’un
moi éclaté par petits morceaux dans tous ses ouvrages le coupe littéralement en
tranches. Le lecteur, s’il veut espérer l’aborder dans sa complétude, devra
lire l’ensemble de ses œuvres, en sachant pertinemment que des mystères sur
l’identité réelle demeureront. Les contours du moi peuvent s’esquisser, le tout
reste insaisissable dans sa totalité. Un homme coupé en tranches est
annonciateur de ces enjeux et se révèle une belle mise en abyme de ces
problématiques fascinantes.
Seuls le livre de souvenirs La Bataille du silence (1967), puis les mémoires
en trois volumes Cent ans d’Historie de France
(1981-1984) assument le pacte autobiographique. Vercors consent alors à une
certaine unification du moi, au risque de le simplifier et de le fixer. Il faut
savoir que ses deux autobiographies ont un but différent: son
intention est de lutter contre l’oubli de l’Histoire et contre
les traumatismes que la
Seconde Guerre mondiale a engendrés. Encore en ces lieux scripturaux pourtant Vercors ne
livre-t-il qu’un pan de sa vie, celui de l’établissement de son mythe. Il rejoint
donc jusqu'au bout la symbolique du titre et du contenu
d'Un homme coupé en tranches.
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