Anthropologie
brullerienne
ou
l'ambition morale d'un dessinateur de gauche:
changer l'homme?
Préambule
Les
Caractères de Jean Bruller
Maxime
563
"Des
biens de fortune"/ "De l'homme",
128
Salauds
de pauvres ou charité chrétienne
Tripalium
Constats
d'étape
Une
anthropologie en devenir
Maxime
168
Conclusions
d'étape
I
Préambule
Au
cours de l'entre-deux-guerres, Jean Bruller
dressa un constat accablant sur l'humanité.
C'est en particulier dans son album La
Danse des vivants
(1932-1938) qu'éclate son anthropologie
pessimiste. Mais dans son troisième album
de 1929, Un
Homme coupé en tranches,
on décelait déjà cette vision sombre
par le biais du personnage de Polymorfès
uniquement préoccupé de lui-même, de l'image
qu'il renvoie aux autres, qui s'aliène dans
son propre regard et est aliéné dans l'opinion
des autres. Et dans Visions
intimes et rassurantes de la guerre
(1936), le dessinateur s'inquiète de la
fascination intemporelle de ses semblables
pour la guerre, toujours prompte à se réactiver
dans les périodes historiques troublées.
La nature humaine est mauvaise, l'homme
est déterminé ab origine. Tout est
dit. Aussi pourquoi agir si, dès lors que l'essence
de l'homme est figée, il semble impossible
de changer l'homme, de l'améliorer? Cela
rend stérile tout propos du moraliste dessinateur,
et inutile toute action citoyenne et politique.
Pourtant,
l'anthropologie brullerienne est une anthropologie
en devenir, qui, tout en gardant un fond
résolument pessimiste, constate aussi
le potentiel positif de l'homme générique.
Celui-ci, homme réel dans des circonstances
de vie concrète (milieu, éducation, conditions
socio-économiques...), actualise ou non
ses talents personnels, ses capacités
intellectuelles, ses sentiments moraux.
Dans son heurt avec les événements mondiaux,
Jean Bruller devenu le Résistant Vercors,
historicisa son propos. Jamais il n'abandonna
sa réflexion anhistorique sur l'homme, mais
il lui ajouta un ancrage réel, une praxis
utile pour penser l'émancipation de l'homme
et la réalisation totale de ses potentiels
par une actualisation dans un projet social,
donc politique. Aussi convient-il d'étudier
l'anthropologie brullerienne dans sa complétude.
Je
reprends sciemment en partie le titre de
l'ouvrage du philosophe Yvon Quiniou, L'Ambition
morale de la politique. Changer l'homme?
(2010), qui, entre autres, souligne que
la politique doit fournir à l'homme les
conditions de son émancipation, dans des
transformations économiques et sociales
incontournables. C'est pourquoi, je continue
dans le prolongement de mon analyse
du Contrat
social
de Vercors dont l'un des articles s'intitulait
justement Morale et politique (Voir
aussi un commentaire de mon article sur
le site Politproductions). La
lecture de L'homme selon Marx. Pour une
anthropologie matérialiste (2011) se
révèle tout aussi éclairante puisqu'Yvon
Quiniou propose des liens - identiques ou
divergents - avec Lucien Sève et son
livre Penser avec Marx aujourd'hui. Tome
2: L'homme? (2009), dans des apports
enrichis de Marxisme et théorie
de la personnalité (1969); ainsi qu'avec
l'économiste Frédéric Lordon qui lie la
pensée de Marx avec celle de Spinoza. Ces
ouvrages stimulent les parallèles avec Vercors,
que ce soit dans les ressemblances comme
dans les différences.
II
Les Caractères de Jean Bruller
Le
rapprochement de Jean Bruller avec les moralistes
du XVIIe siècle est nécessaire pour comprendre
sa pensée. Avec Pascal dont il prend ouvertement
en charge l'héritage, et dont j'ai déjà
parlé à plusieurs endroits de ce site au
sujet de La
Danse des vivants:
l'homme, solitaire ciron dans un vaste cosmos
indéchiffrable (dessin "Mutinerie
à bord"), est un être voué à la
finitude (dessin "Le condamné à
mort"). Roseau par nature, de constitution
fragile, soumis à une imagination trompeuse,
ce roi sans divertissement au moi haïssable
(visible dans le journal intime de Polymorfès,
cet Homme
coupé en tranches)
s'en invente (dessins "Un horrible
accident", "Présence du
Mystère ou les amateurs d'événements",
"Les Pompiers ou le secret espoir").
Mais il ne peut soulager son angoisse existentielle
dans le système de Jean Bruller: le ciel
est vide, le Da sein est vertigineux.
Le pari qu'a fait cet ecclésiastique mis
en scène dans le dessin "L'athée"
est illusoire.
Mais
aussi avec La Bruyère et La Rochefoucauld.
La vision anthropologique de ces deux penseurs
du Grand Siècle est noire, Jean Bruller
s'en inspira autant dans le fond que dans
la forme. En effet, La
Danse des vivants
se présente
comme un ensemble fragmenté, entre 1932
et 1938; les dessins, intrinsèquement brefs, sont
concis. Ils concentrent en une sentence
bien sentie, qui réside dans l'alliance
du dessin et de son titre souvent antinomiques,
une pensée sans concessions. Et le morcellement
propre à la prose de ces moralistes rappelle
celui de Jean Bruller, puisqu'il dissémina
ses 160 estampes dans des Relevés Trimestriels
publiés tout au long des années 30. Néanmoins
ce morcellement dispersé compose au final
une architecture construite et cohérente.
1)
Maxime 563
Jean
Bruller pratiqua l'art du portrait. Telle
notamment la maxime 563 sur l'amour-propre
de La Rochefoucauld, le dessinateur croque
dans La
Danse des vivants
ce vice universel des hommes, décliné en
de nombreux autres travers, le journal intime
de Polymorfès, cet Homme
coupé en tranches,
en témoigne. Leur comportement individuel
est guidé par leur intérêt personnel, leur
égoïsme. Cet intérêt individuel est le moteur
de leur conduite, il pousse à chercher les
honneurs (dessins "Au but",
"L'arriviste ou les efforts fructueux",
"L'ami du grand homme, ou l'orgueil
au rabais"), quitte à se montrer
hypocrites et à écraser leurs semblables
s'ils se mettent en travers d'une route
qui les obnubile et les aveugle.
D'ailleurs,
l'intérêt égoïste et envieux commence dès
le plus jeune âge, à en croire le dessin
"Le jouet de l'autre, ou la possession
des biens" qui présente deux enfants
lorgnant sur le jouet de l'autre, pourtant
parfaitement identiques, quand d'autres
jouent à la guerre "Dans les steppes
de l'Asie centrale, ou la Possession du
monde". Devenus adultes, ils se
confronteront dans une guerre larvée, pour
une conquête sentimentale ou sociale, et
si l'un d'entre eux se rend "Le
Maître des hommes", alors la machine
de guerre s'enclenche. Si les dessins sur
la guerre se multiplient dans les derniers
Relevés trimestriels et relèvent
donc davantage de l'actualité, Jean Bruller
les ancre dans un caractère intemporel
néanmoins. Les hommes politiques portent
la responsabilité du conflit mondial, mais
toutes les strates de la société, d'autant
plus conditionnées
par les discours belliqueux de leurs dirigeants
que la fascination pour la guerre semble
inhérente à la nature humaine,
réfléchissent bientôt aux intérêts personnels
qu'elles peuvent en tirer, et c'est l'objet
de Visions
intimes et rassurantes de la guerre
(1936).
A
cette nature fixiste de l'homme, Jean Bruller
ajouta toute une série de dessins dans le
prolongement d'Un
homme coupé en tranches,
au caractère mouvant et insaisissable. Comme
Théodas des Caractères de La Bruyère,
il est double, voire multiple: "Comment
le fixer, cet homme inquiet, léger, inconstant,
qui change de mille et mille figures?"
(Les Caractères, "De la mode",
19). Jean Bruller lui emboîta le pas, notamment
avec
ses dessins "Journal intime ou les
beaux mensonges", "Introspection,
ou la connnaissance suspecte".
2)
"Des biens de fortune"/ "De
l'homme", 128
Dans
ces deux parties des Caractères,
La Bruyère condamna l'organisation sociale
en peignant dans "Des biens de fortune"
les parvenus malhonnêtes et les hommes corrompus
par l'argent. Il se récria contre l'injustice
sociale dans le fragment 128 où "l'on
voit certains animaux farouches, [qui] sont
des hommes", ces travailleurs aliénés
aux terribles conditions d'existence.
C'est
dans La
Danse des vivants
que Jean
Bruller offrit une sociologie plus complète
de ses personnages. En effet, beaucoup de
ses albums ont un caractère autobiographique,
et c'est autant de variations sur un auteur
soucieux de lui-même, comme il l'avoua au
journaliste Gilles Plazy dans A
Dire vrai.
Sinon, les personnages appartiennent au
même milieu bourgeois, un milieu auquel
le dessinateur était habitué. Ses personnages
sont donc plutôt homogènes, et ses albums,
de belle facture, n'étaient pas à la portée
de toutes les bourses. Jean Bruller s'adressait
à son milieu, et les oeuvres qu'il illustra
(d'André Maurois, Alphonse Crozière, André
Chamson...) également. Il illustra des albums
pour la jeunesse certes, mais destinés aux
parents ayant
les moyens d'acheter à leurs enfants de la Belle Ouvrage.
Il
en est de même pour La
Danse des vivants.
Toutefois, comme l'artiste moraliste entendait
révéler la comédie humaine dans son ensemble,
il diversifia l'approche de la société afin
de montrer que si les hommes sont dans leur
ensemble aliénés à cause d'une nature universellement
mauvaise, certains le sont plus que d'autres
dans des conditions sociales données.
Salauds
de pauvres ou charité chrétienne
Les
petites gens sont quantitativement moins
nombreux dans La
Danse des vivants.
Pour autant, quand ils sont mis en scène,
dans le cadre ou hors cadre des dessins,
ils permettent la satire féroce de
la classe dominante. Certes, dans "Au
faîte des richesses" (été 1933), l'homme
aisé que l'on contemple derrière sa fenêtre
d'un immeuble cossu éprouve la même solitude
que les autres hommes, mais il ne subit
pas les avatars d'une condition socio-économique
épouvantable. Par "Amour du prochain",
titre au sens ironique de l'une des sections
de cet album, il consent à ouvrir sa fenêtre,
ainsi que tous les habitants de l'immeuble, pour
jeter une pièce de monnaie aux pauvres hors
cadre: "Charité, ou le devoir accompli"
(RT, automne 1933, voir
le dessin à cet endroit). Charité chrétienne qui
donne bonne conscience à ces riches quand
il leur arrive de penser aux pauvres. Surtout,
cette charité bien ordonnée est le fruit
d'un intérêt tout autant individuel que
collectif. Ces riches agissent dans un intérêt
de classe, "la somme d'intérêts
individuels reliés et solidarisés par des
conditions sociales objectives communes"
(Yvon Quiniou dans L'homme selon
Marx. Pour une anthropologie matérialiste,
p. 64). Cette conscience de classe les rend
solidaires entre eux, et les enjoint à se
montrer charitables envers les autres pour
éviter l'implosion populaire. Rien à voir
avec la solidarité égalitaire. L'architecture
de l'immeuble tout en verticalité symbolise
la pyramide sociale et en avalise sa
hiérarchie.
Le
pauvre qui se met en travers du chemin de
la classe dominante devient ipso facto
"Le salaud", un dessin
paru dans la première suite de 1935 des
Relevés Trimestriels. C'est
toute la symbolique contenue dans ce dessin
dans lequel un cycliste avec ses maigres
bagages sur les épaules, et sous une pluie
battante, a l'audace d'empêcher une voiture
de le dépasser. Une voiture dont les passagers
n'auront pas l'envie de proposer de l'aide.
La charité a ses limites. Jean Bruller aimait
à recycler ses dessins. Celui-ci possède
une variante plus explicite encore, puisque
"Le salopard" transporte,
cette fois-ci à pieds, ses quelques effets
personnels (matelas, chaise) dans une charrette
qui obstrue le passage d'un conducteur excédé,
que l'on voit cette fois-ci en plan rapproché.
Un "Salopard" qui
trouva refuge dans Vendredi, le journal
de soutien du Front populaire auquel Jean Bruller participa, précisément
dans le n°13 du 31 janvier 1936.
Tripalium
Le
travail des classes laborieuses est une
souffrance, une torture, comme l'indique
son étymologie. Pendant que les uns s'offriront
une confortable croisière ("Tour
du monde à prix fixe, ou l'aventure sentimentale"),
d'autres resteront dans les soutes pour
faire avancer le navire dans un travail
épuisant ("Le "pacific",
venant de Sydney, passe en vue des îles
Paradis). "L'envers du palace"
(RT n°11, automne 1934) montre ostensiblement l'entrée
misérable du personnel d'un hôtel, uniquement
visible dans son côté sordide, celui qui
est caché, avec façade délabrée et détritus
en tous genres. Et avant que les nations
ne pourvoient radicalement à l'"extinction
du chômage" (RT n° 15 de
1938) en faisant de la population de la
chair à canons comme solution ultime, elles
règlent ce problème par des travaux pénibles,
et, comprenons-nous, sous-payés: dans le
dessin au titre ironique "Du travail,
ou la misère vaincue" (RT
n° 15 de 1938), nous constatons que ce travail
de force collectif aliène un être ressemblant
davantage à une mécanique sans pensée qu'à
un homme.
3)
Constats d'étape
Au
terme de ce parcours (partiel) de certains
albums de Jean Bruller, en particulier La
Danse des vivants,
on posera deux constats:
- Le
dessinateur est un moraliste dans la veine
des auteurs du XVIIe siècle à l'anthropologie
pessimiste et désabusée. La nature humaine
est mauvaise, elle détermine des comportements
égoïstes dessinant une société inégalitaire.
Homo est homini lupus. L'artiste
reprit la philosophie de Hobbes, dans ces
années 30 visiblement, mais aussi ultérieurement,
même lorsque son anthropologie prit un tournant
avec l'expérience de la Résistance intellectuelle.
Plusieurs fois, Vercors suggéra que Rousseau,
avec sa vision de l'homme naturellement
bon, se trompait. Ce qui paraît étonnant
pour un penseur du XXe siècle, c'est qu'il
prit le parti de l'un contre l'autre, tout
comme à l'inverse il paraîtrait étonnant
qu'il penchât pour Rousseau, et non pour
Hobbes. Ces deux philosophes sont antérieurs
à Charles Darwin, ils bâtirent leurs fables
anthropologiques respectives en fonction
de leur siècle. Vercors, quant à lui, bénéficia
des avancées fulgurantes de la science. Comment
donc peut-on encore trancher la vision
de la nature humaine aussi radicalement
quand on est riche intellectuellement des
recherches scientifiques nouvelles dont
l'apport affine l'anthropologie? Dans son
entretien avec le journaliste Gilles Plazy
(A
Dire vrai),
Vercors en resta à cette vision peu nuancée
de l'homme en se demandant à son sujet:
"Est-il bon? Est-il méchant?".
Il n'ignorait
pourtant pas les théories du naturaliste
du XIXe siècle, il les mit même à l'origine incontournable de
l'hominisation et de l'humanisation de notre
ancêtre dans son essai La
Sédition humaine
(1949). Alors
pourquoi Vercors, avec également de nombreux
autres penseurs du XXe siècle demeurèrent-ils
fixés sur cette peinture manichéenne?
Vercors
fit une lecture de Darwin, hélas, erronée, celle
que Herbert Spencer véhicula, et qui
forme le terreau du "darwinisme social".
Plutôt que de "darwinisme social",
il conviendrait de parler de sociologie
spencérienne ou de spencérisme. Le philosophe et
historien des sciences Patrick
Tort fait depuis des années une mise au
point des plus efficaces à ce sujet (Voir
son site
officiel). Vercors
ne lut certainement pas La Filiation
de l'homme (1871), il s'arrêta à L'Origine
des espèces (1859), retint surtout
la lutte pour la vie, et tira de là cette
"loi de l'entre-dévorement universel"
des hommes qui, dans son système, sépare
radicalement nature et culture. Dès
les années 30 néanmoins, et malgré un fond premier
de pessimisme immuable du dessinateur à
l'écrivain, des prémisses d'évolution de
son anthropologie commencèrent à se faire
voir dans quelques dessins et à fissurer ledit système pour l'assouplir.
C'est ce que j'étudie plus loin dans cette
page.
-
Cette fissure de son anthropologie brullerienne
provient de sa confrontation de plus en
plus grande avec le réel, dans la montée des
fascismes et la mise à mal de son pacifisme.
Quoique visant l'intemporel, ses dessins
sont en prise directe avec l'actualité,
ils ont moins la force de s'en détacher.
Le moraliste confronté au monde enrichit
son anthropologie d'une historicisation. Cette
évolution ne surgit pas ex abrupto en 1942 quand
il publia Le
Silence de la mer,
elle est déjà en gestation dans La
Danse des vivants.
Les dessins
qui confrontent les classes sociales sont
plus tardifs, ils sont moins nombreux. Nonobstant
ce constat, ils dénotent une prise de conscience
d'un artiste au réseau de sociabilité élargie,
et conduisent à orienter son anthropologie
et sa philosophie vers une autre voie. Il
n'existera cependant pas de retournement
complet de sa pensée: chez lui, et
dans le sillage de Spinoza, la nature humaine,
la psychologie de l'homme conditionne l'Histoire,
et non l'inverse. Pour Marx, "ce
n'est pas la conscience des hommes qui détermine
leur vie, c'est leur vie qui détermine leur
conscience". C'est le contraire
pour Jean Bruller, bien qu'il voie sa philosophie
s'enrichir d'apports conceptuels nouveaux
qui sourdent de Relevés Trimestriels
chronologiquement plus tardifs de La
Danse des vivants.
II
Une
anthropologie en devenir
De
ce qui précède, on retient que l'homme est
par essence mauvais. La société, dans toutes
ses composantes, hérite ainsi des dysfonctionnements
engendrés par la nature immuable de l'humain. Cette
pensée mena donc Jean Bruller à l'inaction
citoyenne et politique, du moins jusqu'au
"péril fasciste" du 6 février
1934. Sa geste artistique,
qui avait pour matière première l'homme,
a donc l'efficacité du constat, mais revêt
une inefficacité performative en vue d'un changement
de l'humain. La nature de ce dernier le déterminerait
de manière inflexible et fataliste. Rétrospectivement
d'ailleurs, le mémorialiste Vercors s'interrogea
sur la vanité de son entreprise artistique
et intellectuelle et s'amusa de cet aiguillon
inexplicable qui le poussait à continuer
son œuvre graphique à portée intellectuelle,
en dépit de l'impuissance générale à transformer
l'homme.
A
cette réflexion sur l'inanité de tout acte
artistique tel que l'entendait Jean Bruller
s'ajoute un questionnement d'ordre politique:
comment changer la société si la nature
humaine est irrémédiablement mauvaise, dans
la mesure où ce sont ces mêmes hommes qui
font la société? Ce déterminisme de nature
invaliderait tout projet politique de gauche
et, pire, assoierait, via la sociobiologie
à l'idéologie para-scientifique, la justification
du capitalisme concurrentiel. Cette dernière
question
fut fondamentale pour Vercors (Voir une
analyse dans la page consacrée à l'anthropologie
vercorienne). Voyons ici si
dès les années 1930 Jean Bruller envisageait la
transformation de l'homme, ses raisons et
ses modalités.
1)
Maxime
168
Là
encore, on peut mettre en parallèle les
moralistes du XVIIe et le dessinateur du
XXe siècle. La maxime 168 de La Rochefoucauld
apporte une note d'espérance dans un tableau
foncièrement pessimiste de l'humain: "L'espérance,
toute trompeuse qu'elle est, sert au moins
à nous mener à la fin de la vie par un chemin
agréable". Réside quelque espérance
également chez Jean Bruller. Le dernier chapitre
de La
Danse des vivants,
s'intitule,
contre toute attente vu le caractère sombre
de l'ensemble du projet, "Rien n'est
perdu", et contient cinq dessins
dont le sens tranche avec le reste.
-
"Le marchand de canons"
met en scène un homme dans un intérieur
cossu en train de jouer de la flûte traversière.
Moment de bonheur musical.
-
"Le mouchard" prend le
temps de jeter des miettes de pain à une multitude
d'oiseaux dans un parc public. Moment d'altruisme.
-
"Le multimillionnaire" s'extasie,
accroupi, sur la première pousse de la nature.
Emerveillement botanique face à la nature,
symbole de vie.
-
"Le larbin" dans sa mansarde
modeste contemple, rêveur, le ciel
étoilé. Instant poétique, espoir d'une autre
vie.
-
"L'aide-comptable" est
parvenu à gagner son challenge de grimper
en haut d'une montagne. Extase face à ce
dépassement de soi-même.
A
ces dessins, il convient d'ajouter "Sensibilité",
paru dans RT n°7 de l'automne 1933,
dans lequel un boucher sur son lieu de travail
recueille délicatement dans sa main un oiseau
pour lequel il éprouve une pitié visible.
Quoique
de manière parcellaire et ponctuelle, le
dessinateur nuance sa peinture, et suggère
que la nature humaine est plus complexe
que ce que la majorité de ses dessins signifie.
L'homme est un être naturel vivant certes,
mais aussi un être de culture. La marche
historique à l'humanité en fait un être
composite doté d'intérêts personnels égoïstes, mais
aussi capable de générosité, d'altruisme,
de désintéressement et de sacrifice. Il
serait erroné de voir dans ces actes une
quelconque volonté de rédemption. Jean Bruller
n'est pas Pascal, son pari se centre sur
l'homme (malgré une réintroduction d'une
sorte de péché originel de l'homme contre
la nature dans la fable anthropologique
vercorienne. Il aurait pu s'en passer et
déchristianiser son récit pour éviter le
caractère illogique de sa démonstration
tant d'un point de vue chronologique que
conceptuel, j'y reviendrai).
Que
nature et culture soient analysées dans
une rupture (comme Vercors) ou bien dans
une continuité ne nous retiendra pas dans
cet article-ci. Je pars de cette description
plus objective de l'humain qui commence
à peine à poindre dans La
Danse des vivants.
Jean Bruller ne s'engagea pas encore dans
une réflexion sur l'intérêt général, il
le fera une fois l'expérience de la Résistance
littéraire vécue, dans le sacrifice et la
solidarité. Les personnages dessinés de
ces six estampes rêvent ou s'adonnent à
une activité solitaire, dont la cause relève
d'un intérêt particulier. Toutefois ce n'est
plus le même intérêt négatif évoqué dans
les autres planches; il s'agit au contraire
de l'intérêt que l'individu prend à quelque
chose et qui le meut. Les six individus
s'attachent moins à une "vie intéressée"
qu'à une "vie intéressante",
pour reprendre le troisième concept d'intérêt
que développe Yvon Quiniou dans L'homme
selon Marx. Pour une anthropologie matérialiste.
Dans
ses six dessins, Jean Bruller ne projette
pas une vision manichéenne des hommes: "Le marchand de canons"
et "Le multimillionnaire"
font partie des dominants, exploiteurs s'appropriant
les richesses matérielles, les liens avec bien
d'autres dessins de cette œuvre graphique
sont indéniables. Ils agissent dans un intérêt
économique de classe. Que Jean Bruller en
soit ou non conscient, il rejoint Marx dans
l'idée (non débrouillée encore à ce stade
et peut-être non aboutie par la suite) que
cet intérêt économique n'existe que dans
l'existence de classes. Certains intérêts
égoïstes sont donc historiques et sont activés
dans une structure sociale déterminée. Ils
n'appartiennent pas à un fond irréversible
de la nature humaine. On saisit implicitement
que dans une autre organisation sociale,
le changement de l'homme est réalisable.
"Le marchand de canons"
et "Le multimillionnaire"
aspireraient davantage, dans le temps consacré
à cette activité et dans son intensité, à
un intérêt d'ordre supérieur, source de
"manifestation de soi" (Marx).
Du
moins ces dominants ont-il des conditions
de vie qui sont facteurs d'épanouissement
de cette "vie intéressante".
"Le larbin", quant à lui,
tout comme ces personnages des dessins précités
"Le salaud", "Du travail,
ou la misère vaincue", etc., sont
des individus aliénés et mutilés dans leurs
besoins, dans leurs capacités et dans leurs
satisfactions. Là encore ce sont les structures
sociales liées aux conditions historiques
qui empêchent "le libre développement
de l'individu total" (Marx). Le
décalage entre ce que ressent "Le larbin"
et les conditions de vie qui lui sont imposées
par le système socio-économique l'empêche
de se réaliser pleinement en tant qu'individu.
Le potentiel qu'il a en lui ne peut s'actualiser
à cause de conditions historiques données.
"Le larbin" prend conscience
de cet état de faits, et on peut s'interroger
sur la frustration que cela engendre; les
personnages de "Du travail,
ou la misère vaincue" semblent
conditionnés au point de ne pas même s'apercevoir
de cette mutilation. Quelles conséquences
dans le comportement? Acceptation fataliste
et inconsciente comme dans "Du travail,
ou la misère vaincue"; agressivité
accrue comme dans beaucoup d'autres dessins;
ou bien révolte positive pour se libérer
de ses chaînes, de manière isolée et ponctuelle
comme dans "L'aide-comptable",
mais sans remise en cause de la hiérarchie
sociale; enfin, révolte positive de manière
collective et revendicatrice, cette dernière
option étant encore absente de La
Danse des vivants.
L'anthropologie brullerienne dut se
heurter à l'Histoire pour penser les révoltes.
L'agressivité naturelle, que personne ne
conteste, trouve son point d'exacerbation
dans une organisation sociale particulière.
Elle est inscrite dans la nature humaine,
elle est soumise à variation historique
selon les structures sociales. On comprend
que dans un projet politique d'une société
autre, plus égalitaire, elle trouverait
à s'atténuer, au profit des potentialités
positives inscrites en chaque homme, actualisées
et développées par l'éducation (devoirs
pour intégrer le vivre-ensemble, affection
bienveillante...), l'instruction, le milieu,
une politique culturelle, et ce que
Vercors appela de ses voeux: la recherche
dans tous les domaines du sens de l'homme,
dans un double intérêt, individuel et collectif.
La
création de ces cinq dessins du chapitre
"Rien n'est perdu" a une
explication d'ordre historique. Si "Rien
n'est perdu" se présente comme
chapitre ultime dans l'architecture complète conçue par Jean Bruller
dans La
Danse des vivants, en revanche les
cinq dessins furent publiés dans le Relevé
Trimestriel n°12 de l'hiver 1934. Date
essentielle: ces dessins sont postérieurs
au "péril fasciste" et concomittants
avec le travail des comités d'intellectuels
pour pousser à la formation progressive
de l'union des gauches dans un rassemblement
populaire. L'année 1934 catalyse une révolution
mentale chez Jean Bruller. Celui-ci suivit
de près le CVIA (comité de vigilance
des intellectuels antifascistes), il participa
dans un acte artistique militant au journal
Vendredi, il vota pour le Front populaire.
Les événements mondiaux auraient dû logiquement
lui prouver que la nature humaine mauvaise,
qu'il décrivit si abondamment, précipite
le monde à sa perte. Impossible ipso
facto de changer l'homme. Et pourtant
c'est à ce moment historique précis que
l'espérance naquit et que Jean Bruller abrita dans
le chapitre "Rien
n'est perdu" cinq dessins à l'anthropologie
plus optimiste.
2)
Conclusions
d'étape
Au
cours de ces années 1930, l'anthropologie
brullerienne, quoique toujours dépendante
vis-à-vis de l'ontologie, s'enrichit d'apports
nouveaux, certes encore minimes, mais fondamentaux
pour saisir l'évolution de Jean Bruller
à Vercors. Une évolution faite de constantes.
La nature humaine est foncièrement mauvaise,
signifia Jean Bruller; cette explication
se révéla partielle, se rendit-il compte
quand il se heurta de plein fouet à
l'Histoire. Au facteur psychologique prégnant
dans ses dessins, il commença à ajouter
un facteur historique. Ce n'est qu'après
guerre qu'il posa ses concepts à plat pour
les repenser dans un sens matérialiste.
Au matérialisme psychologique, il greffa
un matérialisme historique et un matérialisme
biologique. L'articulation des deux premiers
est à peine ébauchée dans son art de dessinateur,
elle se combina plus fermement dans son
art d'écrivain et dans son système de philosophe.
Il reste donc à savoir comment il les articula,
s'il réussit à maintenir un équilibre entre
les trois facteurs pour affiner la compréhension
de l'humain, s'il donna un poids plus déterminant
à l'un plus qu'aux deux autres en dernière
instance. La dernière instance est de l'ordre
de l'économique chez Marx. Qu'en est-il
dans le système vercorien?
Ces
trois déterminismes invalident tout libre
arbitre, et toute liberté. Rappelons-nous
du dessin "Liberté, liberté chérie",
tout en ironie. Il faut ainsi se demander
si la liberté humaine reste illusoire dans
l'anthropologie vercorienne.
Il
est intéressant de constater que Jean Bruller
avait déjà espoir dans le changement de
l'homme. Cet espoir devint certitude après
guerre, vecteur de son engagement politique
et de sa quête philosophique du sens de
l'homme. Il fonda son anthropologie dans
l'assurance d'une plasticité de l'humain.
Pour nous en convaincre, il écrivit dans
son essai Sens
et non sens de l'Histoire
(1971) : "[...] Ce serait vrai si,
d'une part, nos structures mentales étaient
inamovibles (ce qu'elles ne sont nullement)
[...]". A l'anthropologie brullerienne
pessimiste succéda donc une anthropologie
vercorienne plus optimiste dont vous prendrez
connaissance en allant à cette
page.
Article mis en ligne
le 24 octobre 2012
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