Pourquoi
Vercors est-il entré en Résistance?
Préambule
L'entrée
en Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale:
contradiction entre le vécu et le conceptuel
De la version littéraire
avec le récit Le Démenti (1947)...
... à la version
philosophique contradictoire
Vercors, un homme
exceptionnel? Non, l'exception d'une
parentalité positive
Le
Sagouin:
la violence éducative ordinaire, un contre-modèle pour
la famille Bruller
Graines
de violence ou comment tuer l'humanité dans
l'oeuf versus
Vercors
ou la présence à soi
L'homme
fossilisé/ Lambeaux
L'homme
masochiste/ L'homme sadique
Préambule
Dans cette
crise actuelle, on se demande comment la majorité peut
se soumettre à son malheur, pourquoi elle semble ne
pas s'interroger et se révolter (deux
mots-clés du système philosophique de Vercors), comment
aussi de multiples prises de conscience réelles
visibles dans divers medias hors de l'orthodoxie
puissamment établie n'arrivent toujours pas
à se fédérer en force subversive. La soumission à l'ordre a
été pensée par maints intellectuels, l'essai le plus
célèbre étant celui de La Boétie, Discours sur la
servitude volontaire. D'autres s'y sont aussi essayés,
Vercors compris. Celui-ci connut la peste
brune et il entra en Résistance avec un courage exemplaire.
Pourquoi donc a-t-il résisté sous l'Occupation?
Je
souhaite confronter le
récit qu'il en fit dans Le Démenti à la théorie
kantienne qu'il en tira a posteriori. Il est
passionnant de constater qu'il y a contradiction dans
ses explications. Il
y a souvent contradiction entre sa littérature et sa
philosophie, et... c'est magistralement porteur de sens. Je tente donc de vous le démontrer,
d'en comprendre les motifs, d'avancer des réponses auxquelles
Vercors ne songea même pas. Avec
l'aide d'Hannah Arendt et son concept de banalité du
mal, concept repris dans un essai captivant de Michel Terestchenko,
Un si fragile vernis d'humanité. Banalité
du mal, banalité du bien.
Avec l'aide également d'Olivier Maurel, en particulier
à partir d'un ouvrage avec lequel je me
sens très proche, à quelques nuances près,
Oui, la nature humaine est bonne! Comment
la violence éducative l'a pervertie.
L'entrée
en Résistance pendant la Seconde Guerre
mondiale: contradictions entre le vécu et
le conceptuel
1) De la version littéraire
avec le récit Le Démenti ...
Vercors
publia ce récit à haute teneur autobiographique
en 1947. Il relata ce qu'il considéra comme
une conversion soudaine, un tournant radical
incompréhensible par rapport aux convictions
pessimistes sur la nature humaine qui alimentaient
son œuvre graphique, en particulier dans
sa Danse
des vivants
(1932-1938). Le dessinateur Jean Bruller
devint (presque) définitivement l'écrivain
Vercors. Le nihiliste de l'entre-deux-guerres
devint le Résistant à la tête des Editions
de Minuit
clandestines. Le pessimiste foncier devint
l'humaniste qui se décrivit comme pessimiste-optimiste,
puisqu'il reprit ses conceptions de la nature
humaine passées en greffant une explication
supplémentaire moins radicalement négative,
à cause même de son expérience concrète
de sa propre insoumission au nazisme et
de celle des autres Résistants. Face au
concret des conditions historiques extrêmes,
il dut repenser ses théories sur l'homme.
Métamorphose artistique et philosophique
qu'il raconta comme une rupture brutale,
un saut qui départagea à tous points de
vue son existence en deux parties nettes
(avant/après la guerre), très certainement
parce qu'il le vécut subjectivement
ainsi. Métamorphose qu'il convient plutôt
de dérouler plus objectivement dans une
progressivité depuis la fin des années 20,
j'en ai déjà parlé sur ce site.
Rétrospectivement,
Vercors mit en scène cette (r)évolution
mentale, radicalisée dans la conscience
et dans les actes, dans Le Démenti au
titre symbolique. Le lecteur découvre Arnaud,
seul avec une mitraillette à la main, pestant
d'avoir accepté d'apporter aide à trois
Résistants qu'il n'a vus qu'une seule fois.
La moitié du récit montre ce double de Jean
Bruller en train de s'interroger sur son
incompréhensible décision de se lancer dans
la Résistance, contre sa "belle
construction de quinze ans de désespoir".
Lui qui avait pris la ferme décision de
rester à l'écart des passions humaines jugées
forcément néfastes, attend les ennemis,
arme à la main. Sa raison lui trouve tous
les motifs de fuir, pendant que son corps
ne lui obéit pas, immobilisé qu'il est par
une force jusqu'à présent inconnue. C'est
encore cet homme nouveau qui, après un bref
combat, se laissera torturer et tuer par
les ennemis, alors que la délation aurait
été la solution en adéquation avec sa philosophie
nihiliste. Quand Arnaud comprend qu'il restera
muet même sous la torture, il éprouve une
joie incommensurable: la joie d'être en
adéquation avec lui-même, la joie de se
sentir proche des hommes au point d'accepter
un sacrifice qui ne relève en rien du devoir.
Cette
histoire de conversion mentale, c'est celle
que Jean Bruller vécut au moment de ses
premiers pas dans la Résistance. Certes,
le récit est rétrospectif. Nous pouvons
donc nous interroger sur la possible reconstruction,
plus ou moins consciente, de cette évolution,
comme pour toutes écritures de soi, que
le pacte autobiographique ait été ou non
signé. Toutefois, l'antinomie entre cette
version littéraire et ses essais philosophiques
est suffisamment criante pour que le lecteur
y voie tout l'impensé de Vercors. Quel impensé?
Celui de s'accrocher aux leçons idéalistes
qu'il avait reçues depuis des années, de
proposer une fable anthropologique qui ne
puisse trahir la vision négative de l'homme
que la tradition philosophique majoritaire
lui légua, tout en osant lui faire subir
quelques aménagements à la marge. Et,
pendant que sa ligne philosophique rebâtie
dès 1949 dans La
Sédition humaine
reconsolide les fondations de l'ancienne
(quoi qu'il dise), sa version littéraire
livre une vérité autre: celle d'un émotionnel
positif vécu comme une seconde (?) nature.
En
effet, Arnaud sent que toute sa décision
d'opposer une Résistance au nazisme se fait
au-delà de sa raison. Ce n'est pas l'homme
rationnel qui prend un positionnement face
à la barbarie nazie. C'est l'homme émotionnel.
Celui qui s'est enfermé dans sa tour d'ivoire
pendant des années, parce que rien n'a de
raison d'être en ce monde pullullant de "fourmis
féroces", sent son cœur déborder
d'empathie. Le vocabulaire autour de la
raison et de l'émotion, de la réflexion
et d'un élan spontané se présente dans ce
récit comme une dichotomie. C'est celui
de l'émotion qui guide la décision et les
actes du héros.
Ce
récit de 1947 illustre pour une bonne part
les deux ouvrages d'Antonio Damasio, L'erreur
de Descartes: la raison des émotions et
Spinoza avait raison. Joie et tristesse,
le cerveau des émotions. Vercors décrivit
parfaitement le processus interne qui le
conduisit à résister. Il s'approcha de la
vérité...pour mieux s'en éloigner dans sa
construction théorique.
2) ... à la version
philosophique contradictoire
La
version philosophique (dont je parle notamment
dans mes pages La
Sédition humaine,
Anthropologie
brullerienne,
Anthropologie
vercorienne)
prédomine dans l'ensemble des écrits de
Vercors. Elle contredit la version littéraire.
Ainsi, Vercors reprend le concept principal
de sa philosophie brullerienne: l'homme
est mauvais par son état de nature. Après
guerre, l'écrivain greffa une preuve qu'il
voulait indiscutable car scientifique: les
théories darwiniennes. Or, je l'ai déjà
dit à maintes reprises sur ce site, précisément
dans ces 3 pages que je cite quelques lignes
plus haut, Vercors effectua une lecture
partielle et erronée de l'oeuvre de Darwin,
la lecture spencériste majoritaire
de son époque. A cause de ses origines,
dixit Vercors, l'homme est un être
agressif, violent, un loup prédateur pour
l'homme. Cette ontologie marquée du signe
de la méchanceté consubstantielle explique
l'état de la société. A cette philosophie
brullerienne assombrie par le modèle des
moralistes du Grand Siècle, le Résistant
Vercors adjoignit, Kant à l'appui, l'idée
que l'homme culturel s'oppose à l'homme
naturel, que l'homme rationnel (positif)
livre une lutte sans merci contre l'homme
passionnel (négatif). J'avais démontré que
le matérialisme scientifique de Vercors
vacillait sur son socle dès qu'il était
question de l'homme moral (au point même
qu'il versait dans le moralisme répressif
lorsqu'il abordait la sexualité et son rapport
au deuxième
sexe).
Son monisme, parfaitement rigoureux dans
le premier versant de la spécificité de
l'homme (l'interrogation), dérive vers le
dualisme dans son second versant,
à savoir sa révolte contre la/sa nature.
N'oublions pas le titre éloquent de son
conte philosophique, Les
Animaux dé-naturés.
La
rupture entre la nature (mauvaise) et la
culture (bonne) de l'homme devint le pivot
conceptuel de Vercors, à l'image de la majorité
de ces intellectuels aux habitus
identiques. Biberonné à la philosophie idéaliste
par son entourage familial et par l'école,
l'écrivain ne parvint pas à s'en libérer.
Aussi échauffauda-t-il une théorie qui faisait
fi du principe d'économie propre à la démarche
matérialiste qui, ne cessa-t-il de marteler,
le guidait pourtant. Ainsi tout le caractère
émotionnel de la décision et des actes du
héros Arnaud de la nouvelle Le Démenti
est balayé dans sa version philosophique.
Ce Démenti est justement vite enterré.
C'est l'homme rationnel et culturel qui,
en lutte contre sa nature émotionnelle mauvaise,
bascule du côté de la Résistance. Quelle
antinomie plus éclatante que cette confrontation
du récit littéraire et de la version philosophique!
Plusieurs
hypothèses à ce preste revirement:
-
Jean Bruller-Vercors fut conditionné dès
son plus jeune âge par ce modèle philosophique
idéaliste dominant et par cette terrible
vision de l'homme originellement mauvais.
Bergson était un familier de la famille
du jeune Jean; Platon et Kant (pour ne citer
qu'eux) trônèrent dans sa bibliothèque sur
les conseils de l'Ecole Alsacienne; Théodore
Monod, Paul Misraki, Louis Martin-Chauffier,
Emmanuel Mounier, sont quelques noms d'une
longue liste de son réseau de sociabilité;
Freud se cache dans son album de 1934 Nouvelle
clé des songes
et dans des propos ultérieurs (par exemple
dans son conte philosophique Sylva
quand le narrateur-personnage valide la
sur-répression des instincts, particulièrement
sexuels, au nom du Malaise
dans la civilisation).
-
Jean Bruller-Vercors se trouva dans la délicate
position d'avoir vécu dans sa chair
et dans son esprit un événement qui, dans
les conditions les plus concrètes, aurait
servi de contre-modèle théorique. Des difficultés
s'amoncelaient: assumer ce modèle novateur
contre l'opinion commune et ancienne de
ses pairs, devoir chercher les origines
de cette empathie naturelle dans un quasi-désert
théorique, confronter l'imaginaire collectif
aux données paléontologiques, anthropologiques
et éthologiques encore à leurs balbutiements,
accepter l'idée désagréable de ne pas avoir
perçu ce filtre qui l'éloignait du réel.
-
Jean Bruller-Vercors peignit une bonne partie
de ce réel hélas sombre, dans ses albums
et dans ses écrits. Des hommes violents,
égoïstes, chicaneurs, persifleurs... Le
double artiste vit dans ce constat le résultat
d'une nature mauvaise ab origine.
Il chercha la cause dans l'être. Un être
désespérément fixe, sauf s'il se réforme
et s'améliore en se révoltant contre lui-même,
dans sa version vercorienne teintée de l'imaginaire
chrétien. La Résistance démontra à Vercors
qu'il y avait étrangement peu "d'élus",
que beaucoup se soumirent passivement ou
activement au nouvel ordre, voire s'en donnèrent
à cœur joie dans les actes violents contre
un ennemi désigné. Face à ce réel qu'on
ne peut occulter, Vercors trouva la cause
dans l'être de l'homme, non dans ce qu'on
le conduit à être.
Je
reprendrai deux de mes phrases de cette
page:
Penser à l'homme/aux
hommes au berceau de l'humanité, c'est passionnant
et instructif quand on ne fait pas une lecture
erronée et partielle de Darwin. Penser à
l'homme/ aux hommes dès son/ leur berceau,
c'est tout aussi passionnant et instructif
pour comprendre le penchant que l'on donne
à la nature humaine.
Vercors, un homme
exceptionnel? Non, l'exception d'une
parentalité positive
Dans
sa version philosophique, Vercors avança
donc l'idée que l'insoumission au nazisme
relèverait d'une violence de l'homme contre
ses pulsions sadiques originelles, dans
un tour de force mental rationnel appuyé
sur la morale. La raison, les valeurs
culturelles et morales n'ont certainement
pas été un motif suffisant pour résister.
La preuve en est la confrontation avec
ces nombreux hommes soumis ou avec ces autres collaborant
à cette idéologie destructrice. Vercors
oublia la sociabilité positive dans
laquelle il baigna dès sa petite enfance,
ce qui lui permit de développer une véritable estime
de soi, un espace relationnel bienveillant avec
les autres, une empathie pré-existante non
étouffée voire détruite par la violence
d'un dressage "éducatif".
1)
Le
Sagouin: la
violence éducative ordinaire, un contre-modèle pour
la famille Bruller
"Pourquoi
me soutenir que tu sais ta leçon? Tu vois
bien que tu ne la sais pas!... Tu l'as apprise
par coeur? vraiment?"
Une
gifle claqua".
Voici
l'incipit du Sagouin de François
Mauriac. Ce terrible récit témoigne de la
maltraitance des enfants au XXe siècle.
Ce pauvre enfant subit la violence physique
et psychologique de sa mère, comme le Poil
de carotte de Jules Renard, ou Jean
victime de Folcoche dans le roman largement
autobiographique Vipère au poing d'Hervé
Bazin. Ce petit être innocent ne peut pas
compter sur l'aide d'un père sans caractère,
passif et soumis qui, comprenons-nous progressivement,
connut lui-même une parentèle autoritaire
et vindicative.
En
lisant Oui, la nature humaine est bonne!
d'Olivier Maurel, héritier avoué de
la psychanalyste Alice Miller, j'ai découvert
une autre citation de Mauriac dans un article
intitulé "Enfants martyrs" (1936):
"Où finit la correction? Où commence
le martyr? [...] Des milliers d'enfants
peuplent un enfer qui ne fait pas de bruit".
La littérature à travers les siècles, mettant
en scène le milieu familial et scolaire, est un
des révélateurs d'une enfance battue, violée,
privée des "nourritures affectives"
primordiales dont parle le psychanalyste
Boris Cyrulnik. Mais elle en est un des
révélateurs ponctuels et imparfaits. Cette
violence éducative est tellement intégrée
et perçue comme normale et pertinente qu'on
la passe sous silence ou qu'on la justifie.
"Qui aime bien châtie bien",
"c'est pour ton bien" (que
je te fais du mal) sont de terribles expressions
paradoxales que trop de personnes récitent
comme des leçons bien apprises, comme des
évidences qu'on ne doit pas remettre en
cause.
La
littérature préfère révéler les violences
des adultes, souvent en cherchant les causes
dans cette nature humaine supposée agressive,
en occultant les conditions concrètes de
l'éducation de ceux qui sont désormais adultes.
Lorsqu'elle raconte les méfaits d'enfants sadiques,
elle remonte souvent à la nature intrinsèquement
mauvaise d'un être qu'on se représente comme
coupable (à cause du péché originel ou de
ses versions sécularisées). Elle ne s'interroge
que très peu sur les mauvais traitements
subis dans l'enfance qui engendrent dans
de plus fortes probabilités l'indifférence
ou la cruauté face à son semblable, plutôt
que l'empathie et la bienveillance.
Vercors
ne s'interrogea pas sur l'enfance maltraitée
et ses conséquences. J'avancerai plusieurs
motifs:
-
Vercors, né en 1902, fut entouré de
parents aimants, équilibrés et bienveillants
qui, par ailleurs, prirent soin de lui choisir
des nourrices, puis une école respectueuses
de l'enfance. Le petit Jean grandit "entre
la ferme douceur de papa et la douce fermeté
de maman". Ses récits à caractère
autobiographique décrivent un jeune héros
sécurisé par des parents soucieux de son bien-être.
Ces relations de confiance décidèrent de
ce souci de l'autre, parce que ses parents
permirent le développement des capacités
empathiques inscrites dans la nature humaine.
Vercors ne vécut pas assez vieux pour connaître
les avancées prodigieuses de la primatologie,
de la Préhistoire, de l'éthologie, de la
neurobiologie, etc., dont vous pouvez prendre
connaissance dans L'Age de l'empathie
de Frans de Waal ou dans La Bonté
humaine de Jacques Lecomte. Au contraire,
il reprit à son compte la philosophie pessimiste
sur la nature humaine qu'Olivier Maurel
recense avec précision dans son ouvrage:
Saint-Augustin et le dogme du péché originel
comme vecteur du mal héréditaire, Freud
et sa théorie des pulsions qui protège les
violeurs (les enfants coupables séduisent
les adultes innocents!) et les violents;
la férocité animale de l'homme que de nombreux
philosophes reprennent comme cause explicative,
Vercors compris. Cette dernière théorie,
omniprésente dans sa philosophie, est contredite
dans sa littérature, notamment par ses fameux
tropis des Animaux
dénaturés,
qui devraient représenter des singes destructeurs
et lubriques, quand ils sont le reflet de
bons sauvages.
Vercors
vécut son enfance dans la douceur du foyer
parental. Aurait-il néanmoins occulté une
violence éducative dont il aurait été l'objet
et qu'il passerait sous silence? Une anecdote
suggère à quel point son éducation fut
déterminante pour l'éducation de ses propres
enfants. Dans Les
Occasions perdues,
ses mémoires des années 80, il raconte en
effet que la gouvernante allemande de ses
jumeaux d'à peine un an (soit en 1935) eut
un jour le goût pervers d'acheter la tête
d'un Christ supplicié. Puis:
"nous
la voyons venir avec un minuscule moustique
dans ses gros doigts, s'écriant - et elle
fait ce qu'elle dit: "Voyez! Voyez!
pour le punir je lui arrache les pattes
l'une après l'autre!" [...] Et je ne
peux m'empêcher de penser: Hitler, et ses
nazis, et cette bonne grosse nounou...la
cruauté sadique serait-elle inscrite dans
l'âme allemande? [...] un autre jour, la
voici qui nous raconte, toute joyeuse, son
rêve: elle est en train de baigner l'un
des jumeaux, oublie la bassine sur le feu
et, quand elle revient, "il était,
croyez-vous madame, tout bouilli!"
[...] un soir, des hurlements m'attirent,
j'accours et je trouve un des enfants, tout
nu, qui porte sur son petit corps fragile
la trace encore rouge de cinq doigts. Une
heure après, elle sera dans le train".
Cette
nourrice allemande, vite renvoyée pour cause
de violence, qui prend un plaisir sadique
dans le mal, devient, dans Le
Silence de la mer, la
fiancée de l'officier allemand Werner von
Ebrennac: elle s'amuse à arracher les pattes
d'un insecte et y prend grand plaisir. Après
guerre, en accord avec ses théories philosophiques,
Vercors expliqua cette cruauté par le fait
que ce peuple s'est perçu comme Allemand
avant de se voir comme des hommes, là où
il aurait dû relier cette violence extrême
à une éducation d'une grande férocité en
Allemagne à cette époque.
-
Bercé par la douceur de sa famille, aveuglé
par l'omerta autour des violences éducatives,
Jean Bruller ne prit pas conscience de l'ampleur
de celles-ci. Ce fut probablement une raison
supplémentaire pour ne pas intégrer cette
donnée à ses concepts philosophiques. Il
me semble même que ses préjugés de classe
le portaient à croire que la maltraitance
était un phénomène propre aux classes laborieuses.
Etrangement, la seule enfance martyrisée
que l'on décèle dans sa prose provient du
récit de 1960, Clémentine.
Cette héroïne est brutalisée et violée par
son père et ses frères dans son enfance.
-
Rivé à la philosophie idéaliste, Vercors
omit trop systématiquement la dimension
relationnelle des hommes. La nature humaine
n'est pas une entité hors de conditions
concrètes. Malléable, elle co-évolue avec
l'environnement. Je me sens presque totalement
dans la ligne d'Olivier Maurel. J'ai toutefois
trois réserves (et des interrogations
que je passe sous silence dans cette page
pour ne pas alourdir celle-ci): 1) le
titre de son ouvrage qu'il semble avoir
choisi (et non son éditeur). Son titre est
dans sa formulation trop rousseauiste, même
si l'auteur, conscient de ce malentendu
latent, récuse cette filiation. Son explication
arrive trop tardivement dans l'ouvrage.
La nature humaine est composite, du fait
de l'histoire évolutive de nos ancêtres.
Ni Hobbes, ni Rousseau, ai-je déjà dit ailleurs.
Darwin avant tout qui, contrairement à Huxley,
analysa la morale dans le prolongement de
l'évolution. Olivier Maurel le dit avec
pertinence dans son livre (page 170). C'est
cet "effet réversif de l'évolution"
que le philosophe et historien des sciences Patrick
Tort étudie depuis des années dans l'oeuvre
darwinienne. 2) Autre réserve: la notion
de résilience qu'Olivier Maurel récuse largement.
Quoique rare, contrairement à ce que peuvent
nous laisser croire Boris Cyrulnik et Jacques
Lecomte, elle est possible. S'il existe
des probabilités très fortes de reproduction,
il n'existe pas de déterminisme fataliste
immuable. Des tuteurs de résilience, réels
ou même symboliques, sont susceptibles d'aider
l'enfant maltraité. 3) Olivier Maurel évoque
les violences psychologiques qui, souvent,
accompagnent les violences physiques, mais
il n'insiste pas. Or, il me semble qu'elles
sont tout aussi essentielles dans les causes
de la violence ou de la soumission à celle-ci.
-
Un dernier motif: ce sont les hommes qui
parlent de la nature humaine dans leurs
oeuvres. Ces hommes qui, dans une société
patriarcale distribuant les rôles sexués
de chacun, sont des géniteurs plus
que des pères. L'éducation des enfants,
surtout des bébés, relève du rôle maternel.
Ces intellectuels qui scrutent attentivement
l'humanité adulte et fixent leur feuille
de papier pour rédiger de belles théories
sur la nature humaine, paraissent détourner
leurs regards du berceau de leurs enfants.
Et pourtant, ils ratent l'essentiel: ils
ne voient pas (ou ne veulent pas voir) que,
tout petits, les enfants captent le regard
de l'autre, miment, coopèrent, recherchent
la relation humaine. Dans le film de Ken
Loach, La Part des anges, la jeune
héroïne, venant d'accoucher, déclare au
jeune père qui a connu et a commis la violence
gratuite, mais tente de s'en sortir, que
leur nouveau né n'a qu'une moitié de cerveau
et que l'autre moitié dépendra fortement
de l'éducation et de l'affection qu'il recevra.
2)
Graines
de violence ou comment tuer l'humanité dans
l'oeuf versus
Vercors ou
la présence à soi
La
littérature, si elle se tait globalement
sur les violences éducatives et n'y décèle
pas la cause principale de la violence humaine,
se fait prolixe pour peindre ses conséquences,
tout en rattachant celles-ci à la nature
ontologiquement mauvaise. Les quelques oeuvres
qui se penchent sur l'enfance maltraitée
décrivent bien les dégâts de telles pratiques:
L'homme
fossilisé/ Lambeaux
Le
Sagouin de Mauriac, si malheureux dans
sa famille, aura l'espoir d'être sauvé par
un instituteur bienveillant auquel on voudrait
confier son instruction. Espoir de courte
durée. Désespéré, le sagouin finit par se
suicider, accompagné de son père, un double
adulte du fils. Le père est un homme fossilisé,
c'est-à-dire dépossédé de ses caractéristiques
humaines. Ayant coupé tout contact avec
le corps martyrisé de l'enfant qu'il fut,
s'étant "blindé" émotionnellement,
il n'a pas accès à la sensibilité, la sienne,
mais aussi celle des autres. Son isolement,
sa solitude, sa dépression muette ne sont
pas consubstantiels à l'humain, mais plutôt
le résultat de cette méfiance des autres
et de cette mésestime de soi. L'enfant suit
les traces du père, et préfère la mort.
Cet
ancien maltraité qui ne va pas obligatoirement
vers le suicide est cependant celui qui
risque le plus de connaître la dépression.
Je ne sais si un critique l'a déjà étudié
ainsi, mais le mal du siècle des Romantiques,
leur spleen avant Baudelaire ne s'expliquent
peut-être pas uniquement par ce que Musset
en dit dans sa Confession d'un enfant
du siècle. En ce début du XIXe siècle,
dans cette ascension de la Bourgeoisie,
un nouvel ordre moral rigoriste se mit en
place. Retour en arrière dans l'histoire
des enfants et des femmes, les premières
victimes désignées. Violences physiques,
psychologiques et sexuelles seraient-elles
susceptibles d'expliquer cette mélancolie
qui étreignit cette jeunesse romantique?
Au
XXe siècle, dans un extrait de Lambeaux,
Charles Juliet décrit l'internement de sa
mère que le personnel infantilise, isole.
Leur indifférence, l'absence de communication
avec le psychiatre accentuent le malaise.
Du temps de Vercors, le milieu psychiatrique
utilisait la camisole notamment. Aujourd'hui,
c'est la camisole chimique qui atténue quelque
peu la douleur, mais cette psychiatrie,
largement sous la férule de Freud en France,
est bien impuissante, si ce n'est à soigner
(même si je le crois tout à fait possible),
du moins à soulager plus solidement. Prévenir
plutôt que guérir: agir en amont, et du
côté de la parentalité. La guérison est
hélas impossible pour certains gravement
atteints dans leur approche émotive
et cognitive. Ce n'est pas de ma part
une attaque butée de la psychanalyse,
mais une attaque d'une certaine psychanalyse,
celle qui ne fonctionne pas et refuse l'expertise
de ses résultats. Il existe une psychanalyse
bienveillante, empathique, une psychanalyse
matérialiste partant des conditions concrètes,
elle reste trop marginale dans les mentalités,
ipso facto dans les pratiques.
L'homme
masochiste/ L'homme sadique
Cette
violence subie a toutes les probabilités
fortes de se transformer en violence contre
soi-même ou contre les autres. Le héros
de Vipère au poing, pensant sortir victorieux
de ce duel avec sa marâtre, bercera dans
son cœur le poison de la haine de l'homme.
Portrait de sa mère sur ce plan, il devient
un des maillons de la transmission générationnelle
de la violence. Sur combien de générations?
Et qui ne connaît le masochisme de Rousseau?
Il raconta à quel point il avait été battu.
Et cette fameuse fessée de Mademoiselle
Lambercier, source d'excitation sexuelle
qui le plonge définitivement dans la souffrance
jouissive! Les difficultés relationnelles
de Rousseau, sa paranoïa de persécution
n'ont pas surgi ex nihilo. Autre
exemple célèbre: Sade, battu dans sa jeunesse,
devint un criminel sexuel, un tortionnaire.
Les épisodes littéraires d'une perversité
sans bornes, multipliés ad nauseam, ne
furent pas de simples inventions nées d'une
imagination débridée.
Dans
ses albums des années 30, Jean Bruller dessina
les violences ordinaires des adultes, leurs
phrases assassines destinées à blesser l'autre
psychologiquement, le persiflage, la solitude
et l'incommunicabilité, mais aussi la méfiance
et l'hostilité face à l'étranger, la
soumission aux meneurs et dans un dessin
prophétique l'obéissance aveugle "Au
Maître des hommes" (La
Danse des vivants).
C'est ce qu'il constata autour de lui, ce
qu'il lut dans les oeuvres contemporaines
(Roger Martin du Gard, etc.). Ce n'est pas
ce qu'il vécut et ressentit au sein de sa
famille. Sa philosophie nihiliste, au diapason
de son époque, sa distance d'avec les hommes
pour se protéger de cette violence larvée,
vola en éclats dès qu'il s'agit de sauver
l'homme du nazisme et de toute forme d'oppression.
Tel le héros Arnaud du Démenti, il
sentit de façon innée que sa voie était
celle de la Résistance. Dans Un si fragile
vernis d'humanité. Banalité du mal, banalité
du bien, Michel Terestchenko démontre
les failles de la théorie de l'égoïsme irrémédiable
de l'homme. Il s'attarde sur ces "justes"
qui sauvèrent la vie de Juifs pendant la
Seconde Guerre mondiale: il rattache leur
comportement altruiste à une éducation centrée
sur le respect de leur individualité par
leurs parents, sur l'empathie de cet entourage
qui leur permit de s'ouvrir à l'autre. Ces
"justes" ont eu un comportement
altruiste qui leur parut naturel, spontané.
Ils ne pouvaient pas faire autrement que
d'aider leurs semblables, expliquèrent-ils.
Une force intérieure les y poussait. Michel
Terestchenko nomme ce ressort intérieur
une "présence à soi".
C'est
cette présence à soi, cette présence à son
humanité pleine et entière que Vercors sentit
quand il s'engagea spontanément dans la
Résistance. Il l'évalua mal dans ses concepts
philosophiques, mais sa littérature reste
un précieux témoignage des pistes positives
dans lesquelles notre société actuelle doit
puiser.
Article
mis en ligne le 7 juin 2014
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