Rien - ou presque - n'est
dit sur Paul Silva-Coronel. Heureusement,
celui-ci participa à une enquête de la revue
Europe. Cette revue mensuelle consacra
son numéro 474 d'octobre 1968 au thème "Le
roman et les romanciers" auquel notamment
Vercors et Paul Silva-Coronel participèrent.
Cent cinquante écrivains qui acceptèrent
de répondre au questionnaire devaient fournir
à la revue dirigée à cette époque par Pierre
Abraham (le frère du journaliste Jean-Richard
Bloch) une courte notice bio-bibliographique.
La réponse et la notice
de Paul Silva-Coronel figurent aux pages
228-229. Voici comment ce dernier se présenta:
"Né au Caire,
en 1901. Etudes en France, diplômé Ingénieur
en 1923. Crée des prototypes de voitures
à moteurs 8 cylindres qui portent son nom.
Durant l'Occupation, passe clandestinement
en Afrique du Nord et s'engage. Finit la
guerre dans la 1ère Armée. Démobilisé, il
dirige, un temps, les Editions de Minuit
avec Vercors, puis reprend ses anciennes
activités, avant de se mettre à écrire.
Couleurs d'Egypte,
illustrations de Jean Bruller (nouvelles);
Comme une graine
patiente (roman);
Quota ou les Pléthoriens
(roman en collaboration avec Vercors).
Naissance de Ludwig
Kleinst (roman). Les Editeurs Français
Réunis".
Plusieurs remarques s'imposent:
- Paul Silva-Coronel
était un ami d'enfance de Jean Bruller-Vercors.
Il fit en effet ses études à l'Ecole Alsacienne,
puis intégra l'Ecole Breguet, école privée
théorique et pratique d'électricité
et de mécanique fondée en 1904. Né un an
plus tôt que celui-ci, il sortit diplômé
en 1923, soit un an avant Jean Bruller.
Il fut embauché par Citroën pendant que
ce dernier abandonna cette voie professionnelle
pour devenir dessinateur-graveur.
- Après la guerre, Paul
Silva-Coronel devint de février 1946 à septembre
1948 directeur technique des Editions de
Minuit non clandestines, quand Jacques Goldschmidt
quitta ce poste. Il démissionna de cette maison d'édition
en même temps que Vercors.
Allez à mon ancienne page consacrée aux
Editions
de Minuit à la Libération pour
toutes les précisions nécessaires.
- Son ouvrage Comme
une graine patiente date de 1963 et
fut publié chez son ami Francis Lemarque.
La quatrième de couverture est signée de
Vercors:
« Ce roman est celui d’une
prise de conscience. Régine, fille d’un grand industriel, a épousé Stéphane,
ingénieur dynamique qui l’emmène avec lui en Afrique, où il bâtit l’œuvre de sa
vie. Mais elle y trouve un monde de fièvre : les noirs luttent pour leur
libération. On profite de la mort dramatique de Stéphane pour en accuser un
meneur noir. Régine connaît cet homme, sait qu’il est innocent. Et elle se
trouve mêlée, dans l’angoisse et le déchirement, à un combat auquel son
éducation ne l’a nullement préparée. Peu à peu, du fait même de cette lutte,
elle découvrira les chemins de la vérité et, peut-être, de son bonheur.
Ce thème n’est pas un sujet parmi
d’autres : c’est celui qui est au cœur de notre temps. Il n’intéresse pas
seulement la conscience bourgeoise : il intéresse toute notre
civilisation. Car elle va se trouver bientôt exposée à un immense danger :
celui d’une explosion de racisme aveugle et destructeur, quand l’Homme de
Couleur, ayant rejoint le niveau culturel de l’Homme Blanc, va lui disputer la
suprématie dans la conduite du monde.
Je ne saurais trop recommander la
lecture de cette œuvre énergique, écrite avec une sobriété qui ne lui confère
que plus de force, et à laquelle j’avais donné ma voix (elle n’était pas la
seule) pour le Prix International du Roman de Langue Française, à Lausanne. Je
ne doute pas qu’il ne contribue à éclairer la conscience du lecteur, qui
retrouvera peut-être un reflet de ses propres sentiments dans les débats, les
inquiétudes, les surprises, les indignations, et enfin la révolte, de
l’héroïne.
VERCORS ».
- Naissance de Ludwig Kleinst
date de 1967. On peut ajouter une nouvelle
publiée dans la revue Europe
n°528 d'avril 1973. Ce récit figurant aux pages
152 à 174 s'intitule "Le village effacé".
Les deux ouvrages en
collaboration avec Jean Bruller-Vercors
méritent réflexion.
- Contrairement à la
notice qu'il écrit dans Europe n°
474 (et reproduite ci-dessus), Paul Silva-Coronel
se mit à écrire avant la guerre, puisque
l'ouvrage Couleurs d'Egypte
fut "achevé d'imprimer le 1er juin
1935 sur les presses de Durand avec la collaboration
de Koechlin pour les coloris".
Ce grand in-8 orné de belles aquarelles
au pochoir de Jean Bruller, dont une en
frontispice, fut tiré à 445 exemplaires.
Les deux hommes s'auto-éditèrent, et, manifestement,
Jean Bruller se chargea de la partie technique
de l'impression. Cet artisan du livre pouvait
aisément franchir le seuil des ateliers
typographiques et veiller à la qualité
de l'impression de ce Beau Livre, je l'ai
déjà montré sur ce site et ailleurs.
Allez lire mon article "Vercors
et l'imprimerie" dans l'ouvrage collectif
L'écrivain et l'imprimeur dirigé
par Alain Riffaud, Presses Universitaires
de Rennes, Collection Interférences, octobre
2010, pp. 337-358.
Pourquoi Jean Bruller
opta-il pour Durand et Koechlin? Parce qu'à
cette époque, son éditeur régulier n'était
plus Paul Hartmann, mais Jacques Goldschmidt
qui tenait la librairie "Aux Nourritures
terrestres". Jacques Goldschmidt publia
les n° 11 à 16 des Relevés Trimestriels,
cahiers de
La Danse des vivants, les
albums L'Enfer
(1935) et Visions
intimes et rassurantes de la guerre
(1936). En 1938, Jean Bruller exécuta pour
lui en 200 exemplaires la gravure "La
Peur merveilleuse", et il fut rétribué
par Goldschmidt pendant l'Occupation pour
illustrer Hamlet qu'il souhaitait
publier à la Libération, mais qu'il n'acheva
qu'en 1965. Goldschmidt avait l'habitude
de travailler avec l'atelier Durand-Duval
pour la typographie et Koechlin pour les
illustrations, ce qui explique le choix
de Jean Bruller pour Couleurs d'Egypte.
- Peu de temps après
la guerre, Paul Silva-Coronel et Vercors
décidèrent d'écrire à quatre mains Quota
ou les Pléthoriens. Le projet
initial consistait à inventer une pièce
de théâtre. Aussi trouvons-nous un extrait
de cette comédie dans le journal Les
Lettres françaises n° 340 du 7 décembre
1950. Or, l'ouvrage fut édité seulement
en 1966, et sous forme romanesque.
Nouvelles
ou roman? D'après la bio-bibliographie de
Paul Silva-Coronel parue dans Europe
n°474 d'octobre 1968, l'ouvrage Couleurs
d'Egypte abriterait des nouvelles. Il
est vrai que chaque chapitre s'ouvre comme autant
d'histoires courtes fonctionnant comme des
instantanés sur le pays et les habitants.
Néanmoins, le flou est maintenu dans la
mesure où chaque chapitre constitue les
étapes de la traversée du pays. C'est une
sorte d'itinéraire de touristes d'abord
imprécisément nommés et décrits, puis de
plus en plus cernés. Pas au point toutefois
de "faire concurrence à l'état civil"
comme le voulait Balzac. Les portraits des
héros restent jusqu'à la fin plutôt flous.
Le narrateur se cache derrière le pronom
personnel "je" dans lequel tout
touriste pourrait potentiellement se glisser.
Le sujet principal, c'est bel et bien l'Egypte,
la magie de son atmosphère, la splendeur
de ses paysages, l'anecdote de ses habitants
aux coutumes exotiques. Le voyage est vecteur
de dépaysement. C'est pourquoi les touristes
européens sont juste esquissés. Le "je"
de chaque chapitre peut donc être aussi
bien le même - et dans ce cas il s'agit
d'un roman - qu'un autre - et alors chaque
chapitre tend vers de multiples nouvelles.
Le lecteur a tout de même l'impression d'une
continuité dans le voyage et dans la narration.
Aussi peut-on oser davantage classer cet
ouvrage dans le genre romanesque.
Paul
Silva-Coronel a travaillé une prose poétique
pour chanter l'Egypte. Les passages descriptifs
sont formés de courts paragraphes, souvent
réduits à un mot ou à un petit groupe de
mots. Ce sont des notations visuelles et
auditives en mosaïques qui, accumulées,
forment un tableau progressif. L'oeil capte
des coins de paradis, des tranches de vies
plus prosaîques, comme le ferait un touriste.
Nous sommes dans l' "impression soleil
levant" afin de ne pas trahir ce lieu
en une peinture figée.L'ekphrasis
est poétique, comme le sont les aquarelles.
La
mise en situation des personnages relève,
quant à elle, de la couleur locale. Les
dialogues sont en prise avec le réel bien
davantage, les habitants évoluent dans leur
quotidien, malgré quelques envolées vers
des rites mystérieux et fascinants.
Jamais
rétrospectivement Vercors n'évoqua sa collaboration
de 1935 avec Paul Silva-Coronel. La première
de couverture identifie ce dernier comme
le seul et unique auteur du texte. Pourtant,
je peux certifier que Jean Bruller écrivit
une partie de Couleurs
d'Egypte. L'artiste aimait recycler
ses dessins et ses textes. C'est ce qui
le trahit pour le cas qui nous intéresse
dans cette page de mon site.
Il
faut partir de sa chronique régulière assortie
de dessins de son cru, dans le journal Paris-Flirt
entre le 1er juin 1922 et le 18 avril 1923.
Cette chronique parut sous le titre Les
Propos de Sam Howard
recueillis par Joë Mab (Editions Portaparole,
2011). Je rappelle que Joë Mab était le
pseudonyme qu'il s'était choisi (et ce,
bien avant le pseudonyme de Vercors). Jean
Bruller fonda ensuite son propre journal
gai L'Ingénu dont les 16 numéros
bi-mensuels s'échelonnèrent entre le
15 juin 1923 et le 1er février 1924.
Plus
ou moins visiblement, il poursuivit dans
L'Ingénu sur
la lancée de ses chroniques de Paris-Flirt:
-
D'abord, il signa Joë Mab certains
de ses brefs récits autant qu'il garda ce
pseudonyme pour certains de ses dessins.
-
Ensuite, Jean Bruller offrit une réelle
continuité entre Les Propos de Sam Howard
parus dans Paris-Flirt et Les
Propos d'un Huron qui
ouvrent systématiquement chaque numéro de
L'Ingénu. Pour être plus précise,
le premier numéro de
L'Ingénu débute par Les
Opinions d'un Huron, titre qui sera
remplacé définitivement par Les
Propos d'un Huron dès le n°2 jusqu'au
n° 16 inclus. Le titre Les
Opinions d'un Huron avait peut-être
été choisi en référence aux Opinions
de Jérôme Coignard d'Anatole France.
Jean Bruller ne met plus en
scène comme dans Paris-Flirt Sam
Howard et Joë Mab souvent rejoints par Sidney
Wiggs, George Clondyke et William Jackson
Coops. Dans chaque numéro de L'Ingénu,
il fait revenir un narrateur sans nom, le
fameux Huron tout voltairien, ainsi que
son "ami et vénéré maître M. Gordon"
et le "Révérend Père de la Touanne".
Seulement, les similitudes se multiplient.
Ainsi Sam Howard emprisonné dans les deux
dernières chroniques éditées dans Paris-Flirt est
remplacé dans ce rôle par le narrateur et
M. Gordon enfermés à la Bastille. Le Révérend
Père de la Touanne les rejoint pour entamer
à chaque Propos d'un Huron un dialogue
à bâtons rompus distribué sur le même modèle
que ceux des compères de Sam Howard. Les
spéculations de ces personnages au langage
châtié sont illustrées d'un récit enchâssé,
souvent placé dans le cadre de l'Orient
ou du Moyen-âge. Ces récits veulent porter
une morale que le lecteur a néanmoins bien
souvent du mal à discerner. Le moraliste
Jean Bruller est toujours aux aguets dans
ces nouveaux Propos.
L'Ingénu
n°2 du 1er juillet 1923, page 8
Joë
Mab est le pseudonyme que Jean Bruller utilisa
dans Les Propos de Sam Howard (Textes
et dessins de Jean Bruller parus dans la
revue Paris-Flirt en 1922-1923. Editions
Portaparole, 2011), puis dans son propre
journal gai éphémère L'Ingénu (1923-1924).
De
même, les Propos de Paris-Flirt à
L'Ingénu sont liés par un détail: le
personnage de "Nozabdar" présent
dans la chronique du 28 mars 1923 reparaît
incidemment dans le n°1 de L'Ingénu
du 15 juin 1923, soit moins de trois mois
plus tard. Ou encore le personnage d'"AndréTenaille"
dans le Paris-Flirt du 27 décembre
1922 devient "Nicolas Tenaille"dans L'Ingénu
n°8 du 1er octobre 1923.
-
Enfin, Jean Bruller recycle textes et dessins
de Paris-Flirt à L'Ingénu. Je vous
avais déjà parlé d'un récit publié le 6
janvier 1922 remanié légèrement le 1er septembre
1923 et signé dans L'Ingénu sous
le mystérieux nom de "Gina Stern",
un autre pseudonyme de Jean Bruller.
Parfois,
Jean Bruller transforma son texte en dessin.
En voici deux exemples:
1)
Dans Les Propos de Sam Howard du
1er juillet 1922, on peut suivre la dispute
du personnage avec un barman qui rappelle
manifestement le dessin et sa légende de
Jean Bruller figurant sur la 4e de couverture
de L'Ingénu n°4du 1er août
1923:
"[...]
Parce que vous ne méritez pas même qu'on
vous insulte, infâme fripon, voleur sans
scrupule, dirty pig, suppôt de l'enfer,
fieffé coquin, grovelling cow, assassin
sans conscience, dégoûtant personnage, mackerel
!...
-
Ca! dit Sam, quand vous aurez fini, avec
vos mots à double sens? [...]".
Légende:
-
Fripouille! Canaille! Satyre! Vieux dégoûtant!
-
Dites donc Monsieur, quand vous aurez fini
avec vos mots à double sens?
2)
Dans Les Propos de Sam Howard du
15 novembre 1922, on peut suivre la
dispute de deux hommes qui rappelle
manifestement les dessins légendés de Jean
Bruller figurant dans L'Ingénu
n°1du 15 juin 1923:
"[...]
Mais le valet qui me vint ouvrir prétendit
que "Madame n'était point là".
J'en conçus sur le moment une joie fière
et triomphante, car je pensais qu'elle avait
donné un tel ordre afin de me recevoir seul
et pour ne point être dérangée par un importun.
Aussi assurai-je au trop fidèle domestique
qu'elle était là au moins pour moi. Et tout
en parlant, je le poussai doucement à l'épaule
avec un sourire entendu. Mais ce sacré stubborn
de garçon réitéra ses déclarations en me
jetant un peu rudement sur le palier. Un
pareil sans-gêne n'était pas fait pour me
plaire. "Ah! elle est sortie!",
fis-je en appuyant d'un vigoureux direct
à la mâchoire cette question qui n'attendait
point de réponse. "Oui, elle est sortie",
riposta cette brute avec un crochet du gauche
qui me laissa suffisamment groggy
pour que d'un swing bien appliqué
il m'envoyât culbuter dans les escaliers.
Je déclarai aussitôt, en brossant mon tube
cabossé et mon pardessus fripé et poussiéreux,
qu'un tel manque d'égards envers un homme
de ma condition ne resterait pas impuni,
et que mistress Wood en serait avisée
sur l'heure. Alors ce jeune homme qui, déjà,
fermait sur moi une porte implacable, se
tourna et m'offrit un visage amène et souriant:
" Comment", fit-il, en m'aidant
à frotter mes habits défraîchis et froissés,
"c'est mistress Wood que vous
vouliez voir? Il fallait le dire, monsieur.
Car il se peut bien qu'elle soit chez elle,
sir; mais je ne saurais vous le nier ni
le certifier, parce que je ne suis pas à
son service et qu'elle habite au-dessus
d'ici".
Dès le début des années
20, Jean Bruller était donc un adepte des
rééditions plus ou moins remaniées de ses
textes et dessins. C'est grâce à cette habitude
que l'on peut affirmer que l'illustrateur
de Couleurs d'Egypte participa aussi
au texte. Il recycla en effet certains
Propos d'un Huron de son journal
L'Ingénu dans le récit de son ami
Paul Silva-Coronel. Il en avait d'autant
plus la possibilité que les deux artistes
s'auto-éditèrent. Libre à eux donc de collaborer
selon leur désir. Et je rappelle qu'en 1935,
c'est-à-dire la même année, Pierre
de Lescure envoya à Gallimard
un manuscrit de Jean Bruller en recommandant
de publier ce récit policier dans la "Série
Noire". Ledit manuscrit fut refusé.
Jamais Vercors n'en parla, mais la lettre
de Pierre de Lescure à cette maison
d'édition ne laisse aucun doute.
Ce sont les récits enchâssés
des Propos des années 1923-1924 qu'il
recomposa dans le récit de 1935, précisément
dans le chapitre 10 intitulé "Deux
jours à Abou-El-Shekouk". L'arrêt
momentané des héros au cours de leur traversée
d'Egypte permet de pratiquer la même technique
narrative. S...bey, leur hôte, est invité
à conter des histoires de son pays après
le dîner. Le narrateur du récit laisse donc
la parole à S...bey, comme Paul Silva-Coronel
laisse la plume à Jean Bruller. S...bey
raconte donc les histoires de Goha, le héros
des contes d'Egypte.
Ces histoires exotiques
sont au nombre de six, elles ont été inventées
par Jean Bruller. Trois d'entre elles sont
des réécritures des Propos d'un Huron,
l'une d'entre elles est une mise en mots d'un
dessin de L'Ingénu. Quant aux deux
autres, du même acabit, elles font encore
l'objet de recherches de ma part. Je dois
retrouver en effet les références antérieures.
1) Le 2e conte de Couleurs
d'Egypte correspond en tous points au
Propos d'un Huron paru dans
L'Ingénu n°2 du 1er juillet 1923.
Couleurs d'Egypte:
"- Abou Hassan, riche marchand de
poteries, assis sur son âne, béatement agite
de profondes pensées philosophiques.
Il en fait part à
Goha qui le suit à pied, chargé des porcelaines
rares que son maître va porter à la ville.
- Goha, mon fils,
si l'on te dit un jour que celui qui porte
le fardeau et suit à pied est plus heureux
que celui qui ne porte rien, assis sur son
âne, tu lui diras à celui-là qu'il n'y entend
rien.
- Je le lui dirai,
mon maître.
- Goha, mon fils,
tu as de la chance d'être le serviteur d'un
homme comme moi. Quels beaux exemples tu
peux tirer de mes préceptes.
- Oui, mon maître.
Et ils marchent, ils
marchent...
- Goha, si l'on te
dit un jour que celui qui n'a pas d'or,
ni de santé, est plus heureux que le bel
effendi riche et bien portant, tu lui diras
à celui-là qu'il n'y entend rien.
- Oui, mon maître,
je le lui dirai.
Et ils marchent, ils
marchent...
- Goha, mon fils,
si quelqu'un te dit que celui qui caresse
une femme jolie comme la mienne, par exemple,
est moins heureux que celui qui possède
une épouse laide comme la tienne, tu lui
diras à celui-là qu'il ny entend rien.
Et ils marchent, ils
marchent, et Abou Hassan continue:
- Goha, mon fils,
essaie donc d'appliquer mes principes.
- J'essaierai, mon
maître.
Arrivés à destination,
Abou Hassan ordonne à Goha de porter la
vaisselle.
Et Goha monte, monte
jusque sur la terrasse.
Arrivé là, il jette
de toutes ses forces les poteries, les porcelaines
fines et les verreries qui se fracassent
sur le sol avec un bruit épouvantable. Puis
il se penche et tranquillement, les mains
en cornet, il crie:
- Si quelqu'un te
dit qu'une seule de ces assiettes n'est
pas en mille morceaux, ô mon Maître, tu
lui diras à celui-là qu'il n'y entend rien".
Comparez avec Les
Propos d'un Huron:
" [...] Le marchand
Ozram vendait de la porcelaine et de la
verroterie, monté sur un âne. Il allait
de ville en ville, suivi de son valet Zao,
qui allait à pied. Et le marchand Ozram
se félicitait de sa condition, qui lui permettait
de voyager sans fatigue sur un âne, tandis
que Zao remuait la poussière de la route
avec ses propres jambes. Il ne manquait
point d'en avertir son serviteur en toute
occasion:
- Zao, disait-il,
si tu rencontres quelqu'un qui te dise que
celui qui est à pied est plus heureux que
celui qui fait la route monté sur un âne,
tu lui répondras que c'est un imbécile.
- Par Allah, disait
Zao, je le lui dirai.
Quand ils s'arrêtaient
à dîner, le marchand se faisait servir un
copieux repas dont il distribuait les restes
à son compagnon affamé.
- Zao, disait-il,
si quelqu'un te dit que celui qui mange
à sa faim est moins heureux que celui qui
n'est pas rassasié, tu lui diras que c'est
un âne.
A la nuit, Ozram s'allongeait
commodément sur un divan, tandis que Zao
reposait ses membres fatigués sur une natte
rugueuse.
- Zao, si quelqu'un
te dit que celui qui couche par terre dort
mieux que celui qui est sur un divan moelleux,
tu lui diras que c'est un sot.
- Je le lui dirai,
par Allah, disait Zao.
Un jour qu'ils passaient
dans une grande ville, le marchand Ozram,
après un repas délicat dont Zao n'avait
encore eu que les reliefs, obtint grâce
à sa richesse et à son opulence les faveurs
rares et précieuses d'une grande Courtisane.
Son teint était ambré, et son corps magnifique
était chanté par les poètes. Et Zao, trop
pauvre et aussi trop fatigué pour entrer
dans la couche de la plus laide des chambrières,
attendait à la porte avec mélancolie.
- Zao, dit le marchand,
si quelqu'un te dit que celui qui tient
dans ses bras une femme jeune et aux chairs
fermes, prend moins de plaisir que celui
qui ne tient rien du tout, tu lui diras
qu'il a une tête aussi creuse qu'une tête
d'onagre.
Mais ces paroles lui
furent fatales. Zao, révolté et mordu au
cœur par l'envie, formait dans sa tête des
projets de vengeance et de châtiment.
Un jour que chargé
d'un panier plein d'assiettes rares et de
verroteries précieuses et fragiles, il gravissait
l'escalier d'un palais, il se pencha en
dehors de la balustrade, et lâchant le panier
et son contenu:
- Maître vénéré, cria-t-il
à Ozram qui l'attendait en bas et agitait
inutilement des bras épouvantés, si quelqu'un
te dit qu'il y a une seule assiette qui
ne soit pas en morceaux, tu lui diras que
c'est un fou.
Puis il se frotta
les mains, et s'en fut chercher ailleurs
une destinée meilleure".
2) Les deux autres histoires
prennent une tournure plus coquine. Il est
à noter d'ailleurs que les textes et dessins de
Jean Bruller dans L'Ingénu relèvent
davantage du vaudeville que Les Propos
de Sam Howard.
Le 3e conte de Couleurs
d'Egypte calque les Propos d'un Huron
de L'Ingénu n° 1 du 15 juin 1923.
Le conseiller est chassé par la Favorite
après avoir incité le sultan qui se plaint
des froideurs de celle-ci de ne pas être
monotone en ses plaisirs: "Fais
comme le pêcheur qui ne jette jamais sa
ligne deux fois au même endroit, ou comme
le tailleur qui retourne le vêtement, et
qui le prétend aussi bon d'un côté que de
l'autre" (Couleurs d'Egypte).
Dans la version de 1923, ce conseil prenait
un tour bien plus graveleux. Le conseiller
malin sera réintégré au Palais par la Favorite
en personne en montrant que le chargement
de vaisselles tombe avec fracas si on met
les objets dans un seul des deux paniers
portés par un âne. Le stratagème fonctionne
quand la Favorite l'invite à équilibrer
la marchandise des deux côtés: "La
Princesse Mitzah vient de prononcer des
paroles à la vérité très sages et très précieuses.
Mais pourquoi m'a-t-elle fait chasser du
Palais pour avoir donné le même conseil
au Roi?" (L'Ingénu).
Le 5e conte de Couleurs
d'Egypte rappelle le récit enchâssé
présent dans L'Ingénu n°4 du 1er
août 1923: une femme accueille tour à tour
ses deux amants (trois dans L'Ingénu), cache le
premier quand le suivant
arrive, jusqu'à ce que le mari survienne
à l'improviste. A ce dernier, elle réclame
force bijoux et vêtements, ce à quoi il
répond que Celui qui est là-haut y pourvoiera.
Le premier amant tapi dans le grenier sort
en colère: "Celui qui est là-haut
te le donnera! Celui qui est là-haut te
le donnera! Toujours celui qui est là-haut,
et celui qui est dans le tapis, il ne doit
rien donner, lui! et pourquoi, hein, tu
veux me le dire pourquoi!!!" (Couleurs
d'Egypte). Voici la variante de L'Ingénu:
"Par Allah, s'écria-t-il, il ne
faudrait pas me prendre pour une poire!
Si je paye le blé, les robes et les bijoux,
qu'est-ce que paieront les deux autres?".
3) Quant au 6e conte
de Couleurs d'Egypte, il met en scène
mari et femme partageant leur couche avec
un invité. Profitant de l'hospitalité (sic)
de
l'époux, l'ami attend que celui-ci s'endorme
pour s'approcher de la femme. Le mari se
réveille:
" Où vas-tu?ya
Goha, où vas-tu?.
Et Goha, le simple,
pris au dépourvu, un peu troublé:
- Je ne vais pas Abdou,
mon frère, je ne vais pas...je...je...reviens!".
Jean Bruller reprit probablement
la trame de ce dessin - au demeurant
fort sage - de L'Ingénu, n° 16 du
1er février 1924 en en modifiant l'histoire,
mais avec l'équivoque des verbes "aller"
et "venir". Le caractère fripon
provient du texte. Texte de 1935 et dessin
de 1924 ont été créés dans le même esprit.
La légende, comme la chute du 6e conte de
Couleurs d'Egypte, évoque explicitement
l'acte sexuel:
Cette réécriture
de L'Ingénu à Couleurs
d'Egypte engendre deux réflexions:
- Une réflexion sur l'évolution
artistique, particulièment scripturale:
si Jean Bruller a repris des récits de
son journal de 1923-1924, en revanche il
les a retravaillés. Outre la disparition
des équivoques les plus grossières, il me
semble qu'il a condensé sa prose en 1935.
Il a resserré la façon de raconter l'intrigue,
et cette économie stylistique fait
gagner en efficacité narrative.
- Une réflexion qui conduit,
ce qui paraît étrange en apparence, à la
philosophie de Jean Bruller et de Vercors.
Il existe des constantes dans sa personnalité.
Cela se perçoit ici dans le motif que Jean
Bruller choisit: le couple, l'amour, la
sexualité.
Les six contes de Couleurs
d'Egypte, écrits par Jean Bruller, n'ont
rien des Mille et Une Nuits. Le decorum
plante le cadre, mais oté celui-ci, vous
êtes face au vaudeville avec le topos
de la femme-le mari-l'amant et ses variantes.
Le schéma est répétitif, on en rit, mais
il lasse vite. Qu'en 1923-1924, le
dessinateur débutant ait surfé sur la mode
pour vendre son journal, cela n'est pas
étonnant. Son journal et les revues dites
légères des années folles répondaient à
un certain goût d'une partie de la société
de l'époque. Pourquoi les reprendre en 1935?
Certes, Jean Bruller se souvenait probablement
de sa récente expérience de rédacteur en
chef d'Allô Paris, revue légère que
le mémorialiste Vercors dit avoir hissé
à un niveau moins vulgaire (il faudra
en proposer une étude sur mon site). N'avait-il
pas les moyens d'inventer d'autres contes
pour Couleurs d'Egypte?
A la même période, Jean
Bruller bâtissait La
Danse des vivants dans laquelle
le pessimisme sur le couple est noir. Après
des débuts euphoriques, le couple sombre
dans la monotonie, les désaccords, les silences,
et le cocuage. Le dessinateur insiste sur
ces infidélités des conjoints qui sembleraient
inévitables. La cause est résumée dans la
planche "Erotisme" où l'on
désire ce que l'on n'a pas. Un homme, pourtant
à côté d'une femme en tenue légère
près d'un lit, préfère espionner la voisine.
Les promesses de félicité sont ailleurs
pour lui. La réflexion de Jean Bruller sur le couple est
plus sérieuse dans cette œuvre de la maturité que dans sa mise en scène
de vaudevilles de Couleurs d'Egypte,
repris du journal L'Ingénu de 1923-1924.
Un point commun se décèle toutefois: une
vision noire de la conjugalité, un regard
qui déprécie la sexualité, soit par la narration
réduite à une mécanique pantalonnesque,
soit par la mention d'une sexualité non
épanouie. Jamais Jean Bruller ne chanta
un érotisme positif.
Vercors poursuivit sur
ce chemin: les scènes sexuelles sont peu
nombreuses dans son œuvre scripturale, et
c'est ce qui les met en exergue justement.
Au sein des couples légitimes, l'absence
de mention d'une quelconque sexualité prédomine
comme si elle n'existait pas. Par contre,
quand elle est mise en scène, ellle est
systématiquement dépréciée: notamment Olga-Egmont
dans Colères
(1956), Dorothy-Richwick dans Sylva
(1961), l'homme qui prostitue sa compagne
sous ses yeux dans un récit des Chevaux
du Temps (1977). Devant la
narration de ces étreintes charnelles, le
lecteur a un sentiment de malaise. Il ressent
tout le caractère peccamineux et honteux
qui pèse sur la sexualité dans ces rares
scènes. Je précise: ce n'est pas la sexualité
en soi qui est peccamineuse, c'est le regard
que porte Vercors sur la sexualité qui l'est.
D'une part, Vercors ne s'est pas déconditionné
de l'éducation d'un milieu bourgeois qu'il
fustige dans son roman autobiographique
Le
Radeau de la méduse (1969),
en montrant toute l'hypocrisie de ce milieu
faisant peser sur la sexualité un
tabou rendu opressant par le silence qui
l'entoure, tout en riant sous cape des aventures
extra-conjugales. D'autre part, Vercors
ne s'est pas déconditionné de l'idéologie
millénaire, en particulier véhiculée par
les trois monothéismes, qui dualise
corps et esprit. L'esprit est noble, le
corps est culpabilisé. La sexualité n'est
pas que de nature, elle est de culture.
Elle se pense et se vit en fonction du regard
que la civilisation porte sur elle.
L'idéologie dominante prône la haine du
corps. On est loin de Pierre Charon et de
son traité De la Sagesse (1601) qui
déculpabilise les désirs et les plaisirs.
Dans son système, Vercors
est prêt à ramener l'esprit à la matière,
il défend l'idée que l'esprit est une fonction
du corps, non une substance immatérielle
et immortelle. Son monisme est indubitable.
Mais quand il s'agit de faire surgir la
spécificité de l'homme par rapport à l'animal
dans l'histoire naturelle, il ne va pas
au bout du matérialisme, donc ne peut rassembler
son système dans une cohérence rigoureuse.
L'interrogation comme spécificité humaine
maintient sa théorie dans le matérialisme,
la rébellion le fait retomber dans un idéalisme
qui dualise corps et esprit. Plusieurs thématiques
de son système le prouvent. La thématique
de la sexualité dans son œuvre dessinée
et écrite est symptomatique de l'aporie
d'une partie de son système. L'irruption
de la morale sexuelle surgit chez Vercors
dès lors que l'humanité se singularise.
Vercors calque sa fable anthropologique
sur De l'Origine des espèces (1859) de
Darwin, il le clame hautement, mais il refuse
d'intégrer l'un des centres de la réflexion
du naturaliste: la sélection sexuelle. Ou
plutôt, s'il ne théorise pas ce sujet, il
en dit quelque chose de façon éparse dans
sa carrière: vaudevilles non ingénus des
années 20, danses non épanouissantes de
vivants sexués dans les années 30, étreintes
charnelles de non rebelles. Tout souligne
le regard négatif du double artiste sur
la sexualité. Dans ces conditions, point
d' "érotique solaire".
Le
chapitre 13 de Couleurs d'Egypte,
intitulé "Subtilités",
mérite examen. Est-il également de Jean
Bruller? Quatre citations sont mises en
exergue dans ce chapitre, alors qu'elles
sont inexistantes dans le reste du roman.
"N'avoir
pas entendu, c'est parfois vouloir entendre
deux fois" W.K
"The
right man in the right place"
"Il
ne comprenait pas très vite" L'Ingénu
"On
peut être avare et cependant aimer à traiter
ses amis" E.B
Ces
citations d'ouverture et de clôture de mini-récits
à l'intérieur de ce chapitre 13 miment singulièrement
la pratique de Jean Bruller dans Les
Propos de Sam Howard. J'émets cette
hypothèse, la laisse en suspens, le temps
de dépouiller plus attentivement ces Propos,
ainsi que le journal L'Ingénu auquel
il est fait référence dans la 3e citation.
Coïncidence fortuite?
Je
m'interroge aussi sur le chapitre
14, "Locomotions", à cause
de cette moralité qui termine une courte
histoire de taxis, et qui fait écho à de
nombreuses chutes des récits dans L'Ingénu.
Après cette moralité abrupte, le style ressemble
davantage à celui de Paul Silva-Coronel.
Article
mis en ligne le 9 février 2012
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