Visions
intimes et rassurantes de la guerre (1936):
quelle
lecture du monde dans cet album?
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Vision
d'ensemble de l'album
Date
de publication et titre
La
construction de l'ensemble
Quelle
lecture du monde dans cet album?
Vision
d'ensemble de l'album
Date
de publication et titre
L'album Visions intimes et rassurantes
de la guerre fut publié le 11 novembre 1936. Ainsi,
pour situer ce nouvel objet artistique dans la chaîne
chronologique des éditions, cela faisait un an que Jean
Bruller n'avait pas donné de suite à son album majeur
La
Danse des vivants.
D'ailleurs, sa dernière publication de 1935 sous forme
de Relevés trimestriels (= RT) connut
non seulement sa première irrégularité dans le rythme
de parution, mais elle fut aussi amputée du nombre exact
de dessins qu'il s'était assigné. En effet, de 4 RT
par an contenant chacun 10 planches (soit 40 dessins
sur une année complète), Jean Bruller passa à 20 dessins
dans la seule Suite des RT de 1935. Les
raisons, je les explique à la page consacrée à La
Danse des vivants.
En 1935, délaissant son vœu d'intemporalité,
le dessinateur passa au trait de crayon militant en
participant régulièrement à l'hebdomadaire de soutien
au Front populaire, Vendredi. Toutefois, 5 mois
plus tard, s'il côtoyait toujours le groupe
d'intellectuels de ce journal, il ne proposa plus de
dessins après le n°21 du
27 mars 1936. Cela lui laissa donc le temps de concocter
Visions intimes et rassurantes de la guerre.
Le titre appelle deux constats:
- "Visions [...] rassurantes
de la guerre" est évidemment ironique puisqu'un
conflit n'est jamais intrinsèquement rassurant. La lecture
de l 'album accentue l'angoisse, car chaque personnage
mis en scène se réjouit de l'arrivée de la guerre. Chacun
calcule l'intérêt égoïste qu'il pourra tirer de cette
nouvelle guerre. L'atmosphère ironique de cet album
rappelle des dessins pour Vendredi, ainsi que
le contraste entre titre et dessin antinomiques dans
La
Danse des vivants.
- "Visions
intimes" est un retour à ce que Jean Bruller appréciait
particulièrement: le récit de soi. "Visions intimes
[...] de la guerre" se présente sous la forme d'un
journal personnel ou sous la forme de fragments de pensées,
comme Un
Homme coupé en tranches.
Dans ce 3e album, nous entrons dans le journal de Polimorfès,
tout comme 7 ans plus tard nous découvrons la teneur
de réflexions inavouables au sujet de ce que la guerre
peut apporter. Cette fois-ci, Jean Bruller donna la
parole à une multiplicité de personnages.
La
construction de l'ensemble
Jean Bruller commence par donner
une citation de Hugo en exergue:
Et la foule dit: Bien. Car l'homme
est insensé.
Et ceux qui suivent tout, et dont
c'est la manière,
Suivent même ce char, et même
cette ornière.
Ces 3 vers sont tirés du poème "L'Echafaud"
paru dans La Légende des siècles, une épopée
de l'histoire et l'évolution de l'humanité. Les poèmes
de ce recueil poétique furent écrits entre 1855 et 1876,
mais publiés en 1859, 1877 puis 1883. "L'Echafaud"
évoque la peine de mort. Un homme vient d'être guillotiné.
Les 3 vers montrent une foule qui a assisté au spectacle
et approuve pendant que le personnage principal se détache
du reste: "J’étais là. Je pensais.".
Avec cette citation de Hugo, Jean
Bruller suggère l'attirance du genre humain pour le
macabre et le sanglant. Il signifie également que les
hommes sont des moutons de Panurge et qu'il est aisé
de les mener au conditionnement.
Suivent deux poèmes inventés par
Jean Bruller et attribués à deux personnages fictifs.
Ces deux poèmes sur l'exaltation de la guerre servent
d'avant-propos général ("En guise d'avant-propos"),
à la place d'écrire un argumentaire comme dans La
Danse des vivants.
Arrive alors le cœur de l'album.
Nous entrons tour à tour dans la vision intime de 21
personnages. Un portrait sous forme de médaillon précède
le texte qui est un fragment de conscience et d'introspection
sur la guerre. Puis un dessin illustre ce que le texte
livrait.
Voici dans l'ordre les 21 personnages:
André Monjanet, élève au lycée Massena
Jules Chauvepie, ex-droguiste à Couilly-du-loir
Marceline Merlet, gérante des "mille
dentelles"
Manuel Trécult, dit Manolo-les-bonnes-feuilles
Armand Lorraine, de L'Académie française
Paul Brousset, chirurgien
Anne-Marie Chauftet, paroissienne
de Saint-Romain
Henri Broutard, député
Amédée Robinot, aide-magasinier et
sergent de réserve
Lieutenant-Colonel Dupin, officier
breveté
Charles Tourette, chef de gare
Brachomond, sculpteur, médaille d'honneur
(salon de 1912)
Robert Lefrançois, industriel
La baronne Douairière, de Saint-Chamont
Julien Durand-de-Guingamp, substitut
à Brioude (Haute-Loire)
Etienne Lebarde, journaliste (commandeur
de la Légion d'honneur)
Ignace Trombetta, tenancier
Hubert Saint-Bièze, secrétaire d'ambassade
Jacques Bonnemaison, ex-étudiant
en droit
Edgar Bernhauser, maître des forges
et pétrolier
Armand Santorrès, terroriste U.F.A
Notons d'abord que Jean Bruler s'est
amusé avec les noms (des personnages ou des villes).
Par exemple, la connotation sexuelle du nom de famille "Trécult"
ou de la ville fictive "Couilly-du-loir"
(probablement calquée sur la ville réelle Couilly-Pont
aux dames en Seine et Marne) établit des liens avec
la pensée des deux personnages. Manuel Trécult veut
en effet profiter de la guerre pour vivre aux dépens d'une
riche. Jules Chauvepie se délecte à l'avance d'avoir
la possibilité de violer et de profiter de prostituées.
Jean Bruller joue encore avec les noms avec le député
Henri Broutard qui est proche du verbe "brouter"
pour montrer qu'il saura être servile avec ses supérieurs
qui pourront servir ses intérêts. Quant à Anne-Marie
Chauftet, elle vient tout droit de l'enfance du dessinateur.
Dans ses mémoires d'enfance, Vercors évoque la laideur
de cette femme qui le fascinait quand il était enfant. Facétieux, lui et sa
sœur Denise s'amusaient à transformer son nom de famille
en "Chauffe-thé".
Les 21 personnages représentent plusieurs
catégories et plusieurs strates de la société.
18 hommes, 3 femmes. Est-ce à dire
que les hommes ont plus d'intérêt à la guerre que les
femmes? Je ne crois pas que Jean Bruller avait pensé
à cet aspect. Sans y penser plus avant, il offre un
reflet d'une société tenue essentiellement par des hommes
d'un point de vue politique et économique. Contrairement
aux hommes, les 3 femmes voient un intérêt personnel
au déclenchement d'une guerre en fonction de leurs liens
à l'autre, et en particulier aux hommes. Marceline Merlet,
gérante des "mille dentelles", rêve de trouver
l'amour d'un beau soldat blessé qu'elle soignerait;
Anne-Marie Chauftet, paroissienne de Saint-Romain, pense
à l'éducation de son fils. Ces deux femmes se
pensent donc dans un lien affectif avec un homme:
lien romantique maternant pour la première, lien maternel
pour la seconde. La baronne Douairière, de Saint-Chamont,
fabrique charitablement des chemises avec d'autres dames
honnêtes. Elles sont donc toutes également placées dans
le rôle de la protectrice maternante. Néanmoins, cette
vieille baronne rejoint l'industriel Robert Lefrançois
(présenté juste avant elle) puisqu'elle a l'ambition
de monter une entreprise pour faire des profits au-delà
de la charité. D'autres femmes apparaissent, mais indistinctement,
dans le discours des hommes mis en scène: femmes violées
ou prostituées, butins de l'homme virilisé par la guerre
et par la sexualité prédatrice.
Nous pouvons classer les 21 personnages
en une typologie à 3 entrées:
- l'intérêt de la guerre d'un point
de vue personnel. C'est l'espoir de l'accès aux honneurs
qui domine ces personnages, ainsi que la poursuite
de l'argent, et cela rappelle de nombreux dessins de
La
Danse des vivants:
- le lycéen André Monjanet compose le récit
d'un jeune héros en guerre pour sa patrie. Dès
l'adolescence donc, l'héroïsme viril travaille
la jeunesse.
- Jules Chauvepie voit dans la guerre l'opportunité
de violer et de passer du bon temps dans des
cabarets.
- L'Académicien Armand Lorraine, ayant eu
du succès littéraire grâce à ses récits sur
la Première Guerre mondiale, espère renouer
avec ce succès, tant pour son orgueil personnel
que pour les retombées économiques.
- Le chirurgien Paul Brousset espère une autre
avancée de la science, à l'image de la Première
Guerre mondiale, grâce à une nouvelle guerre.
Honneurs et retombées économiques en perspectives
dans ce propos qui joue de l'humour (de Jean
Bruller) et de l'ironie.
- Le député Henri Broutard compte bien récolter
les honneurs politiques.
- Le lieutenant-colonel Dupin se réjouit d'avance,
et en souvenir de la Première guerre mondiale,
de planifier et d'anticiper. C'est un jeu de
tacticien: "Toute
la guerre en une seule feuille! Ce serait chic
de voir ça", conclut-il.
- Le chef de gare Charles Tourette, en demandant
une mutation bien ciblée, espère se faire remarquer.
- Le sculpteur Brachemond voudrait renouveler
les sujets dans l'art, par ambition.
- L'industriel Robert Lefrançois espère, dans
un secteur concurrentiel désespérant, gagner
de l'argent avec la guerre.
- La baronne douairière, avec d'autres dames
charitables, veut se donner bonne conscience
et capter les honneurs en aidant les soldats.
Son ambition va plus loin puisqu'elle rêve de
monter son entreprise pour gagner de l'argent
grâce à l'opportunité de cette guerre. "Ce
serait une occasion charmante pour se retrouver
régulièrement" [entre dames charitables],
clot le propos d'aveuglement ou de mauvaise
foi pour ce personnage, et souligne l'ironie
du dessinateur-écrivain.
- Le substitut Julien Durand-de-Guingamp peaufine
ses futures plaidoiries contre les futurs déserteurs.
- Le tenancier Ignace Trombetta espère être
géographiquement bien placé si la guerre éclate
pour des raisons économiques d'abord, pour les
honneurs ensuite ("Je me demande même
si, des fois, je ne pourrais pas me faire décorer").
- l'intérêt de la guerre du point
de vue des relations aux autres:
- Marceline Merlet espère trouver l'amour
d'un soldat blessé qu'elle sauvera en le soignant.
En diptyque, le propos de Manuel Trécult rend
une scène similaire moins sentimentale: être
blessé est l'occasion de vivre aux crochets
d'une femme et de se faire réformer.
- La croyante Anne-Marie Chauftet espère ainsi
remettre son fils sur le droit chemin.
- Le sergent de réserve Amédée Robinot pourrait
prendre sa revanche sur son supérieur.
- L'ex-étudiant en droit Jacques Bonnemaison
espère une bonne guerre pour échapper à la surveillance
parentale qui ne l'autorise à aucun amusement.
- l'intérêt de la guerre dans une
réflexion sur la société et le monde:
- Le journaliste Etienne Lebarde manipulera
les esprits comme lors de la Première Guerre
mondiale, quitte à mentir. "Notre mission,
à nous autres, c'est le moral" et "c'est
[ faire] œuvre patriotique",
se complait-il à dire cyniquement.
- Le secrétaire d'ambassade Hubert Saint-Bièze
révèle les sombres tactiques d'une classe
politique corrompue.
- Le pétrolier Edgar Bernhauser voit la guerre comme "la seule [solution]
qui permette de reprendre toute la masse
en main, d'un coup".
- Le terroriste Armand Santorrès pense à la
guerre comme seule solution pour briser tout
ordre social.
Quelle
lecture du monde dans cet album?
Rétrospectivement, le mémorialiste
Vercors présenta l'invention de cet album ainsi:
"le plus inquiétant, c'est qu'à force de craindre
un conflit les gens s'habituent doucement à sa venue.
A preuve cette mienne cousine entre deux âges qui rêve
déjà d'être infirmière (pour officiers seulement). Ou
bien tel sergent de réserve, commissionnaire obscur
et méprisé dans le civil, qui rêve de retrouver son
pouvoir sans partage sur de pauvres troufions hébétés.
Ou tel député rongeant son frein qui se voit déjà reconnu
comme l'homme des grandes circonstances. Ou ce ferronnier
d'art qui verrait d'un bon oeil ses forges se compléter
d'une usine d'armement (...) je voulais peindre
combien l'esprit professionnel se souciait peu de la
réalité sanglante" (Les Occasions perdues).
Est-ce cette lecture-là
qu'il eut en 1936? (car les souvenirs peuvent être remodelés
et teintés en fonction de ce que l'on a vécu entre deux).
Est-ce une lecture liée à La
Danse des vivants?
à Vendredi? Un prolongement ou une évolution
de sa philosophie du début des années 30?
Le 6 février 1934, date des
émeutes anti-parlementaires, se présente comme un réel qui
frappa à la porte mentale de Jean Bruller. Celui-ci
entrouvrit la porte, je l'ai étudié à la page consacrée
à La
Danse des vivants:
l'accroissement du nombre de dessins ancrés dans le
temporel à partir du RT de 1935, l'infléchissement
de son classement en direction du tome II reliant davantage
hommes et société, le malaise à poursuivre son grand
projet artistique. S'il entrouvrit sa porte mentale,
il ne l'ouvrit pas totalement, il ne l'accueillit pas
dans un renversement philosophique. Il ne l'ignora pas
non plus. Il trouva toutefois une porte de secours.
Il scinda dans deux endroits différents dessins à caractère
systémique (dans le journal Vendredi) et dessins
à caractère individuel dans deux albums autonomes, d'abord
en 1935 dans L'Enfer.
L'enfer....c'est
probablement ce qu'il vécut personnellement. La crainte
légitime de ce pacifiste des menaces d'une nouvelle
guerre, la perturbation artistique et philosophique
causée par l'Histoire. Rétrospectivement, voilà comment
le mémorialiste des Occasions perdues
présenta sa création:
Cet allbum lui
a t-il été inspiré par les événements historiques et
politiques contemporains, à savoir la non intervention
du Front populaire français en Espagne?
"Oui,
en partie sans doute. Mais l'idée d'origine en est plus
ancienne. Quand un jour, à la neige, un tout jeune pasteur
pour la première fois sur ses skis tombait et retombait
sans fin, alors qu'autour de lui tout un ballet de skieurs
gracieux et de skieuses légères apparaissaient, disparaissaient
comme des étoiles filantes. " J'ai eu là, me dit-il,
un avant-goût de ce que doit être l'Enfer". L'image
m'a frappé: l'Enfer, non pas le séjour de flammes et
de supplices, mais un mauvais moment terrestre poussé
à l'éternité. La vraie damnation c'est cela: l'éternité.
L'écrivain éternellement en panne devant sa page
vierge. Le jaloux éternellement déchiré de soupçons
sous sa fenêtre. Ou simplement le coureur automobile
éternellement au pas derrière une charrette à
boeufs...
L'Enfer, pour
Léon Blum, peut-être serait-ce de vivre éternellement
l'instant où, contre sa propre conscience, il abandonne
l'Espagne".
L'année 1935
est un enfer historique et politique. Mais ce qui conduisait
toujours Jean Bruller à avancer dans ses idées
(il le présentait du moins ainsi), c'est l'anecdote
du quotidien, le dérisoire apparent d'une situation.
La gestation de l'album lui est donnée par ce pasteur
maladroit au milieu de skieurs expérimentés. Plus tard,
ce sera un film qui ramènera son échelle de pensée du
vaste univers à la dimension de la planète terre,
ou bien ce grillon que Jean Bruller croisa sur sa route
et qui lui fournit une clé de compréhension de sa pensée
philosophique.
"L'écrivain éternellement en panne devant sa page
vierge" est contextuel et autobiographique
en ce tournant 1934-1935 lorsque son projet de La
Danse des vivants oscilla
sur son socle qu'il croyait pourtant solide. "L'Enfer, pour
[Jean Bruller] , peut-être serait-ce de vivre éternellement
l'instant où, contre sa propre conscience, il abandonne
[sa philosophie originelle]"? Aussi, bifurquer
vers deux nouveaux albums - L'Enfer et Visions
intimes et rassurantes de la guerre - semblait
lui être nécessaire pour revenir à du connu sécurisant
(toute proportion gardée face à un réel inquiétant).
Il ne fut pas suffisant. Il lui fallut une soupape de
sécurité, une porte de sortie définitive que ne lui
offrait évidemment pas le réel, mais que la littérature lui
permettait par son pouvoir d'évasion. C'est probablement
sous cet angle que l'on doit en partie comprendre les
deux tentatives scripturales de Jean Bruller: en 1935,
il proposa à l'éditeur Gallimard le manuscrit d'un récit
policier et, en 1936, il écrivit un récit fantastique.
Son récit policier ne fut pas publié. Son récit fantastique
fut édité bien plus tard, avec quelques remaniements,
dans Les
Chevaux du Temps.
Il ancre précisément en 1936 l'invention de ce récit
dans la préface de ce recueil de 1977. Et ce n'est pas
un hasard s'il reprit ce récit et en composa d'autres
en 1977. Il s'évada une seconde fois au moment même où il fut de
nouveau heurté durement dans diverses convictions
avec
les événements de 68. Je l'analyse à
cette page.
En
1936, cette panne qu'il craignait se résorba dans l'invention
de son album Visions intimes et rassurantes de la
guerre. La drôlerie glaçante de l'album, le cynisme
grinçant de l'ensemble, le parti-pris caricatural
des dessins sont
une réponse du dessinateur aux petits calculs personnels
égoïstes des hommes. Ce geste artistique ne soignera
pas les maux de l'humanité, mais il mena Jean Bruller
sur des sentiers plus habituels. Certes, 4 témoignages
intimes - ceux du journaliste Etienne Lebarde,
du secrétaire d'ambassade Hubert Saint-Bièze, du pétrolier Edgar Bernhauser et
du terroriste Armand Santorrès - peignent
le monde avec un regard politique. Ils livrent l'esquisse
d'une réflexion sur les mécanismes de la soumission
volontaire et du conditionnement. Mécanismes systémiques
représentés par les espaces médiatique, politique, industriel
et insurrectionnel.
Nonobstant,
ces 4 débuts de réflexion qui auraient toute leur place
dans le journal Vendredi sont noyés dans les
17 autres portraits se situant à un niveau individuel.
Ils sont plus invisibilisés - même s'ils ont le mérite
d'exister au même titre que les dessins capitalocènes
de La
Danse des vivants
- que les 17 autres mises en scène des eaux glacées
du calcul égoïste. Le dessinateur privilégie donc
l'éclairage de la responsabilité individuelle liée
aux tares ataviques de l'humain. Jean Bruller s'est
échappé par cette porte de sortie pour mieux revenir
dans le couloir philosophique et idéologique auquel
il était habitué. Il revint à ce qu'il savait faire.
Il n'élimina pas totalement cet inconnu venant du réel
historique qui réussit à se glisser par la porte mentale
entrouverte du dessinateur.
Jean
Bruller se sentait dans son élément dans ces micro-lectures, à un niveau intime. C'est une
image des hommes qu'on ne peut nier, évidemment, mais il convient
de regarder derrière l'image, cette illusion qui se
superpose au réel. Il faut remonter
aux mécanismes d'une société donnée et analyser comment la société bourgeoise
engendre des formes de subjectivité. La subjectivité
peut être autonome, mais elle se révèle davantage comme contrainte
sociale intériorisée. Jean Bruller ne mit pas en exergue
le fait que la subjectivité extériorisée par de l'agressivité, dans
un effet de masse, est travaillée par des pouvoirs.
L'intériorisation des
rapports de domination explique pourquoi des affects
s'emparent des masses, se dirigent vers des cibles selon
les conjonctures, désirent la pulsion de mort.
Cet album de 1936
illustre un moment de régression des humains favorables
à la guerre et au massacre. Il ne s'aventure pas en
revanche dans la lignée claire d'une réflexion sur ce
potentiel de barbarie comme facteur inhérent à la société
bourgeoise et capitaliste. Son album ne relève pas d'un
projet d'une anthropologie
historique de la société bourgeoise et capitaliste.
Pour autant, ponctuellement (4 dessins de cet album,
dessins capitalocènes de La
Danse des vivants et
de Vendredi), il n'évacua pas les formes de manipulation directe des masses par
les dirigeants. Il les plaça en parallèle, mais ne les
intégra pas à son système. L'aurait-il fait que ledit
système s'effondrait. Placer à côté, sans relier étroitement,
c'est le propre de notre artiste. Dans ses théories
scientifiques de l'émergence de la pensée dans le cerveau
humain, il fit de même. C'est pourquoi le caractère
duel définit au mieux Jean Bruller-Vercors.
S'appesantir sur la description des
pensées intéressées de chaque individu, c'est dans le
cas du dessinateur oublier
les mécanismes
qui engendrent ces pensées. C'est responsabiliser l'individu
seul ou quasiment. C'est aussi un moyen de dire que si tous individuellement
n'étaient pas égoïstes, la guerre serait évitable. Donc
la solution serait à trouver au niveau individuel pour faire masse et transformer
le cours du monde. On comprend dès lors la philosophie
d'après-guerre qui adjoint une solution et des
stratégies au
niveau individuel. Cette philosophie d'après-guerre
se greffe à la première, mais ne remplace pas
la théorie initiale. C'est ce que je démontre à
cette page.
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Article mis
en ligne le 6 janvier et le 11 février 2020
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