Une renarde, traquée par une meute de chiens lors d’une
chasse, se dirige désespérément vers la maison du narrateur Albert Richwick qui
contemple la scène, horrifié et impuissant. Lorsqu’elle pénètre dans les
fourrés qui entourent sa demeure, le narrateur accourt pour la sauver et il
finit par extirper de ces buissons…une femme!
Un compte-rendu intéressant du groupe
de lecture "Voix
au chapitre"
GENESE
UN CONTE PHILOSOPHIQUE
Un roman fantastique ?
Un conte
philosophique
LES PERSONNAGES
Sylva, la
femme-renarde
La
domestication de l’animal
La
scène du miroir
Se
reconnaître dans un miroir
La
prise de conscience de soi
Le
stade du miroir
La
prise de conscience de la mort
La
mort du chien Baron
Sylva,
une femme en cours d’éducation
Dorothy :
l’impossible et tragique retour vers l’état de nature
Dorothy,
une femme singulière et mystérieuse
La
révolte de l’animal dénaturé contre son gré
L’abandon
définitif
Albert
Richwick
Le
maître de sa renarde
Le
dilemme d’Albert : entre le père et l’amant
Le
Pygmalion
THEMATIQUES
Un roman
d’amour
Des animaux
dénaturés
Regard,
immobilité et silence
I GENESE
Une renarde, traquée par une meute de chiens lors d’une
chasse, se dirige désespérément vers la maison du narrateur Albert Richwick qui
contemple la scène, horrifié et impuissant. Lorsqu’elle pénètre dans les
fourrés qui entourent sa demeure, le narrateur accourt pour la sauver et il
finit par extirper de ces buissons…une femme ! Conscient d’emblée de son
rôle de protecteur, il recueille chez lui celle qui a désormais biologiquement
un corps humain et, à force de patience, de persévérance et d’amour, il
l’éduque, lui apprend à parler et à s’humaniser.
Tel pourrait être le résumé très général du roman Sylva
paru en 1961. Pourtant ce ne serait qu’un bien pâle résumé qui ne tiendrait
pas compte des pensées et des convictions que Vercors s’est forgées
progressivement depuis qu’il a pris la plume en 1942. Dans ses entretiens avec
Gilles Plazy publiés sous le titre A dire vrai, il rappelle en effet que
ce roman et Les Animaux dénaturés, un conte philosophique paru en 1952,
sont « la mise en exemples imaginaires de [s]on essai La Sédition
humaine » ( Plus ou moins homme publié en 1950).
Loin de constituer une nouvelle étape de l’évolution de
l’écrivain, ce roman apparaît au contraire comme l’illustration et comme
l’apogée de ses réflexions sur la qualité
d’homme :
« Quand j’ai écrit ce conte, mes convictions
étaient assises, je cherchais seulement à les éclairer d’une façon
différente : la convergence des points de vue affirme le bien-fondé d’une
même conception ».
C’est chez une amie à Londres que lui vient à l’esprit ce
sujet quand il redécouvre un roman de 1922 de David Garnett intitulé Lady
into fox (La femme changée en renard) : au cours d’une
promenade dans une forêt d’Angleterre, Silvia Tebrick se transforme en renarde
au pelage roux au moment où une chasse à courre passe. Cependant, si
physiquement Silvia est devenue un animal, en revanche elle n’en continue pas
moins dans un premier temps à se comporter en femme, à garder les mêmes
habitudes qu’auparavant et à manifester de l’amour à son mari Richard ;
malheureusement pour ce dernier, toujours profondément amoureux, l’attitude
mentale de son épouse coïncide de plus en plus avec son aspect biologique de
renarde : obéissant bientôt à son instinct animal, elle se désintéresse de
ses activités humaines, mord, tue un lapin et fuit finalement dans la forêt
pour donner naissance à des renardeaux !
« Je tenais mon sujet ! Si je changeais
inversement une renarde en femme, celle-ci suivrait évidemment l’évolution
contraire ; elle resterait d’évidence mentalement renarde, tant qu’elle
n’aurait pas pris conscience de ce qu’est la condition humaine, ce qui enfin
provoquerait en elle un premier mouvement de rébellion, et en ferait du coup,
et véritablement, un être humain ».
Sylva semble donc au
premier abord une adaptation contradictoire du récit du britannique
Garnett : l’histoire se passe en Grande-Bretagne ; la métamorphose
physique, puis mentale de l’héroïne de Vercors est l’exact inverse de celle de
Garnett et de nombreux personnages, telle la nurse Mrs Bumley inventée par
Garnett, réapparaissent même sous la
plume de Vercors.
Mais la comparaison s’arrête là.
Vercors ne cache pas que le roman
de Garnett a constitué un point de départ pour lui ; il n’hésite pas à
évoquer explicitement par trois fois dans les premières pages de son roman
celui qui l’a inspiré. Ainsi, quand le narrateur Albert entend les prémices de
la chasse à courre, il laisse son portillon ouvert et explique dans une
parenthèse ce geste inhabituel par la lecture de Lady into fox : « (peut-être,
après tout, le souvenir inconscient de la dernière chasse, à la fin du récit de
David Garnett ? Celle où son héroïne est déchirée par les chiens dans les
bras mêmes de son mari ?) ». Néanmoins, cette lecture récente le
déçoit contrairement au récit de la Métamorphose de Kafka qu’il juge
bien supérieur ; il ne voit dans l’œuvre britannique qu’une « donnée
amusante » qui égaie son voyage ennuyeux en train, car « la
lente évolution d’une dame du monde en animal sauvage [lui] parut languissante,
manquer de force et d’intérêt ».
A sa sortie en 1922, Lady into
fox en dérouta plus d’ un. Comment en effet interpréter cette
histoire de métamorphose ? Et comment classer ce récit : roman
fantastique, conte, fable ? Le débat n’est
pas clairement tranché à l’heure actuelle.
Vercors, s’il reprend le concept général de Garnett, s’en
éloigne résolument pour proposer ouvertement à ses lecteurs un conte
philosophique. Silvia est ainsi devenue symboliquement Sylva, prénom qu’Albert
choisit en hommage à Garnett ; mais Sylva a un sens plus profond,
puisqu’il signifie « forêt » par son étymologie latine (sylva, ae,
nom féminin). Vercors souhaite donc faire comprendre à ses lecteurs que tout
homme est un animal….mais un animal dénaturé !
1)
Un roman fantastique ?
Cet hypotexte Lady into fox est un roman à bien des
égards fantaisiste ; nous sommes donc en droit de nous demander si Sylva
n’appartient pas à la lignée des récits fantastiques. Le chapitre premier
du roman offre en effet aux lecteurs la métamorphose d’un animal en être
humain. Cette transformation se passe dans l’affolement et la précipitation, le
renard apeuré et haletant étant sur le point d’être rattrapé par les chiens.
C’est en se jetant dans la haie qui appartient à Albert que l’événement
surnaturel s’accomplit :
« Mais le renard
fuyait devant moi, cherchait affolé un trou dans la haie, talonné par les chiens hurlants »
(…)
« Et soudain ce fut
le silence »
(…)
« Plus de renard.
Mais sortant de la haie, à fleur de terre, une paire de jambes nues. Elles se
débattaient. Le reste du corps, dans la haie , tentait de la traverser, il
se déchirait aux épines ».
Ce
phénomène peut légitimement être classé dans le registre fantastique suivant la
définition de Todorov dans son Introduction à la littérature
fantastique :
« Dans
un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, se produit un événement
qui ne peut s'expliquer par les lois de ce même monde familier ».
Le récit débute
bien dans un cadre réel et banal : Albert Richwick, dont on peut vérifier
l’existence « sur les registres de l’état civil », plonge dans
cette surprenante aventure à « cinq heures du soir » « le 16
octobre 1924 ». Or, lorsqu’il tire à lui l’être qui s’est jeté dans
ses fourrés afin de lui sauver la vie, il ne peut opter que pour l’une de ces
deux solutions rappelées par Todorov :
« ou bien il
s'agit d'une illusion des sens, d'un produit de l'imagination et les
lois du monde restent alors ce qu'elles sont ; ou
bien l'événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la
réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de
nous ».
Qui a réellement vu
cette métamorphose ? Personne, pas même le narrateur. Au moment de la
plus forte intensité dramatique de la poursuite pendant laquelle déplacements
rapides et bruits assourdissants des aboiements se conjuguent, Albert éprouve
une peur indicible qui lui glace le sang et
« Déjà je
me bouchai les yeux devant l’horreur du spectacle ».
Les chiens
eux-mêmes sont complètement déroutés : ils cherchent leur renard, flairent
à droite et à gauche dans les fourrés « d’un air incertain, imbécile et
gêné ». Le point d’orgue de cette course-poursuite tient dans la
rupture brutale et immédiate avec la scène alerte faite de rapidité et de vacarme :
« Les aboiements
déchiraient mes oreilles.
Et soudain, ce
fut le silence. Ou plutôt une sorte de grand souffle, haletant et
stupide »
La scène se
ralentit inexorablement ; les chiens s’éloignent « silencieusement ».
Les chasseurs,
trop loin au moment de cette transformation, n’ont rien vu non plus ; et,
lorsqu’ils approchent du lieu, Albert maintient fermement la créature à terre.
Le lecteur, comme Albert, ne peut qu’entendre la déception puis la retraite de
ces hommes :
« J’entendis
le piétinement des chevaux, les cris, les questions, un vaste étonnement »
(…)
« J’entendis
les commandements, les claquements de fouets. Des chiens hurlèrent. Les sabots
des chevaux battirent le tambour, près de la haie, à quelques pieds de mes
oreilles. Enfin tout s’éloigna ».
Plus tard, pour
convaincre le docteur Sullivan de ce prodige, Albert n’hésitera pas à emmener
ce dernier à l’auberge de la Licorne afin qu’Anthony Brown, un passionné
de chasse à courre ayant assisté à cette « disparition », leur
raconte cette scène qui avait laissé animaux et humains pantois.
Vercors a
habilement maintenu le suspense dans cet incipit alerte et il a réussi à mettre son lecteur dans la
situation périlleuse et angoissante d’Albert qui espère sauver cette créature.
Plongé dans l’action, Albert n’a pas eu le temps de réfléchir à ce
phénomène ; il n’a pas eu à choisir : croire ou non en une
explication rationnelle n’est pas sa préoccupation du moment. Nous sommes donc
obligés de reconnaître la dimension fantastique du début de l’œuvre, car
d’après Todorov :
« Le fantastique occupe le temps de cette incertitude
; dès qu'on choisit l'une ou l'autre réponse, on quitte le fantastique pour
entrer dans un genre voisin, l'étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c'est
l'hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face
à un événement en apparence surnaturel »
Pourtant des
indices disséminés ça et là poussent à faire penser que cette femme est bel et
bien ce renard dont on suivait avec passion le destin quelques minutes
auparavant. Ce corps doté d’une « paire
de jambes nues » ressemble effectivement physiquement à celui d’une
femme, mais il obéit encore aux lois animales. Physiquement et instinctivement,
il lui reste des caractéristiques animales : ses dents, « très
pointues » lui servent à mordre la main de Richwick afin de fuir celui
qu’elle considère comme un ennemi potentiel ; puis, tel un animal
finalement vaincu, elle reste alors à la merci du narrateur, « allongée
sur le flanc, épuisée ».
Ce n’est qu’une
fois le danger passé qu’Albert réfléchit à ce prodige et qu’il décide de croire
à cette transformation. Même s’il insiste lui-même fort longtemps sur son
hésitation manifeste, force lui est de
se rendre à l’évidence après avoir vécu la longue expérience de l’éducation de
Sylva : la renarde s’est métamorphosée en jeune femme fort ravissante…
Quand il se confie
à Sullivan et à Dorothy, il convoque les propos de Garnett pour introduire son
histoire difficile à croire : « les prodiges ne sont pas aussi
rares qu’on le croit ; il faudrait plutôt dire, précise-t-il, qu’ils se
produisent sans ordre ». Et quand il décide de raconter
rétrospectivement son aventure, Albert est pleinement convaincu ; il
constate la transformation en essayant d’être le plus précis possible, mais il
ne s’embarrasse plus ensuite d’explications qu’il juge inutiles. S’il
s’appesantit un chapitre entier à raconter ce phénomène, en revanche il arrête
là toute tentative de compréhension par la suite :
« Ce que
j’ai en tête de raconter, ce n’est pas le prodige lui-même. J’en ai tout dit et
je n’ai rien à ajouter au récit que je viens d’en faire. Ce qui me semble
mériter le travail que j’ai entrepris, ce sont en vérité les choses qui ont
suivi ».
Il opte donc
résolument pour la véracité de ce qui s’est produit. S’il a choisi cette voie,
le récit ne peut alors plus être simplement classé dans le fantastique. Vercors
a utilisé ce motif de la métamorphose comme moyen et comme tremplin à une
réflexion sérieuse sur l’acquisition de la qualité humaine.
Nous pourrions
penser de nouveau à ce registre
fantastique à la fin de ce roman : Sylva, totalement femme après un
apprentissage douloureux à l’humanité (et ce, même s’il lui reste du chemin à
parcourir), met au monde un renardeau! Comme Paul Misraki le rappelle dans son
courrier à Vercors regroupé dans Les Chemins de l’être, il convient tout
d’abord de ne pas perdre tout sens de la fantaisie quand on lit ce roman. Mais
à ceux qui ont conclu que Sylva n’avait jamais cessé au fond d’être une
renarde, Vercors rappelle dans ses entretiens avec Gilles Plazy qu’il ne
faut pas donner « à l’organisme la priorité sur l’esprit » :
« par ses
organes, par ses ovaires, son organisme est demeuré celui d’un animal ;
mais par sa rébellion, sa fonction cérébrale est devenue celle d’une personne
humaine ».
Et quand Gilles
Plazy demande si l’on peut ranger Sylva dans la science-fiction,
l’écrivain récuse encore catégoriquement cette classification :
« Absolument pas. (…) Une sédition qui n’est pas au
futur, mais qui depuis plus de mille ans a spécifié l’humain. Déterminer non au
futur mais dans le passé, la frontière qui sépare l’homme minimal de l’animal
supérieur n’est pas de la science-fiction ».
Que Sylva donne
naissance à un renardeau peut nous replonger dans l’univers fantastique ;
pourtant, les événements surnaturels n’apparaissent qu’aux extrémités de
l’œuvre entière. Il est donc légitimement difficile de classer ce roman dans le
genre fantastique et de ne pas chercher un sens allégorique au récit.
2)
Un conte philosophique
La métamorphose d’un animal en
femme, loin de n’être qu’une thématique du récit fantastique, sert au contraire
à distinguer fondamentalement l’homme de la bête. Vercors place Sylva dans
la lignée des contes philosophiques, telle La Métamorphose de Kafka
qu’Albert préfère au roman de Garnett. Sylva est ainsi explicitement une
mise en pratique de son essai La Sédition humaine.
Dans cet essai, Vercors est à la
recherche de la définition de la spécificité humaine. Son but est de fonder une
éthique non pas « relative aux états transitoires
et changeants des sociétés et des mœurs, mais bien quasi-absolue puisque
relative à la qualité d’homme en soi ».
Mais c’est une « éthique
en perpétuelle évolution », car « seule de toute la création
terrestre, l’espèce humaine a un comportement extrêmement divers, changeant le
long du temps, variable avec les latitudes ».
Vercors constate que « l’ignorance
de soi-même est consubstantielle à l’être animé » ; l’être n’a « rien
cherché à comprendre » : « l’animal est, c’est
tout ». Il vit au sein de la Nature et fait Un avec elle sans se poser
de questions et sans s’en détacher. Or, l’anthropoïde, qui a des capacités
d’abstraction et des facultés pour former un concept, refuse cette condition
naturelle. Cet anthropoïde s’est alors « arraché à lui-même et il a
progressivement cherché à comprendre ». A ce moment-là, il a constaté
son ignorance, puis a refusé cette condition d’ignorant :
« cette volonté de
connaissance, qui trace la limite entre l’homme (qui refuse son ignorance) et
la bête (qui l’accepte ou mieux encore : fait un avec elle), c’est une
révolte ».
Or, se mettre « à part
de soi-même » et « à part de la Nature », c’est
entrer en « dissidence », puis en « rébellion » contre
la Nature. Mais « désormais rebelles, on ne nous aide plus » et
la Nature « se défend contre nous pied à pied ». Exclu de la
communauté, l’homme banni est exilé, il connaît la solitude et refuse
cette condition :
« L’homme était né ».
Pour Vercors, « ce que
nous appelons « homme », c’est [donc] cette conscience de soi
révoltée contre le sort qui lui est fait, impitoyable et trompeur ».
La qualité d’homme se reconnaît à
cette « éthique de rebelles », car « ce qui crée
l’homme, c’est sa lutte contre la Nature ».
Le personnage de Sylva illustre cette théorie que Vercors
place dans la bouche du narrateur et du docteur Sullivan. Pour ce dernier, qui
se passionne progressivement pour son cas, Sylva résume l’histoire des
hommes ; elle est une créature « d’avant la Préhistoire » :
« En fait, cette créature nous ramène cinq cent mille
ans en arrière : quand les tout premiers hommes, avec leur cerveau
entièrement constitué, mais encore vide comme celui de toute expérience, de
toute connaissance, ont surgi tout à neuf de l’animalité ! ».
Cette femme-renarde
offre un condensé accéléré de l’histoire de l’humanité. Elle permet une réflexion ontologique
centrée sur la recherche de l’essence de la personne humaine.
Au début de son
éducation, Sylva réagit encore comme un animal ; elle passe notamment la
plupart de son temps, à dormir, remède contre l’ennui :
« On dirait qu’à peine inoccupé, l’être vivant prend
conscience de sa condition de créature inexplicable, inexpliquée, dont
l’existence semble vide de toute utilité comme de toute cause raisonnable.
L’ennui de l’animal prend plus que le nôtre encore cette signification de
totale vanité… ».
Sullivan comprend alors
que Sylva a besoin de savoir qu’elle existe afin de progresser vers
l’humanité ; c’est ainsi qu’il propose à Albert l’expérience
déterminante du miroir :
« L’esprit de l’homme (…) est né avec l’individu.
Voilà la clé de tout. Quand il a découvert qu’il existait, séparément du
reste des choses, et du reste de sa meute. La meute lui a servi de miroir
évidemment pour cette découverte, mais en même temps elle l’a retardée. Nous
nous trouvons devant la même dialectique ».
Sullivan ne croyait pas
si bien dire ! Quand Sylva se reconnaît enfin dans un miroir, elle fait un
bond prodigieux en avant. Sa peur panique, d’abord incompréhensible pour Albert
qui réagit suivant ses habitudes humaines, sera ensuite source de réflexion sur
l’évolution de l’humanité ; il a conscience que cette séparation entre
l’homme et la Nature, si naturelle pour l’homme de son époque, est une
révélation angoissante pour un être soudain « exilé de la tutélaire
nature ». Sa pensée se tourne alors vers
nos aïeux de Neandertal :
« ces primates à barbes et à crinières qui (…) durent se
découvrir dans le regard des autres, dans leurs cris, leurs menaces, leurs
gesticulations et leur hostilité – et qui se découvrirent comme ils étaient,
fragiles et nus et solitaires, livrés à leurs seules forces au sein des forêts
effrayantes ».
La prise de conscience
de la mort, deuxième étape fondamentale pour Sylva, accélère davantage le
processus d’humanisation qui entraîne des changements notables et
irréversibles : elle qui agissait par instinct se met à hésiter entre
plusieurs choix, parce qu’elle utilise sa raison : « Là est
(…) la frontière qui sépare l’instinct de l’intelligence », frontière « tranchée au couteau » qui sépare l’animal de l’homme.
L’indécision, « essence
même de l’être humain », régit désormais
la conduite de Sylva qui commence à s’interroger et à interroger son entourage
dont elle constate avec stupéfaction l’ignorance. Mais elle prend petit à petit
le chemin de l’homme : elle oublie peu à peu « le scandale qui
l’avait d’abord révoltée : cette ignorance elle-même » et elle perd l’inquiétude « et avec
l’inquiétude, le sentiment de cette Ignorance totale qui l’avait d’abord
effrayée ». En un an, Sylva passe donc « des
effrois de l’âge paléolithique aux calmes assurances de la civilisation
britannique moderne ».
III LES PRINCIPAUX PERSONNAGES
1)
Sylva, la femme-renarde
Transformée en femme, Sylva
n’en garde pas moins toutes ses réactions animales. Ce n’est pas parce qu’elle
est désormais biologiquement et définitivement humaine qu’elle a mentalement
conquis cette spécificité qui pourrait la distinguer inexorablement de
l’animal. Un long apprentissage va progressivement la conduire vers l’humanité.
Albert recueille chez lui une créature qui a l’apparence
d’une belle jeune femme ; elle a cependant des particularités physiques
rappelant ses origines : ses yeux sont « brillants »,
l’œil est « très fendu, très vif », « le nez
fin , les pommettes très hautes, à la mongole, les joues triangulaires et
le menton pointu » ; Son « mince visage pointu »
est encadré par des cheveux « qu’elle
avait d’un beau roux tirant par endroits sur le fauve ».
C’est surtout son
attitude qui retient l’attention d’Albert et du lecteur. Sylva se comporte en effet comme un
renard : par peur d’Albert, elle attrape « sa cravate dans sa
petite mâchoire » et tel un renard agile, bondit sur tous les meubles
et va se musser en dernier ressort entre le mur et une petite commode. Elle est
cependant dépendante de lui pour se nourrir et Albert va en profiter pour
l’apprivoiser progressivement : sentant l’odeur d’un petit caneton, le « nez
rose » de Sylva sort doucement des draps, renifle et retourne sous la
couverture une fois sa proie saisie;
toujours méfiante, Sylva vole rapidement une autre proie des mains
d’Albert et disparaît pour manger (en grimpant immédiatement sur l’armoire par
exemple). Puis s’habituant à lui, elle finit par prendre la nourriture en « frétil-l[ant]
de l’arrière-train » et à manger devant lui. Au bout de quinze jours,
Sylva répond à son nom, se laisse gratter comme un chien et se montre attachée
à son protecteur en lui passant sur le visage un coup de langue
reconnaissant !
Très vite, elle ressemble à un chien intelligent :
quoique encore réticente à l’eau, elle accepte de s’habiller au point de ne
plus vouloir se séparer de ses vêtements ce qui rapidement répand des odeurs
nauséabondes dans la chambre. Très dépendante d’Albert, elle ne le quitte pas
d’une semelle le jour et dort en boule à
ses pieds la nuit même si, tel un renard, elle ne dort toujours que d’un œil.
Quand Dorothy et Sullivan la découvrent, Sylva agit comme
un vrai animal domestiqué et bien dressé : elle se lave seule depuis
l’arrivée de Nanny, s’habille sans aucune aide et mange à table. De plus, elle
possède une centaine de mots ; tel un perroquet, elle répète ce que son entourage dit et
comprend les questions les plus simples qui restent en rapport avec les
activités les plus usuelles et les plus utilitaires pour elle.
Pourtant, elle n’est encore qu’un animal : si Nanny
l’interroge sur ses sentiments, Sylva, qui a appris sa leçon, lance un « T’aime »
qui a très peu de lien avec un attachement humain. De même, ses progrès dans la
domestication sont constamment contrebalancés par des régressions instinctives
brutales. La première fois qu’Albert veut l’habiller, Sylva recule et se terre
dans une attitude totalement animale ; le narrateur ne regagne péniblement
sa confiance qu’au bout de deux jours entiers. Un peu plus tard, Albert
l’attache pour aérer la pièce imprégnée de la forte odeur de Sylva ; elle
mord, se débat, boude pendant deux jours, puis réussit à s’échapper en sautant
par la fenêtre et en franchissant la haie. Cette haie, qui symbolisait son
passage de l’animalité à l’humanité physique dans l’incipit,
est cette fois franchie en sens inverse, puisqu’elle regagne sa forêt :
son instinct animal est toujours intact.
Mais de petits changements ont lieu : revenue après
trois jours de fuite, elle tente à nouveau de s’échapper, mais s’arrête, car
elle a en mémoire le fait que la forêt, ne reconnaissant plus l’animal qu’elle
était, la repousse. Une larme coule alors sur son visage. Elle semble aussi
éprouver de la méfiance et de la jalousie envers Dorothy qu’elle prend pour une
rivale. De même son attitude est petit à petit plus posée même si, après avoir
renoncé au sommeil lorsqu’elle s’ennuyait, elle ressent le besoin impérieux de
se déplacer dans toutes les pièces de la maison.
Albert désespère de voir sa renarde évoluer de manière
déterminante vers l’humanité ; ses progrès, quoique réels, sont trop lents
à son goût et ne relèvent que de la simple domestication. Il se trompe, parce
que des changements qui passent inaperçus à ses yeux témoignent d’un esprit qui se met en
branle : un soir, Sylva goûte une glace, puis se met à souffler dessus, ce
qui amuse son entourage alors qu’il aurait dû comprendre que des relations de cause à effet s’étaient produits dans le
cerveau de Sylva. Albert est donc d’autant plus surpris lorsque se produit la
scène du miroir.
a) Se reconnaître dans le miroir
La scène du miroir, relatée au chapitre XX de la Première
Partie, constitue la première étape-clef
de l’évolution irrémédiable de Sylva. Avant cet épisode, la jeune femme
a été mise en contact avec cet objet grâce à l’obstination d’Albert qui tente
de lui faire comprendre que l’image qu’elle aperçoit dans le miroir est la
sienne. Mais Sylva n’avait jusqu’à cette scène fondamentale pas fait le lien
entre cette image reflétée et elle-même. La première fois que son entourage
apporte une psyché dans sa chambre, Sylva n’y fait même pas
attention ; on la place alors face
à un miroir ; elle semble s’y voir mais sans se reconnaître et elle se dirige
derrière l’objet pour tenter d’apercevoir la personne qu’elle ne prend pas pour
elle-même ; elle renifle son image comme le ferait un animal, puis s’en
désintéresse. Quelque temps après, elle singe Nanny en se brossant comme elle
les cheveux devant le miroir. Lorsque Nanny lui met une rose dans les cheveux,
Sylva la voit dans le miroir, tente de la saisir et se cogne douloureusement à
l’objet. Néanmoins Nanny s’acharne pendant des semaines et sa persévérance
finit par porter ses fruits.
Une nuit, Albert surprend Sylva
penchée à quelques centimètres de son visage d’un air songeur avant de se
diriger vers le miroir, objet qu’elle connaît bien désormais après ses
multiples expériences avortées. Le long et patient travail d’Albert a porté ses
fruits, car sa cervelle de renarde est perturbée par cet objet étonnant. Le
lecteur, comme le narrateur, sent que Sylva souhaite résoudre ce qui reste pour
elle un problème insoluble. C’est donc spontanément qu’elle se dirige vers le
miroir et c’est docilement cette fois qu’elle se laisse emmener par Albert
devant le « grand miroir au mur » dans la salle de bains,
pièce attenante à la chambre. Se produit alors un changement irrémédiable dans
la tête de Sylva : elle comprend brutalement que l’image qu’elle aperçoit
dans le miroir est son propre reflet ! Cette évolution est perceptible
grâce à l’isotopie du regard et de la vue qui parcourt cet extrait
fondamental : dans la chambre, elle ne fait qu’observer le miroir sans
regarder son propre reflet. Elle s’intéresse ainsi comme à son habitude plus à
l’objet en soi qu’à sa fonction propre. Mais, dans la salle de bains, devant ce
« grand miroir au mur », « elle s’y regarde » aux
côtés d’Albert. La révélation, instantanée et brusque, est visible à ses
diverses réactions physiques. D’abord, « Ses yeux lentement
s’élargissent » par la stupeur due à la conclusion qu’elle en
tire ; suivent immédiatement l’angoisse face à un tel bouleversement et la
frayeur extrême : elle fuit et va se cacher entre le mur et une commode en
levant vers Albert « des yeux dilatés » et « un visage
transi ».
Un abîme s’est ouvert sous ses
pieds de renarde ; la gradation dans l’utilisation de ce champ lexical a
fait basculer Sylva vers l’humanité en une fraction de seconde de manière
irrémédiable et définitive.
b) La prise de conscience de
soi
Cette prise de conscience est
habilement rythmée par le tempo du récit qui varie suivant les phases
successives des sensations et de l’embryon de conscience de Sylva. Toute la
mise en scène, dynamique par le présent de narration, est dramatisée par des
notations typiquement visuelles : quand la jeune femme cherche à
comprendre, la scène (au décor minimaliste pour mettre en valeur l’objet
essentiel qu’est le miroir) est lente et progressive ; et, une fois la
révélation effective, l’accélération du rythme offre au lecteur les réactions
primaires de l’héroïne. La peur instinctive face à la réalité ramène Sylva dans
l’animalité, puisqu’elle fuit comme un petit animal apeuré en glapissant et en
se tortillant pour échapper à son éducateur. Mais la révolution mentale a bien
eu lieu et Sylva est acculée à poursuivre son chemin symbolique vers
l’humanité, parce qu’elle sait maintenant qu’elle existe.
Bien qu’ elle ait fui le miroir
pour ne pas voir la réalité en face, bien qu’ elle ait montré des
réactions primaires face à l’évidence, elle n’ignore plus à ce stade qu’elle est
Sylva. Grâce au rythme de nouveau ralenti, le lecteur, retenant son souffle,
assiste à une nouvelle étape dans la lente construction de l’identité humaine
de Sylva. Avec hésitation, l’héroïne tapie dans son coin explore une à une
toutes les parties de son corps, notamment son « visage », nom
caractéristique utilisé pour parler de l’homme. La relation entre son corps et
son être devient indéniable lorsqu’en continuant à tâtonner son propre corps,
Sylva prononce son propre nom. Elle joint donc le geste à la parole, même si
elle le fait de manière enfantine puisque son vocabulaire n’est pas encore
riche au point de construire des phrases complexes. Quoi qu’il en soit, sa
Parole par laquelle elle nomme sa propre identité dévoile son essence.
c) Le stade du miroir
Sylva se reconnaît enfin dans le
miroir ; elle ne se dissocie plus de l’image de femme qu’elle renvoie
alors qu’auparavant elle appartenait complètement à la Nature sans en avoir
aucunement conscience. Elle s’arrache donc à sa nature première et se voit avec
une identité propre et indépendante de tout autre. Cette scène-clef illustre
symboliquement la théorie de Lacan : celle du stade du miroir.
Dans Ecrits I, Jacques
Lacan souligne en effet que le stade du miroir est formateur de la fonction du
« je ». Tel le jeune enfant que décrit Piaget, Sylva ne se dissocie
pas du Tout et elle est en totale fusion avec celui qui est son guide et son
mentor. C’est seulement en se reconnaissant dans le miroir qu’elle devient un
individu à part entière, distinct des autres. Néanmoins, ce processus, qui se
fait naturellement chez le petit enfant, ne s’effectue pas sans heurt profond
chez notre renarde. Cette révélation entérinée par Albert la plonge dans le
plus grand désarroi. Elle refuse obstinément d’aller de nouveau vers le miroir
quand Albert l’y enjoint ; tel un animal, elle se débat, ruse et réussit à
s’échapper. Cette seconde fuite éperdue, qui accélère le tempo pour la deuxième
fois, révèle encore une fois qu’elle ne veut pas voir l’évidence. Mais
cette lente révolution mentale est irréversible : elle ne peut plus ignorer
qu’elle se sait être Sylva. Même lorsqu’elle brise tous les miroirs, elle ne
peut plus ignorer qu’ « elle existe irrémédiablement ».
D’ailleurs, peu après, elle se montre de nouveau attirée par cet objet.
Cette scène du miroir est donc la
première phase déterminante dans la construction de son identité humaine. Il
n’est d’ailleurs pas anodin que Vercors ait utilisé le substantif « psyché »
au début de la scène, l’étymologie grecque « Psukhê » signifiant
« âme ».
a) La mort du chien Baron
La progression de Sylva vers
l’humanité connaît une deuxième phase fondamentale et dramatique dans le
chapitre XXV de la Deuxième Partie, quand le chien Baron, avec lequel elle joue
souvent, meurt en s’étranglant une nuit avec sa chaîne. Sylva ne comprend pas
et essaie longtemps de remettre le chien sur ses pattes. Elle reste impassible
également lorsque Richwick enterre devant elle l’animal. Elle court même par
deux fois pour le déterrer, espérant pouvoir jouer avec lui !
La deuxième fois, Albert laisse agir sa protégée :
devant le cadavre décomposé de la bête, il la met face à l’évidence en
affirmant le plus doucement possible que Baron est mort. Sylva connaît alors le
deuxième bouleversement de sa vie : un être est voué à mourir.
Si Albert emploie le mot juste, Sylva, quant à
elle, utilise encore cependant son langage enfantin : « Plus…jouer… ? ».
Pourtant, elle commence à saisir tout le sens de cette idée et « sa pensée, ce qu’il faut bien
appeler désormais sa pensée, une fois mise en branle, était en train de ravager
sa pauvre petite cervelle de renarde à une telle vitesse, qu’elle en était déjà
aux conclusions ». Le cheminement de sa pensée va effectivement très
vite : si Baron le chien peut mourir, Albert (qu’elle surnomme Bonny) peut
aussi disparaître un jour ; et c’est toujours avec son langage de jeune
enfant qu’elle émet cette hypothèse : « Bonny aussi, plus
jouer ? ». Le narrateur ne saisit pas à quel point sa
« renarde » a appréhendé toute l’horreur de la mort ; il prend
donc cette phrase au pied de la lettre : Sylva craint qu’il ne jouera plus
avec elle, voilà tout ! et il s’empresse de la rassurer. Mais, même si
l’héroïne n’a pas tout le vocabulaire approprié pour se faire comprendre, cela
ne signifie pas qu’elle n’a pas saisi l’enjeu de cette scène. Elle répète la
question par trois fois de manière insistante à Albert ; l’intonation,
différente à chaque répétition, informe Bonny de sa prise de conscience
progressive : d’abord « sans intonation », puis d’un « ton
impérieux » et enfin « sa voix se brisa ».
Albert est mis au pied du mur et,
malgré l’interdiction muette et suppliante de la gouvernante Nanny, il révèle
la terrible vérité à Sylva en essayant de l’adoucir le plus possible. Il
reprend ainsi les propres mots de Sylva pour la rassurer : la mort étant
un processus naturel, il mourra un jour. Albert sait que toute tentative
d’atténuation est dérisoire :
« Et du reste, à une
révélation pareille, il n’y a pas d’adoucissement possible. Il faut qu’elle
soit reçue, admise et incorporée dans sa cruelle totalité ».
Le choc face à cette assertion
est visible dans ses réactions physiques, comme à chaque fois. Ses réactions en
chaîne dramatisent la scène d’autant plus que le décor est encore une fois
minimaliste et symbolique : les trois personnages sont devant la tombe
béante du chien décomposé. Le rythme du récit est lui même extrêmement
travaillé : dans un silence pesant, Sylva ouvre la bouche démesurément
avant d’être une sorte de pantin dérisoire par son rire plein d’effroi…rire qui
fait de l’héroïne une « mécanique plaquée sur du vivant » ; suit
un nouveau silence de courte durée avant des hurlements pathétiques et des « Veux
pas ! Veux pas !… » qui pourraient faire penser à une simple
colère d’enfant pour un témoin extérieur. Le lecteur, lui, n’oublie pas que
l’héroïne n’a pas encore accès à un langage plus élaboré ; il comprend
cependant pleinement qu’elle est en train de naître douloureusement à
l’humanité. Puis vient le silence de l’impuissance : livide et abattue,
Sylva montre des signes d’un désespoir extrême. La progression mentale de Sylva
dans la marche à l’humanité culmine dans une dernière question lapidaire qui
clôt le chapitre et qui témoigne de la gradation dramatique de cette
scène-clef : « Et Sylva ?… ».
Il reste à
Sylva un long chemin à parcourir encore ; mais, consciente du sens
tragique de la vie, Sylva ne peut qu’entrer en dissidence et se révolter contre
la Nature. Elle acquiert ainsi sa
spécificité humaine :
« L’existence
de l’animal reste asservie à son essence, celle de l’homme s’en est
libérée : dès lors cessons d’être rebelles nous cesserons d’être libres –
et nous cesserons d’être hommes » ( La Sédition humaine).
b) Sylva,
une femme en cours d’éducation
Après ces deux scènes-clés,
Sylva évolue à une vitesse inespérée : elle forme des concepts abstraits.
Ainsi elle reconnaît des pommes sur un tableau puisqu’elle désigne le fruit qui
est peint et le compare au référent réel. Elle mettra plus longtemps à
reconnaître un être vivant en peinture, celui-ci étant représenté en arrêt
alors qu’il est en mouvement dans la réalité. Douée, elle apprend aussi à
compter, à lire et à dessiner. Elle façonne même un objet de ses propres mains
tel l’homme du Paléolithique qui avait eu l’idée de fabriquer un outil. Cet
objet fabriqué est donc le témoin d’une pensée conceptuelle chez Sylva. Elle
est assimilée à la fin du récit à « une outre béante toute assoiffée de
questions souvent encore informulées, mais pressantes, et qui reçoit tout à
coup à grands flots l’eau qui la désaltère ».
Le lecteur
quitte le couple au moment où elle met au monde un renardeau. Au terme du
récit, Sylva est devenue une femme bien
que son organisme soit resté celui d’un animal. La question que le lecteur peut
se poser encore concerne non pas sa révolte inhérente –dont on est certain
quand on ferme le livre- mais le degré de sa rébellion comme le signale
Vercors dans La Sédition humaine :
« Nous
sommes tous des rebelles, que nous le voulions ou non. La seule
« liberté » dont nous jouissions, c’est de l’être plus, ou moins, ce
n’est pas autre chose ».
2)
Dorothy : l’impossible et
tragique retour vers l’état de nature
Le personnage de Dorothy est
intéressant dans la mesure où il symbolise le double négatif de Sylva.
Cheminant vers l’humanité, Sylva va lutter ; Dorothy, elle, renonce à
cette lutte qu’elle juge absurde, se soumet volontairement et se déshumanise.
a) Dorothy, une femme
singulière et mystérieuse
Dorothy n’apparaît qu’au
chapitre VII de la Première Partie, puisqu’elle revient auprès de son père
après avoir vécu de longues années à Londres.
Cette belle blonde avait
succombé au charme d’Albert dans sa prime jeunesse et ces deux êtres auraient
pu envisager un possible mariage. Mais Dorothy, pour de mystérieuses raisons,
lui préfère « ce Godfrey trop brillant mais dont le regard
inquiétait » le docteur Sullivan. Albert apprend rapidement que
Dorothy est malheureuse avec son mari et il se sent soulagé quand ce dernier
meurt dans des circonstances troublantes. Pourtant Dorothy demeure dans la
capitale de longues années.
A son retour, elle reste
discrète sur sa vie passée et au cours de leurs visites mutuelles, elle est
souvent silencieuse et elle arbore un « sourire mystérieux ».
Son attitude est d’autant plus étonnante pour Albert qu’elle refuse de manière
voilée sa demande en mariage alors qu’elle semble encore attirée par cet homme.
La preuve la plus éclatante en est sa jalousie manifeste envers Sylva. Au
chapitre XI de la Première Partie, Dorothy se dispute avec Albert à son sujet
et elle ne peut s’empêcher d’avoir un argument
pour le moins inquiétant : se marier avec Sylva serait une mésalliance
déshonorante pour Albert, Sylva ayant trop manifestement le physique exotique
d’une « asiate ». Cet argument raciste fait immédiatement
penser au narrateur à la théorie d’Arthur de Gobineau.
S’il est vrai que Vercors n’insiste pas sur ce sujet dans ce roman, le lecteur
s’aperçoit aisément qu’il s’agit d’une thématique récurrente chez lui qu’il
avait largement exposée dans ses récits antérieurs, notamment dans Les
Animaux dénaturés.
Suite à cette dispute, Dorothy
paraît « maigrie », elle a le « teint brouillé ».
Contrairement à ce que craint Albert, ce n’est pas à cause de lui. Au cours
d’un entretien avec le docteur Sullivan, le narrateur médusé apprend que
Dorothy, quoique studieuse et intelligente, a toujours été « portée à
une étrange faiblesse à l’égard de ses tentations ». Une fois initiée
à la drogue par son mari, elle décide de l’épouser à cause de sa dépendance
rapide à cette substance. La mort de celui-ci dans des circonstances sordides
ne la pousse pas à stopper , bien au contraire. Néanmoins après deux cures de
désintoxication et après avoir perdu son travail à cause de ses absences
répétées, Dorothy fuit cette addiction
en retournant chez son père…en vain.
b) La
révolte de l’animal dénaturé contre son gré
Au chapitre
XXIII de la Deuxième Partie, le père de Dorothy révèle à Albert le secret de la
jeune femme : depuis longtemps déjà, elle se drogue au point de ne plus
pouvoir s’en passer. Elle connaît des phases de profonde exaltation suivies
d’une hébétude et d’une prostration inquiétantes. Médecin, il insiste sur son état
physiologique et psychique ravagé par ce poison ; les propos qu’elle
prononce sous l’emprise de cette drogue ne sont donc pour lui que « sornettes incroyables »
résultant de sa déchéance.
Albert,
confronté depuis plusieurs mois à la femme-renarde, ne peut pas en rester à ce
simple constat ; seul avec Dorothy,
il provoque la discussion et entend alors
les motivations profondes de
celle-ci, motivations non dénuées de sens comme le suggérait son père.
L’intervention
de Dorothy reprend la théorie de Vercors sur la spécificité humaine. Elle
résume la longue marche progressive de son espèce vers l’humanité. Elle
rappelle en effet que les êtres humains se sont révoltés contre leur condition
naturelle et qu’il ont conquis la pensée qui les sépare de la bête. Mais elle
distingue totalement le comportement originel des deux sexes : d’après
elle, ce sont les hommes au crâne « épais » et « solide »
qui ont pris l’initiative de cette dissidence ; les « pauvres
femelles au crâne mince » ont été obligées bien malgré elles de suivre
le mouvement instigué par la race masculine.
Dorothy admet que les hommes souffrent d’être constamment en lutte
contre la Nature ; pourtant, ils sont responsables de cet état de faits,
puisqu’ils ont provoqué cette rupture. Ils ne sont donc pas à plaindre. Quant
aux femmes, elles éprouvent une souffrance plus profonde à cause de l’hybris de
ces hommes, « stupides apprentis sorciers ».
Son discours se
présente comme une longue diatribe contre les hommes, dont Albert est le digne
représentant, et comme une véritable apologie du retour à l’état de nature,
donc animal. De manière péremptoire, Dorothy évoque avec nostalgie cet âge d’or
révolu de ses ancêtres, ces « femelles heureuses » :
« De
quoi avions-nous besoin ? D’être protégées, réchauffées, de jouir et
d’enfanter. Mais non ! ça ne suffisait pas. Il fallait aussi, n’est-ce
pas, que nous pensions ».
Indignée,
Dorothy entre en révolte contre les hommes qui ont plongé les femmes dans le
malheur et elle refuse de subir plus longtemps cette souffrance due à cet exil
loin de la Nature. Opposée aux hommes, elle revendique la liberté de choisir
son destin : elle ne veut plus se détacher de la Nature, elle ne veut plus
connaître ; elle désire au contraire vivre en communion totale avec elle,
comme le font les autres animaux. Pour cela, elle utilise la drogue afin
d’oublier sa condition d’animal dénaturé. Par ce moyen, elle retrouve son état
animal : « Je veux qu’on me laisse dormir. J’ai trouvé ma maison,
ma grotte, mon tonneau. N’espérez plus que vous m’en chasserez ». Ce
n’est pour elle pas une déchéance de redevenir une bête ; c’est au
contraire une tentative d’accéder au bonheur originel.
Sans laisser à
Albert le temps de répondre, Dorothy pare aux deux arguments éventuels de son
adversaire. Elle démontre que le refuge dans la religion est illusoire
quoiqu’elle ait tenté cette solution comme beaucoup de « vieilles
bigotes épouvantées ». Ironique, elle assène violemment à
Albert :
« On ne
me fera plus agenouiller pour me frapper contre la dalle devant l’absurdité du
monde ».
Le « silence
des astres » la persuade de trouver une autre solution. Elle rejoint
en cela la pensée de Vercors qui, dans La Sédition humaine, souligne que
la foi et la religion sont « l’expression pathétique de notre besoin de
comprendre ».
Refuge dans
l’amour ? Dorothy le dénigre tout autant et méprise toutes ces femmes qui
s’y précipitent, tête baissée : « Mais au fond de l’amour il reste
quelque chose quand même : la souffrance. Par conséquent l’esprit. Donc le
désordre. Mauvais remède ».
Dorothy a donc choisi une
troisième voie : celle de la drogue qui lui permet de s’abrutir et d’être
dans un état d’inconscience. Par ce moyen, elle a trouvé une sorte d’apaisement
et d’oubli ; elle retourne à l’état semi-animal et s’en réjouit. Et
pourtant ! ce moyen est aussi illusoire que les deux autres. Il ne l’amène
à l’oubli de sa condition d’animal dénaturé que par intermittences. L’effet de
la drogue s’estompant, Dorothy retourne forcément à son état antérieur de
rebelle consciente de son exil loin de la Nature. Elle refuse sa condition
d’animal dénaturé, soit ; mais la différence entre elle et un animal qui
ignore son ignorance et donc qui ne se révolte pas, c’est que la jeune femme
n’ignore pas qu’elle sait. Pour oublier tout le temps, elle doit donc s’adonner
à la drogue de manière continue et intensive. En cessant la lutte contre la
Nature par la drogue, elle détruit sa vie. Ce moyen illusoire la mène tout
droit à la déchéance physique et mentale…et fatalement à la mort. Et ce n’est
pas pour autant qu’elle réussira à être pleinement une bête formant un Tout
avec la Nature, car « nous sommes tous des rebelles, que nous le
voulions ou non ».
Vercors prend à nouveau le
contre-pied du récit de Garnett. Si au fil de l’évolution de l’espèce,
l’anthropoïde a pu devenir homme en se distinguant de la bête, en revanche
l’inverse est impossible : cette femme ne peut pas être changée en
renarde !
c) L’abandon définitif
Cette dispute avec Albert au
cours de laquelle elle révèle son envie de déchoir à un état semi-animal
convainc Dorothy de retourner à Londres. Albert décide de la rejoindre pour la
sauver d’elle-même, car « ces tourments mêmes étaient d’abord les
tragiques témoins de la qualité de son esprit, de ses douloureuses
interrogations. Elle flanchait sans doute, mais cette déroute était la première
preuve de la violence, donc de la noblesse de la lutte ».
Pourtant, Albert déchante
vite : il plonge dans l’enfer de la drogue avec elle et se rend compte que
Dorothy est allée trop loin. Droguée en permanence, elle se soumet à la « rafale
de désir animal » qu’elle éprouve pour Albert, son amant du moment.
Dès que l’effet de la drogue s’estompe, l’état de douleur et d’inquiétude
revient instantanément. Elle opte pour l’oubli immédiat en replongeant dans les
torpeurs provoquées par la drogue qui est devenue pour elle un cercle vicieux
et dangereux.
Etre homme, c’est vivre
perpétuellement dans l’inquiétude. C’est donc la nouvelle condition définitive
de Sylva hissée à ce niveau par Albert. Or, Dorothy représente le double
inversé de Sylva. Le lecteur est donc en droit de s’interroger sur
l’acceptation des rigueurs de la condition humaine par cette femme-renarde tout
au long de sa vie. S’inscrivent dans son avenir deux solutions
potentielles : cheminer en acceptant la lutte ou y renoncer comme Dorothy.
3)
Albert Richwick, le narrateur
a) Le maître de sa renarde
Pour que le lecteur le croie
digne de confiance, Albert fait dès l’incipit un
plaidoyer pro domo : il se présente comme un homme jouissant d’un
respect certain à Warddey-Court, Somerset. Célibataire, il passe la plupart de
son temps à diriger une ferme ; il
mène ainsi une vie retirée et solitaire. « Singe de
bibliothèque », il est aussi un « homme de bon sens »
de 33 ans le jour où le prodige se produit. Pour parer à toute incrédulité du
lecteur, il explique longuement qu’il
aime la tradition qui maintient l’ordre public ; c’est pourquoi il se
méfie des églises même s’il se qualifie de « bon chrétien »
malgré une « foi peu vigoureuse ».
Recueillir Sylva chez lui
l’amène à jouer le maître qui doit apprivoiser son animal et lui apprendre les bonnes manières. Habilement, il
crée des habitudes lors des repas de sa renarde afin de l’amadouer progressivement :
il demeure ainsi systématiquement dans la chambre, immobile et silencieux,
quand Sylva avale sa proie. Les progrès sont rapides et l’encouragent dans
cette voie, étant donné que la renarde vient lui prendre la nourriture des
mains dans les quinze premiers jours. Et il va même jusqu’à s’émouvoir de sa
reconnaissance animale quand elle le remercie tel un petit animal domestiqué.
Il ne faut cependant pas oublier que cette
créature a le corps d’une charmante jeune femme, (non celui d’une bête) et
qu’elle se promène nue dans la chambre par refus obstiné du moindre vêtement.
Ce simple rôle de maître devient bientôt obsolète.
b) Le dilemme d’Albert :
entre le père et l’amant de Sylva
Albert hésite constamment entre
le rôle de père et celui d’amant. Il la laisse longtemps enfermée dans la
maison par crainte d’une probable fuite en trouvant un argument
imparable à ses yeux : l’ayant sauvée de la mort, il se sent investi
du rôle de protecteur. Il sait en outre que celle qui se présente désormais
sous les traits d’une femme ne pourrait survivre seule dans la forêt. Quand sa
tâche de domestication le décourage parfois, il en vient à souhaiter qu’elle
fuie. Mais il sait au fond de lui qu’il lui est plus attaché qu’il ne l’aurait
voulu et qu’il ne peut s’en défaire.
Garder une jeune fille nue dans
sa chambre se révèle dangereux pour sa réputation ; à tout moment Fanny,
la bonne, peut découvrir Sylva et soupçonner Albert. Il opte donc pour la
solution la plus probable et la plus sensée qui soit afin de ne pas attirer les
médisances sur lui. Il devient officiellement aux yeux de tous son père de
substitution : il se fait passer pour l’oncle de cette enfant
« arriérée », enfant qu’il doit garder jusqu’à ce que le nouveau mari
de sa sœur s’habitue à elle. Pour être plus crédible et pour pourvoir à son
éducation pendant son absence, il engage une gouvernante, Nanny, qu’il met au
courant. Ces deux personnages jouent donc les parents adoptifs de Sylva tout au
long du récit.
Les sentiments d’Albert sont
pourtant bien plus ambigus : revenu après avoir acheté des vêtements pour
Sylva, il constate que sa renarde, se croyant abandonnée, a saccagé sa chambre.
Ouvrant brusquement la porte, il la surprend debout dans une beauté étincelante
et sensuelle comme « une Aphrodite anadyomène ». Albert est
alors frappé par « un émoi visuel si intense qu’il en était
voluptueux ».
Quoiqu’il se défende d’avoir
toujours une « flambée de concupiscence » pour elle à la suite
de cet épisode, il est obligé de la repousser plusieurs fois au cours de leurs jeux
afin de garder son sang-froid devant cette fille en tenue légère qui s’amuse à
le mordiller dans le cou…
C’est surtout quand, au
printemps, Sylva se glisse dans son lit à la recherche d’un mâle qu’Albert
ressent les affres de la jalousie en songeant à un accouplement avec un ou
plusieurs hommes et même, en imaginant ses amours passées de renarde !
Elle réussit d’ailleurs à fuir pour s’accoupler avec une brute du nom de Jérémy
Hull et Albert réagit, non comme un père, mais comme un amant jaloux qui parcourt
la forêt pour la retrouver à tout prix. A la vue de ce couple insolite, Albert
se laisse envahir par une jalousie bestiale qui aurait poussé les deux hommes à
se battre « comme deux caribous à l’époque des amours » si son
ami Walburton n’avait été là. Revenu de sa colère, Albert oscille entre son
rôle de père attentif au bonheur de sa Sylva et son rôle d’amant remué
profondément par ses sens…il ne tarde pas à succomber à ses pulsions
charnelles, lorsque, le lendemain de cette aventure, Sylva se glisse dans son
lit.
c) Le Pygmalion
Albert a l’ambitieux projet
d’éduquer Sylva à l’humanité ; il devient le Pygmalion de cette créature
vierge de toute expérience humaine. Dorothy le lui suggère en le mettant en
garde contre lui-même :
« Sylva aussi est vide -
pour le moment. (…)Ce qu’elle aura dans la cervelle, c’est vous qui l’y aurez
mis. Ce qu’aiment les Pygmalion, c’est justement leur propre image ».
Effectivement, Albert s’acharne
dans l’éducation de Sylva et il est présent au moment des deux scènes fondamentales :
-
dans la scène du miroir, Albert prend
l’initiative d’amener une Sylva docile devant la psyché ; il allume la
lumière de la salle de bains, geste qui prend un sens symbolique : il
allume un éclair dans son esprit à cette minute précise. Face à sa terreur,
il la rassure, l’entoure de sa protection tant physique (il la prend dans ses
bras) que psychologique (il lui parle doucement). Et quand Sylva s’en remet à
lui pour apprendre que celle qu’elle a perçue dans le miroir est bien
elle-même, c’est encore lui qui met en mots la réalité.
-
Dans la scène pendant laquelle Sylva
comprend que le chien est mort, Albert prend encore l’initiative de dévoiler
l’affreuse fatalité alors que la gouvernante Nanny en est bien incapable. Il
prend à cœur son rôle de protecteur jusqu’au bout.
Cette transformation mentale est
donc l’œuvre d’Albert qui, comme l’avait anticipé Dorothy, n’a d’autre choix
que de tomber amoureux de sa propre création. Il désire que la réciproque soit
également vraie :
« ce serait (…) d’en
savoir faire une femme tout d’abord que Sylva pourrait connaître ensuite
l’amour humain »
Après ces deux scènes-clés,
Sylva éprouve en effet un amour plus profond pour son protecteur, un amour qui
n’est plus seulement un simple attachement domestique. Son Pygmalion
s’enorgueillit de cette évolution qu’il désigne comme sienne. Il a façonné de
ses propres mains sa Femme qui n’est pas figée comme certains jeunes
hommes déjà « ramenés en dessous d’eux-mêmes »
« par le sommeil des habitudes ». Albert savoure le fait que sa
Sylva est pleinement humaine alors qu’il s’interroge sur cet homme rencontré
dans le train à son retour de Londres :
« est-il seulement
encore un homme ? Oui, mais de cire : un mannequin ».
IV THEMATIQUES
a) Un roman d’amour
S’il est vrai que Sylva est
la « mise en exemple imaginaire » de la Sédition humaine,
il ne faut pas le considérer non plus comme un roman purement didactique.
Vercors sait faire preuve de fantaisie dans ce récit qui donne une large place
à l’amour.
Albert connaît les troubles de
la passion. Pendant un an, ses sentiments oscillent au gré des événements entre
Dorothy, la femme qu’il a aimée dès sa jeunesse, et Sylva, la femme qui occupe
toute son énergie et son temps au cours de l’année 1925. Sans cesse, il se
demande laquelle de ces deux femmes choisir. Il n’arrive pas à se décider de
manière définitive quoiqu’il sache pertinemment qu’il aura à sacrifier l’une
d’entre elles. Son dilemme provient de l’incertitude de ce qu’il ressent
véritablement pour l’une comme pour l’autre.
Vercors, suivant son « goût
excessif pour les cas de conscience » comme Jean Paulhan et Wurmser le lui soufflent un jour, serre dans
cet étau un Albert pris entre son devoir
et son amour. Plusieurs fois, il propose à Dorothy le mariage. Est-ce par amour ?
Albert a de forts doutes à ce sujet ; il sait qu’il a une affection
profonde pour elle après avoir été amoureux d’elle dans sa jeunesse. Il
souhaite également avoir une place estimable dans le cœur de cette femme :
« Je m’apercevais (…)
combien l’estime affectueuse de la jeune femme m’était restée
nécessaire ».
Sa confiance lui est primordiale
et leur tendresse est mutuelle. Mais cette proposition de mariage relève
davantage du devoir moral que de l’amour. Avant de savoir que Dorothy se
drogue, Albert se sent en effet redevable vis-à-vis du docteur Sullivan qui
avait beaucoup espéré en leur avenir commun. Et quand il apprend la terrible
vérité sur elle, il se sent investi d’un devoir encore plus grand. Son cas de
conscience révèle qu’Albert ne s’est pas soumis au fatum contrairement à
Dorothy :
« Je ne reconnais la
tragédie du fatum que dans la révolte des hommes contre lui. Jamais
quand ils le subissent et s’y soumettent. Or, se refuser au cas de conscience,
c’est déjà se soumettre, plus ou moins directement, au fatum »,
déclare Vercors en 1952 dans Les Pas dans le Sable.
Albert choisit la solidarité
humaine envers cette sœur rebelle qui est prête à abandonner la lutte et à se
soumettre. Il entre dans son univers avec tous les risques que cela comporte et
n’abandonne le combat que lorsqu’il se rend compte qu’il ne peut plus rien
faire pour elle. Bien qu’il ait échoué dans sa tentative de la sauver
d’elle-même, il a accompli son devoir.
Le narrateur ressent les mêmes
doutes concernant Sylva. Il se sent incapable d’abandonner sa renarde à son
sort et il l’amène sur le chemin douloureux de l’humanité, seul chemin
désormais possible pour cette femme. Pourtant il ne s’agit pas uniquement d’un
devoir ; au contraire, sa pensée est rapidement tout occupée de Sylva au
point d’oublier les sentiments qu’il avait éprouvés pour Dorothy. De même,
quand il se décide à épouser Dorothy, il ressent comme une sorte de trahison
envers Sylva : il sait, au fond de son cœur, que c’est Sylva qu’il
préfère. Et cette préférence s’accentue avec les progrès fulgurants de Sylva.
La force de son affection pour elle se transmue en désir charnel et en amour
véritable.
Dans ce roman d’amour, les deux
femmes ont encore un parcours inversé :Dorothy a aimé Albert dans le passé
mais a préféré la drogue à cet amour. De retour, elle refuse le mariage, ayant
pleinement conscience de ce qui va se passer ; elle accepte de l’avoir
pour amant à Londres et n’en demande pas plus. Sylva, elle, connaît d’abord un
désir charnel pour son Pygmalion avant de progresser vers l’humanité et vers
l’amour humain.
Albert avait un devoir envers
ces deux femmes : il devait les sauver toutes deux de l’animalité ;
l’une pour qu’elle se tire définitivement de cet état, l’autre pour qu’elle n’y
tombe pas. Ayant échoué avec Dorothy, il a réussi avec Sylva. Albert a donc
lutté lui-même et s’est révolté jusqu’au bout, puisque, comme le dit Vercors
dans La Sédition humaine, « Toute amitié, tout amour sont
essentiellement un besoin, maîtrisé dans l’amitié, véhément dans l’amour, de
réaliser avec un autre être cette communion que la nature nous
interdit ».
Mais même sans savoir cela, le
lecteur suit avec passion le cas de conscience d’Albert écartelé entre deux
femmes, d’autant plus que celui-ci joue
le rôle du narrateur par le biais de la focalisation
interne dans ce récit rétrospectif. Le lecteur se sent donc au plus près
des tribulations de ce personnage.
b) Des animaux dénaturés
Tous les personnages du roman
sont décrits à l’aide d’images animales. Ces expressions pourraient n’être que
des métaphores devenues clichés dans le langage courant. Pourtant, dans ce
contexte de la métamorphose et dans la théorie vercorienne, ces métaphores
reprennent tout leur sens et sont redynamisés.
Quand le narrateur se dit « aussi
lourdaud qu’un ours » comparé à Sylva qui a « l’attitude d’un
chat », qui se faufile « comme une couleuvre » et qui
a « la vélocité d’une biche », les métaphores ont cessé d’en
être : Sylva ne ressemble pas à un animal, elle est au fond
d’elle-même encore un animal ; et la gouvernante ne croit pas si bien dire
quand elle s’exclame que Sylva est « un vrai petit renard » !
Nanny ne quitte le monde des métaphores qu’une fois qu’Albert réconcilie dans
son esprit le mot et la chose. Albert, lui, a perdu les caractéristiques de
l’animalité, conséquence d’une lutte du fond des âges qu’il n’a pas connue.
Dorothy s’oppose à Sylva par ces
mêmes métaphores : alors que Sylva est une « outre béante »
qui a l’espoir d’accueillir en elle l’humanité, Dorothy s’assimile à « un
crabe desséché », à un « crabe mort » parce qu’elle a
cessé la lutte dans son esprit.
Quant aux métaphores canines,
elles sont particulièrement bien vues : Nanny n’est pas un « bouledogue »
qu’au figuré ; elle est littéralement la personne qui veille avec attention
sur Sylva. Quant au mari de Dorothy, il est un « loup dans une
bergerie », puisqu’il a initié la jeune femme à la drogue et l’a
détruite.
Tous les personnages sont donc
fondamentalement des animaux, mais par leur lutte et leur révolte contre la
nature ils sont dénaturés.
c) Regard, immobilité et
silence
Le lecteur découvre les
personnages par le regard qu’Albert pose sur ceux qu’ils côtoient. Or, s’il
peut s’immiscer dans les pensées de cet homme qui procède à son introspection
au moment où il raconte son histoire, en
revanche il n’entre pas dans celles des autres personnages. Il n’assiste qu’à
ce qu’Albert peut voir et entendre des autres. Les gestes, les paroles et les
silences des personnages sont donc significatifs, parce qu’ils renseignent sur l’intériorité
de chacun. Le narrateur s’attarde ainsi longtemps sur les yeux qui deviennent
la vitrine des pensées de chaque personnage.
La fixité du regard des
personnages s’accompagne souvent d’une immobilité totale du corps et d’un
silence lourd de signification. Elle dénote une attente et une réflexion de la
part du personnage. Ainsi la gouvernante n’est plus que regard pour Albert
quand elle apprend que Sylva s’est transformée en femme. Nanny « ouvr[e]
tout ronds ses yeux gris, qui s’empli[ss]ent d’inquiétude, d’angoisse »,
mais elle accepte de s’asseoir face à Albert, toujours « sans [le]
quitter des yeux ». Son regard se trouble devant la nouvelle étonnante
et « son regard s’arrach[e] » de celui d’Albert pour regarder
Sylva. Le regard rend visible les pensées et les réactions du personnage,
puisque ses yeux brillent et qu’elle « dévor[e] Sylva des yeux ».
Sylva, elle-même, a une attitude
caractéristique de l’animal traqué et pris au piège les quinze premiers
jours : elle fixe Albert de son regard et reste « immobile
comme une pierre » pour prévoir les réactions de son adversaire. Ses
yeux « brillants », son regard « perçant et vif »
le jaugent et précèdent toute réaction. Petit à petit, ce ne sont plus des yeux
craintifs qui se fichent dans le regard d’Albert, ce sont les « yeux
fixes de l’attente et de la convoitise » d’une renarde qui sait que la
nourriture est distribuée par cet homme. Son regard témoigne donc de son
évolution de l’animal sauvage à l’animal en voie de domestication.
Mais c’est surtout lors des deux
scènes-clés du roman que le regard est le premier à montrer que la lumière
s’est faite dans son esprit avec brutalité. Quand elle se voit dans le miroir
et le comprend, « ses yeux lentement s’élargissent » et,
immobile, elle jette sur son protecteur un « regard dilaté »
de terreur. Néanmoins, ce regard si plein de sens s’éteint vite jusqu’à la
confrontation avec la mort.
Lors de l’enterrement de Bonny,
au moment où elle saisit la fatalité qui pèse sur les êtres, elle est tétanisée
– donc immobile -, « ne quitt[e]
pas des yeux son malheureux copain », puis « elle arrach[e]
son regard de la triste dépouille, et alors le pos[e] » sur Albert.
Son regard, longtemps vide de toute pensée humaine, montre son évolution
irrémédiable. Ce n’est plus un regard qui exprime uniquement des réactions
instinctives et mécaniques, c’est un regard qui est tout en réflexion : « C’était
une sorte d’examen aigu, étrangement aigu de mon visage. Comme une méditation
profonde sur la signification d’une figure humaine ».
Ce regard si significatif,
Albert va encore y être confronté de manière bouleversante juste après cette
scène lorsqu’elle s’allonge sur lui pour le fixer :
« Ce regard !
Il n’était pas reconnaissable
(…)…ce regard derrière lequel des choses se passent peut-être, mais dans
l’ombre, sans jamais effleurer la surface. Tandis que maintenant, tandis que ce
regard posé sur le mien ! Ce n’étaient plus seulement deux yeux qui
voient, mais qui pénètrent, eussent voulu découvrir, à leur tour, une réponse, un
secret ».
Ainsi ses yeux, organes destinés
à percevoir le monde, abritent enfin un regard expressif qui illustre son
évolution vers la femme, tandis que celui de Dorothy propose le cheminement
inverse. Quand Albert arrive à Londres, il voit passer une « lueur
dans son regard » qui lui fait espérer l’aider ; mais elle
s’éteint aussitôt. La drogue lui donne plutôt un « œil éteint »,
« un regard lourd » qui n’a plus d’autre signification que
charnelle. Dorothy ne veut plus penser pour éviter la souffrance ; elle est
dominée désormais par ses sens et elle jette des « yeux de
panthère » sur Albert, yeux qui
dénotent le caractère félin de cette femme, alors que Sylva n’a plus ces « yeux
de chat » qu’elle dardait sur le narrateur au début du récit. L’une a
acquis un regard profondément humain ; l’autre a désormais les yeux de
l’animalité.
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