A
la
recherche
de la pureté perdue
Préambule: la
mise en scène des enfants dans son art double
Les
enfants dans son art graphique
Les
enfants dans son art scriptural
La pureté comme
invariant
Jean
Bruller fut-il un mauvais élève?
Comment le raconta-t-il rétrospectivement?
Confrontation des archives avec un morceau
de littérature, Le Radeau de la
méduse
L'Enfant et
l'aveu:
le récit d'un traumatisme
Au-delà du cas
personnel: une inscription artistique ou
les liens avec André Gide
Préambule: la mise
en scène des enfants dans son art double
Lorsque les enfants et
les adolescents prennent une place importante
dans son art double, c'est pour deux raisons:
- ils sont des figures
autobiographiques, pour partie ou en totalité.
Vercors peint l'enfant et l'adolescent qu'il
fut. Il se cherche, s'analyse, se justifie.
Mais il sait aussi se travestir partiellement en adoptant le masque du
transfert. En effet, le personnage fictif
à fort potentiel autobiographique, souvent
narrateur sous la forme du "je",
s'affuble de caractéristiques propres à
certaines personnes de l'entourage de Vercors.
- ils sont des supports
à son anthropologie de l'Homme et à sa philosophie
essentialiste (voir le futur cycle
d'articles dédié à cette question).
Pour autant, ils restent
rares et ne sont pas représentés dans
tous les univers possibles, particulièrement
dans les classes sociales autres que la
Bourgeoisie ou dans des conditions de vie
plus problématiques vis-à-vis des adultes
(les parents surtout). Les nouveaux-nés
sont encore plus anecdotiques comme
si les premiers mois en interaction avec
l'extérieur n'avaient aucune incidence sur
les variations de la nature humaine.
Jean Bruller-Vercors
mit en scène des garçons à une écrasante
majorité.
Les
enfants dans son art graphique
Je me focalise sur les
albums dont il fut l'auteur, et non
sur les albums qu'il illustra. C'est essentiellement
dans La Danse des
vivants
que le dessinateur met en scène
des enfants.
Relevons rapidement 4
dessins dans lesquels l'enfant (ou l'adolescent)
paraît dans un rôle très mineur: un enfant avec
sa mère parmi les passants qui regarde le
personnage principal du dessin comme de
la légende ("Incongruité, ou l'homme qui laisse
voir qu'il pense" - RT n°5)
et 3 garçons auxquels "Le candidat"
(RT n°10) fait semblant de s'intéresser
en vue des élections imminentes. Ces enfants
sont donc des figurants.
Les garçons et filles dans "Six du même sang, ou les inconnus"
(RT n°5) et "Tentation, ou la liberté"
(RT n°16) se situent également au
second plan, mais ils s'insèrent dans la
signification philosophique générale de
la planche au sujet des relations au sein
des familles: l'incommunicabilité et l'indifférence
pour la première, le conformisme, l'aliénation
et l'oppression pour la seconde.
Pour 7 dessins, l'enfant
(ou l'adolescent) est au premier plan: on
suit le destin sombre d'un enfant à naître
dans un monde militaire et belliqueux ("Naissance d'un homme libre"
- Suite des RT 1935), et
les jeux guerriers dès notre plus jeune âge ("Dans les steppes de l'Asie centrale,
ou la Possession du monde" RT
n°4, en lien
avec "Le jouet de l'autre, ou la possession
des biens" RT n°15). Pendant
qu'un enfant s'invente un ailleurs ("Le fils de l'aiguilleur ou la part
du rêve" - RT n°6), la version
adulte brise le rêve ("Spleen" RT
n°3); pendant que des adolescents rêveront
d'un avenir plein de promesse, dans le même
dessin des adultes blasés préfigurent
leurs années futures ("Projet d'avenir, ou la vie en rose"
- RT n°6). L'adolescent qui veut
vite grandir pour séduire les femmes ("Impatience, ou la pesante jeunesse"
- RT n°6) se fait des illusions
lorsque l'on met ce dessin en regard de
la peinture des relations amoureuses dans
l'album entier. "Le raté"
(RT n°9) présente un gros adolescent
accablé par son destin, symboliquement seul
assis sur un banc.
Réservons une place particulière
à "La douce enfance" (Suite
des RT 1935) qui met en scène un
jeune garçon rentrant chez lui par la monumentale
porte d'un immeuble. C'est la nostalgie
de Jean Bruller au moment où la régularité
de son projet d'édition des Relevés trimestriels devient
chaotique, puisque la déflagration du 6
février 1934 s'est abbatue sur le citoyen
et l'artiste.
Les
enfants dans son art scriptural
Un groupe d'adolescents dans Les Castors
de l'Amadeus ne retiendra
pas notre attention plus longtemps.
Pour trois récits, l'enfant
est une construction fictive: le garçonnet
dans l'émouvante nouvelle de la Résistance
Ce
jour-là, la petite fille
dans le récit pour la jeunesse Camille
ou l'enfant double, le récit rétrospectif
- quoique très sommaire - de l'héroïne éponyme
Clémentine.
L'Histoire, les attendus sociaux sur les
genres, la famille dysfonctionnelle ont
des conséquences sur les enfants et peuvent
déterminer pour partie la destinée adulte.
Les autres enfants qui
évoluent dans une partie seulement du récit,
parce que ceux-ci ressemblent à des romans
de formation, sont une variation autobiographique
d'un même personnage. On découvre le tracas
d'un enfant dans la nouvelle L'Enfant
et l'aveu. Tracas ponctuel
mais fondateur de sa personnalité. On suit
l'enfance et l'adolescence d'un personnage
masculin dans Sur ce Rivage, Le
Radeau de
la méduse, Comme un frère, Tendre Naufrage.
Ces personnages, unique variation d'un
même, ont un trait commun: la recherche
de la pureté de pensée et de comportement,
la peur de la perdre ou de ne pas la
conserver.
La pureté comme
invariant
De manière personnelle,
Vercors rechercha dès son plus jeune âge
à faire coïncider ses décisions et ses actes
avec la conscience pure de toute intentionnalité
négative. Comme Rousseau, il espérait
dans la communication pure de cœur à coeur,
d'esprit à esprit, débarrassée de tout mensonge.
Il cherchait à être le juge exigeant de
sa propre conscience. Le retour réflexif
de la conscience sur elle-même assure la
pureté des intentions, ipso facto
des comportements. Vercors montra à quel
point ce positionnement est un héritage
éducatif. Dans sa préface de l'ouvrage sur l'Ecole Alsacienne,
il évoque surtout à quel point cette marque
éducative de l'Ecole Alsacienne fonctionna
de manière indélébile sur lui. Au-delà de
l'apport d'une culture humaniste, il s'agissait
de "forger un caractère".
Vercors souligne que la notion d'honneur
est au cœur du dispositif: la mauvaise note
engendre la honte de l'enfant, l'avertissement
le deshonneur. Eviter "mensonge,
détournement, dissimulation" (page 18),
c'est éviter l'infâmie. Vercors, arrivé
dans cette école à l'âge de 7 ans, ne
fut pas impressionnable au point de changer
de cap. L'Ecole Alsacienne était un prolongement
de principes que notre artiste hérita de
son milieu familial dès sa naissance.
Être attentif à chaque
instant à la pureté de sa pensée, c'est
prendre le risque d'être inhibé dans ses
actes. Vercors s'en ouvrit dans plusieurs
textes, souvent en mettant en parallèle
un ami dans la force et l'action. Pensons
notamment à son admiration pour Diego
Brosset. Cet homme d'action forme
le parfait contrepoint de Vercors, l'homme
du retrait paralysé à l'idée de commettre
un acte qui ne reflète pas la pureté de
l'intention. Pendant la guerre, les Idéaux purs de la France,
menacés de destruction dans cette oppression
ennemie, ont besoin d'un combat pour
les restaurer. On comprend dès lors pourquoi
il se jeta immédiatement dans la Résistance
armée puis civile au cours de la Seconde
guerre mondiale.
Dans Le Silence de
la mer, la nièce représente cette pureté.
Quoiqu'amoureuse de l'officier, elle résiste
pour des valeurs supérieures. La pureté
de son corps qu'elle ne livre pas à l'ennemi
aimé rejoint la rectitude de son positionnement
idéologique. La pureté tient dans cette
rigueur morale intangible.
Hors ce contexte d'exception,
on saisit sa vision de la femme pure qui
traverse son art double, la critique de
la duplicité de celle qui ne met pas en
adéquation corps et âme dans une fidélité
pure à l'autre. Plus généralement, et j'ai
déjà étudié la question sur ce site, le
corps (sexué) est le lieu de l'impureté.
Si sexualité il doit y avoir, il est donc
"sauvé" par la pureté des sentiments,
du moins en partie seulement. La "rédemption"
semble être en effet possible davantage dans la camaraderie
intellectuelle dans les couples. D'ailleurs,
la sexualité est largement secondaire, voire
absente, dans la mise en scène littéraire
de ces couples spécifiques. Là réside la
Parfaite Amour.
Jean
Bruller fut-il un mauvais élève?
Comment le raconta-t-il rétrospectivement?
Confrontation des archives avec un morceau
de littérature, Le Radeau de la
méduse
Prenons l'exemple de
la mise en scène autobiographique de l'enfant
que fut Jean Bruller afin d'analyser
son rapport à la pureté. Dans Le
Radeau de la méduse, le personnage
principal Fred évoque le traumatisme de
ses mensonges aux adultes lorsqu'il cachait
ses notes, et les falsifiait. Lui qui veut
paraître parfait aux yeux de ses parents
s'enferre dans la duplicité dont il se sent
coupable sans pouvoir sortir de la situation
qu'il crée de son propre chef. L'exemple
des notes est fondateur de sa personnalité
qu'il veut maintenir pure, alors qu'il réprouve
ses actes. Confrontons cet épisode autobiographique
du roman aux archives qui révèlent le classement
de Jean Bruller à l'Ecole Alsacienne.
Commençons par le réel
en fouillant les archives: Jean Bruller aurait pu
entrer à l'école en 1908 en dixième, la
classe préparatoire. Or, il n'entra dans
une institution scolaire qu'à l'âge de 7
ans, donc en 1909, directement en neuvième,
2e année de la classe préparatoire. Dans
le journal de juillet
1910, Jean Bruller obtient une
mention TB hors
rang. Il était donc un très bon élève dès
le départ, en tête de classe.
La huitième et la septième
sont des classes élémentaires. Il entra
en 1910 en huitième et le journal
de 1911 spécifie que Jean Bruller
était 3e sur les 4 promus pour la mention
très bien. C'est en septième, en 1911-1912, qu'il
n'obtint désormais que la mention Bien,
en étant classé 4e sur 10 (journal
de 1912). Pendant les 4 ans du
premier cycle, de la 6e à la 3e, il obtint
également la mention Bien. En 6eA, en 1912-1913,
il fut classé 4e sur 13 (journal
de 1913); en 5eA ex aequo
avec Raymond Barbey,en premiers sur
la liste de la mention Bien (journal
de 1914); en 1914-1915, en 4e A,
il fut 3e sur 5 promus à la même mention
(journal
de 1915); en 1915-1916, en 3e A,
il fut 7e sur 9 promus toujours à la mention
Bien (journal
de 1916).
En deuxième cycle, correspondant
au lycée, je n'ai pas trouvé son classement
en 2nde en 1916-1917, les journaux ne répertoriant
que les mentions TB. En 1ère, en 1917-1918,
il se classa 2e sur 5e parmi les mentions
Bien (journal
de 1918). Je n'ai ensuite trouvé
aucune référence à l'Ecole Alsacienne dans
les journaux de 1918-1919 et 1919-1920.
Il faut donc se reporter à quelque-uns des
propos de Vercors pour savoir qu'il devint
"
bachelier ès-sciences" en 1919 (lu sur son CV à destination
de son éditeur Paul Hartmann), puis
qu'il passa un "second bac"
(lu dans une de ses préfaces) en 1920.
Il alla à la Sorbonne un
an, de 1920 à 1921, avant de bifurquer vers
l’Institut
d’Electricité Breguet en 1921. Il obtint la médaille de bronze en 1923 (journal
de 1923).
N.B: Tous les documents
pdf des journaux sont visibles en accès
libre sur Gallica.
Comment Vercors le raconta-t-il
rétrospectivement? Comment le perçut-il?
Le personnage fictif de Fred du Radeau
de la méduse endosse le rôle
réel du jeune Jean Bruller. On note au passage
l'excellente mémoire de Vercors concernant
sa scolarité. A la page 43 du roman, il
relate en effet sa surprise d'être premier
de la classe: "Premier pour mon
malheur. Parce que je m'attendais à tout
sauf à cela. [...] J'ai fait encore une
bonne neuvième, une huitième assez bonne,
mais en septième j'ai commencé à décrocher".
Ce que Vercors omet de dire, c'est que son
décrochage, quoique mal vécu par l'enfant
qu'il fut, fut mineur puisqu'il se maintint
à la mention Bien tout au long de sa scolarité
à partir de la septième. C'était donc toujours
un bon élève. La narration évoque d'ailleurs
cet état de faits (page 51).
Fred poursuit en démontrant
que, sous les dehors d'un enfant joyeux
et facétieux, se cachait un enfant angoissé
et tourmenté. Fred-Bruller est marqué par
ses mensonges proférés à ses parents pendant
sept longues années:
"... j'ai vécu
dans le mensonge, le supplice et l'angoisse
d'un mensonge sans trêve, jour et nuit,
pendant sept ans.
[...] Sept ans: pour
un enfant, n'est-ce pas, toute une éternité.
Un long enfer de culpabilité, de dissimulation,
de peur panique d'être découvert. Et je
l'étais chaque fois, découvert, presque
chaque fois. Mais je recommençais. Irrépressiblement.
Jour après jour. Pendant sept ans. Horrible,
non?"
Fred raconte qu'il "grattai[t]
ses notes" systématiquement au
point qu'il était de plus ne plus prisonnier
d'un engrenage terrible: gratter un 5 pour
un 9 aux yeux parentaux, gratter de nouveau
le 9 pour un 5 pour le personnel de l'école, et trouer
la page. Donc, imiter les signatures. Parce
qu'il ne pouvait affronter le regard déçu
de ses parents. Et il raconte que sa mère
horrifiée découvrit le stratagème par le
proviseur qui, toutefois, percevait en l'enfant
une "droiture naturelle".
Fred a du mal à expliquer
son comportement. Il avance néanmoins sa
crainte d'être moins aimé: "De plus
j'imaginais, probablement sans raison, qu'on
m'aimait moins" ou "je
n'ai pas supporté l'idée de les décevoir".
On sent manifestement chez cet enfant l'envie
d'être parfait pour mériter
l'amour des autres. L'estime de soi provient
de 3 facteurs: amour de soi, image
de soi (la valeur qu'on s'attribue) confiance
en soi. Le mensonge permet d'entretenir
un soi idéal auprès des autres, quand il
exhibe encore plus un soi dévalorisé
à ses propres yeux. Manifestement, il lui
fut difficile de supporter l'égratignure
du soi si on déroge à
cette idéalité. La construction d'un individu
se fait à la fois de façon personnelle et
en interaction. L'enfant offrait aux autres
un paraître qu'il savait ne pas être. Revient
avec permanence l'image du double qui constitue
un pan de son identité narrative, et probablement
individuelle. Jean Bruller-Vercors était
travaillé autant par la délicate introspection
que par ce souci de la fragmentation de l'identité
sur la scène sociale, comme le souligne
amplement son 3e album Un
Homme coupé en tranches.
L'Enfant et
l'aveu:
le récit d'un traumatisme
Ce court récit parut en mars 1947
dans le n°1 de France Illustration littéraire
et théâtrale. C'est l'histoire d'un
mensonge - première faute - suivi par un
démenti qui ne vient pas - deuxième faute
-,
puis d'une réconciliation à jamais ternie
par cet accroc amical.
Comme pour beaucoup de
ses récits, Vercors choisit de faire dialoguer
deux adultes dont l'un se penche rétrospectivement
sur son passé. Venu en Bretagne sur les
lieux de ses vacances à l'âge de 12 ans,
le personnage de Jean - du prénom de l'écrivain!
- se remémore ses jeux avec Rollo et Silvestres.
Le jeune Jean, sentant une pointe de jalousie
face à la préférence réciproque entre les
deux autres garçons, ment à Rollo: Silvestres
aurait dit de lui qu'il était idiot. Son
orgueil, son amour-propre l'empêchent de
revenir sur ce mensonge. Aussi invente-t-il
auprès des deux garçons qui l'interrogent
une explication mal ficelée qui permet
de ramener le calme entre eux trois, mais
interdit désormais la pureté de leurs relations
- du moins dans le ressenti du petit Jean.
Quarante ans plus tard,
Jean éprouve encore un remords tenace.
La présence du personnage-narrateur qui
l'accompagne dans son pélerinage sur le
lieu de son forfait est une de ces nombreuses
variations du double. Pour celui qui connaît
toute la littérature de Vercors, ce double
est un seul et même individu qui s'est scindé
en deux, comme notamment dans Tendre
Naufrage ou Comme
un frère. Ce narrateur-personnage
a le mot de la fin, et la malice du propos
se révèle dans le brouillage fictionnel:
"Et je pensai
à deux ou trois petites aventures dont je
n'ai pas lieu d'être fier.
Dont simplement je
me suis absous plus facilement que lui".
Le lecteur qui suit fidèlement
la littérature de Vercors ne cessera de
s'interroger sur cette pirouette. Où se
situe la vérité autobiographique entre ces
deux personnages? Quel ressenti Vercors
avait-il des décennies plus tard? La réponse
oscillera entre ces doubles, la littérature a le droit de se travestir.
Le lecteur reste dans l'expectative, même
si l'histoire de Jean Bruller me fait
pencher dans le sens d'une culpabilité encore
ressentie (poids de l'éducation familiale,
de l'Ecole Alsacienne, transcription autobiographique
de ses déterminations dans la totalité de
ses oeuvres).
Au-delà du cas
personnel: une inscription artistique
(la filiation gidienne)
Le propos qui suit s'appuie
sur l'ouvrage de Gisèle Sapiro Les écrivains
et la politique en France, en particulier
son "Excursus: André Gide et l'éthique
de la sincérité" (pages 263-272). Ses
travaux de recherche de qualité remarquable
m'inspirent toujours.
Nous pouvons rapprocher
la problématique de Jean Bruller-Vercors
étudiée dans cette page de celle d'André
Gide (et, plus largement, d'une génération
d'écrivains). Gide plane sur Jean Bruller,
ne serait-ce que par ce qui pourrait ressembler
à des anecdotes: à la fin des années 20,
ce jeune dessinateur fréquenta chaque jour
la librairie "La porte étroite"
tant pour se constituer son réseau de sociabilité
que pour séduire Jeanne, la gérante du lieu,
sa future épouse.
Il construisit également un bateau qu'il
baptisa "Paludes".
Gisèle Sapiro explique
que Gide privilégie la "restitution
de la réalité sur la vraisemblance"
et que le "principe de sincérité
doit fonder l'éthique de responsabilité
de l'écrivain". Dans son entreprise
autobiographique, au nom de la vérité, Gide
prend des risques puisqu'il se confronte
à la honte de dire et montre de l'audace
à parler de sujets tabous.
Parmi les thèmes développés
par Sapiro, celui de la "duplicité
vis-à-vis de l'entourage" - central
dans Si le grain ne meurt et repris
plus tard par Sartre dans Les Mots -,
précisément les mensonges de l'enfant, nous
intéresse puisque Jean Bruller est plongé
dans ces mêmes affres. Gide "oscille
entre la thèse de la mauvaise foi et celle
de la semi-inconscience", et je
serais tentée de faire le parallèle avec
Vercors.
Pour Sapiro, le malaise
de Gide autobiographe, perceptible dans
l'écart entre la honte de l'adulte qui raconte
ce passé et les mensonges de l'enfant qu'il
fut, fait office de punition. Vercors,
lui, adopte une double attitude: dans ses
entretiens et les écrits avec pacte autobiographique,
il jette un regard indulgent sur l'enfant
qu'il fut: tout cela n'est que véniel puisque
sa droiture naturelle, repérée d'ailleurs
par le proviseur de l'Ecole alsacienne,
est plus forte in fine que ses quelques
actes répréhensibles. Dans ses fictions à visée autobiographique,
les personnages fictifs se trouvent en revanche
dans
une position gidienne. Dans L'Enfant
et l'aveu, la pirouette finale de ces
doubles - l'adulte Jean mortifié par son
passé terni par le mensonge et le narrateur-personnage
qui "s'absou[t]" plus facilement
- complexifie l'approche de cette question
(relire plus haut dans cette page).
Nous pouvons affirmer
que les deux écrivains se confessent. Ils
ont un point commun: une éducation dans
une "haute exigence morale et puritaine".
Vercors usa peu du genre
autobiographique en ce sens, contrairement
à Gide. Il lui préféra la fiction fortement
autobiographique. En ce sens probablement,
sa recherche de la pureté perdue est davantage
proustienne que gidienne. En effet, Marcel
Proust avait conseillé à Gide de ne jamais
dire "je" dans son entreprise
de tout raconter. Si les personnages de
Vercors disent "je", parce que
narrateurs de leur histoire, n'oublions
pas qu'ils restent fictionnels.
Comme Gide néanmoins, Vercors
se demanda
si l'exigence de sincérité n'est pas vouée
à l'échec face au dédoublement de personnalité
et si l'examen de conscience n'est pas une
illusion. Dans Un
Homme coupé en tranches et
dans La
Danse des vivants, Jean Bruller
frappa d'impossibilité l'entreprise d'introspection
véritable. Il préféra "explorer
les réalités intérieures du moi"
par le biais de la fiction parce que, comme
Gide, il avait conscience de "l'écart
entre le point de vue subjectif et la réalité".
L' ethos personnel
de Vercors est imprégné des notions de vérité
et de sincérité qui rendent possible l'invariant
de la pureté. Et, dans sa posture, dans
sa manière de le raconter (et sans doute
de le vivre), cette configuration individuelle
coïncide avec son ethos intellectuel
et professionnel, encore plus lorsqu'il
devint le mythe de la Résistance intellectuelle.
Article mis en ligne le 1er avril 2021
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