[Cet
article appartient au cycle d'étude "quel
(degré d') essentialisme chez
Jean Bruller-Vercors?". Pour prendre connaissance de tous les articles
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Comment rétrospectivement
Vercors présenta-t-il sa trilogie?
Premier volet:
Le Périple
(1958)
Deuxième volet:
Monsieur Prousthe (1958)
Troisième volet:
La Liberté de décembre (1960)
Comment rétrospectivement Vercors
présenta-t-il sa trilogie?
Sur ce Rivage forme une
trilogie de récits que Vercors publia entre 1957 et 1960. Les trois récits fonctionnent
à la fois de manière indépendante et de manière inexorablement
imbriquée. Autonomes parce que les trois histoires ne
se ressemblent pas et peuvent être lues séparément.
Reliées parce que l'écrivain leur donne un projet commun.
Voici ce que dit Vercors à Gilles Plazy de cette trilogie
dans A
dire vrai:
" Avec ma trilogie Sur ce rivage...je peindrai
l'ambiguïté de trois personnages dont Diderot eût dit: "Sont-ils bons,
sont-ils méchants", tantôt "plus" tantôt "moins" hommes selon les
circonstances".
Cette
trilogie littéraire a donc été pensée comme une mise
en pratique de sa théorie philosophique expliquée dans
La
Sédition humaine
(1949). En effet, "tantôt "plus" tantôt "moins" hommes"
fait
explicitement référence à la qualité d'homme qui
est la conséquence morale de l'apparition de la
spécificité humaine par rapport à l'animal (à savoir
la conscience interrogative). A la fin des années 50
et au début des années 60, Vercors continua à consolider
ses théories essentialistes. La trilogie se propose
ainsi d'interroger la variation de la qualité
d'homme "selon les
circonstances". Elle
nous engage ainsi à poursuivre la réflexion autour du
degré de son essentialisme. Elle a tout l'air
de miser sur l'essentalisme minimaliste déjà évoqué
dans
les articles précédents de ce cycle d'étude,
puisque le contexte semble pouvoir faire bouger les
lignes des traits cognitifs propres à la nature
humaine.
Toutefois,
si Vercors donna clairement cet enjeu de Sur ce Rivage
dans son entretien à Gilles Plazy en 1989 (soit deux
ans avant son décès), il s'en abstenait auparavant.
Dans ses Mémoires Cent
ans d'Histoire de France,
il se focalisa uniquement sur le premier tome Le
Périple. Pourquoi? Le Périple fut édité
dans Les Lettres
françaises à la fin de l’année 1957, puis édité en volume en février 1958.
Il est une dénonciation
de la torture pendant la guerre d'Algérie. Rétrospectivement, le mémorialiste
Vercors s'appesantit sur la question politique et engagée
de l'une des trois oeuvres de cet ensemble. Je l'évoque sous
cet angle dans mon ouvrage Vercors
un parcours intellectuel.
Vous pouvez donc vous y reporter. Dans cette page, j'aimerais
travailler l'autre angle de son projet, à savoir l'essentialisme
minimaliste qui explique pour Vercors que la qualité
humaine divergente des deux personnages principaux du
Périple éclaire les comportements lors de la
guerre d'Algérie.
Les deux autres
récits de la trilogie - Monsieur Prousthe et
La Liberté de décembre - sont passés sous silence
par Vercors et ne sont pas passés à la postérité. Aussi
cette page se propose-t-elle de les faire resurgir pour
comprendre ce que l'écrivain a voulu en dire.
Premier volet:
Le Périple
(1958)
La guerre d'Algérie
arrive tardivement dans ce premier récit de la trilogie.
Auparavant, les lecteurs suivent deux personnages principaux
depuis l'aube de leur enfance:
- le narrateur-personnage
qui, selon les habitudes de Vercors, ressemble à l'auteur,
avec ses caractéristiques morales et ses anecdotes personnelles.
Comme à chaque fois, Vercors puisa dans son existence
pour mêler faits réels (quelques éléments véridiques
sur sa famille, l'infidélité de sa première épouse,
son dîner avec Daladier en 1938), faits réels transférés
(des éléments propres à sa sœur Denise qui échoient
au narrateur-personnage) et faits inventés.
- le personnage
trouble de Le Prêtre qui, par son inconstance de
son adolescence à son rôle dans la guerre d'Algérie,
sert de socle pratique à la thèse de Vercors sur la
nature humaine.
Le Prêtre est l'anti-modèle
du narrateur-personnage: il est déroutant et peu sympathique
dès leur rencontre houleuse. Habile rhéteur, il dérobe
un jouet au personnage-principal sous couvert d'un échange
qui n'arrivera jamais. Il se bat contre lui, mais le
prend paradoxalement en affection. De loin en loin désormais,
les deux hommes vont se rencontrer et vivre les périodes
historiques troubles: la montée du fascisme dans les
années 30, la Seconde Guerre mondiale, la guerre d'Algérie.
Tout au long
de ces décennies, le personnage-principal se montre
constant dans ses choix idéologiques et politiques.
A gauche de l'échiquier politique, antifasciste, Résistant,
proche des communistes, contre la guerre d'Algérie.
En d'autres termes, le portrait de Vercors lui-même.
Le Prêtre, quant à lui, fait volte-face à chaque période,
ce qui désarçonne le narrateur. A droite de l'échiquier
politique par tradition familiale, présent dans les
émeutes anti-parlementaires du 6 février 1934, proche
du Régime de Vichy avant de s'en détourner au profit
du Général De Gaulle, prisonnier dans un camp de
concentration et se ralliant aux communistes, rédacteur
d'un journal communiste après guerre avant de s'en détourner
avec éclat, enfin bourreau du personnage principal au
cours de la guerre d'Algérie.
Cette inconstance
a de quoi interroger. Pour expliquer la fabrique de
ce personnage de Le Prêtre, Vercors se plaça dès
les premières pages sous l'égide de Montaigne en le
citant dans le texte: "La vertu ne veut être
suivie que pour elle-même; et, si on emprunte parfois
son masque pour autre occasion, elle nous l'arrache
aussitôt du visage [...] Voilà pourquoi, pour juger
d'un homme, il faut suivre longuement et curieusement
sa trace". Ainsi, derrière l'inconstance des
comportements de Le Prêtre, il faut déceler la
constance de sa nature profonde, depuis son enfance
jusqu'à son âge adulte. Ce point rappelle l'enjeu de
son troisième album Un
Homme coupé en tranches.
La variation des points de vue des proches de Polimorfès
sur ce personnage principal, la variation des comportements
de Polimorfès en fonction de ses interlocuteurs renforcent
cette difficulté à cerner ce dernier. Pourtant, par-delà
ses divers visages, Polimorfès cherche, par le biais
de son journal intime, à se connaître. Il tente de cerner
son être profond. Et nous ne pouvons nous empêcher de
penser que dès cet album de 1929, la philosophie de
Jean Bruller était déjà en latence. Après guerre,
la philosophie de Vercors l'exprima ouvertement avec
cette recherche du résidu propre à l'Homme.
Le Prêtre change
donc radicalement de camp pendant la Seconde Guerre
mondiale pour revenir à son point de départ au moment
de la guerre d'Algérie. Est-ce inconstance de sa part?
Non, malgré les apparences. Ces changements de caps
brutaux exhibent la quintessence d'un Le Prêtre anti-kantien:
il utilise tous les moyens pour arriver à ses fins.
Dans son cas, il s'agit de "l'efficacité [...]
cette notion-là qui tient lieu de tout" (page
136). La fin justifie les moyens, pour ce genre de personnage.
Et Vercors le condamne fermement.
Tout comme
Vercors réfléchit à la spécificité de l'Homme en général,
il réfléchit à la spécificité d'une personne en particulier.
Dans Le Périple, il voulut montrer le résidu
intrinsèque à Le Prêtre. Par ricochet, et de manière
totalement antithétique, il montra le résidu intrinsèque
au narrateur-personnage. Est-ce à dire que Vercors voyait
deux types d'hommes séparés de manière tranchée et binaire?
Au début du récit, nous en avons l'impression: "Il
serait vain de vouloir ignorer que nous avons ces hommes
parmi nous" (page 11). Et la fin du récit,
lorsque Le Prêtre ne sauve pas le personnage principal
de la torture, semble aller en ce sens. Le Prêtre reste
rivé à ce qu'il est intrinsèquement depuis son enfance.
De ce fait, Vercors théorisa-t-il dans ce récit littéraire
un essentialisme fort? "Deux races, deux âges,
me répétais-je. Créon, Antigone, celui encore qui subit
ses dieux, celle déjà qui leur tient tête" (page
155).
Plusieurs indices
explicites prouvent toutefois que Vercors minimisa
cet essentialisme fort. D'abord, "tout homme
peut être sauvé, même le pire" ( page 85),
dit un camarade communiste au narrateur-personnage lorsqu'il
évoque ensemble Le Prêtre. Un être humain peut changer,
véhicule ce récit. Un homme est, puisque Vercors
croit en la nature humaine, mais il est aussi capable
de devenir. L'essentialisme fort est
donc réduit à un essentialisme minimaliste. Le contexte
peut amener les humains à réfléchir et à évoluer. Si
Le Prêtre "a tout compris de travers [et qu']il
se rallie [aux communistes] pour [de] fausses raisons"
(page 148), le personnage principal garde confiance
dans l'humain: "un jour, nous le guérirons"
(page 156). Et si ce n'est pas à l'échelle de cet homme-là
et à l'échelle temporelle proche pour d'autres de la
même trempe que Le Prêtre, cela adviendra dans l'avenir,
prophétise ce récit: "leurs pareils seront effacés
un à un à mesure que la connaissance dissipera leurs
songes: ils ne demeurent encore tels qu'ils sont que
par volonté de ne pas connaître" (page
11).
Dans ce propos
général, on sent le positivisme et la foi dans le progrès
tout au long de l'Histoire. Vercors ne s'en cache pas
dès le début du récit: "l'histoire paraît toujours
engendrée par les violents, et [...] pourtant ce sont
les faibles, les humbles justes qui ont, de siècle en
siècle, moulé l'humanité à leur image improbable: parce
que les violents se combattent et s'annulent les uns
les autres, tandis qu'en reprenant calmement, d'âge
en âge, toujours le même sentier, les justes creusent
dans la terre la marque indélébile" (page 11).
Ces hommes
comme Le Prêtre se soumettent à la fatalité de leur
condition animale. Et selon la théorie de La
Sédition humaine,
c'est par un tour de force volontariste du cerveau qu'ils
se transformeront dans un premier temps, donc qu'ils
rejoindront les rangs de ceux qui ont déjà franchi ce
pas cérébral. La masse de plus en plus grande d'hommes
de cet acabit changera alors la face du monde par un
saut qualitatif vers la Connaissance, puisque "quel
mal résiste à la connaissance, lequel résisterait à
la pleine lumière? Et celle qui allait venir, celle
qui allait venir inonderait le monde" (page
156). Dans plusieurs de mes articles, dont
celui-là, j'ai démontré
à quel point une telle pensée est problématique. Cet
idéalisme explique l'essentialisme de Vercors, qu'il
ait été fort jusqu'en 1934 ou qu'il ait évolué
vers un essentialisme minimaliste par la suite.
Nonobstant,
depuis son roman Colères,
Vercors oublie moins fréquemment le rôle des conditions
matérielles d'existence. Car c'est d'abord et avant
tout la question sociale qui donne sa raison d'être
au socialisme/communisme. Et il est problématique de
passer sous silence cette question quand on est de gauche.
Aux côtés des communistes, Vercors apprit à la prendre
davantage en compte. Dans Le Périple, Vercors
greffa cette question à sa réflexion sur la qualité
d'homme. Se souvenant de ce qu'il vit à Tunis lors de
son service militaire et utilisant ce qu'il vit dans
les années 50 au cours de ses conférences en Algérie
et au Maroc, il consacra quatre pages au problème
de la pauvreté et des inégalités sociales en décrivant
"les bidonvilles fétides de la banlieue d'Alger"
et leur "pittoresque intolérable":
"passée certaine dégradation, l'homme se décompose,
il se putréfie en bête somnolente à moins qu'il n'explose
en violence révoltée". Néanmoins, ces pages
104 à 107 sont secondes dans sa réflexion. Cette question
sociale s'ajoute en parallèle à celle sur la qualité
d'homme dans la Bourgeoisie, plutôt qu'elle ne se combine,
voire qu'elle ne devienne première. Dans ses explications
de l'Homme, Vercors préféra avant tout s'ancrer Sur
ce rivage cérébral (la conscience interrogative
comme spécificité humaine et la volonté d'être
plus homme) plus que Sur ce rivage social.
Deuxième volet:
Monsieur Prousthe (1958)
La préface
de ce deuxième récit est plus intéressante que le récit
lui-même. Vercors y explique que ce ne sera pas la suite
du récit sur la guerre d'Algérie. Malgré cette autonomie
de la nouvelle histoire, il rappelle les liens
par rapport au projet global de cette trilogie: le genre
humain est formé de deux espèces, celle qui appartient
encore "à la volonté native de la jungle"
et celle qui, par un tour de force mental, s'est rebellée
contre son atavisme mauvais. J'ai expliqué précédemment
les apories d'un tel raisonnement essentialiste binaire.
Vercors ajoute dans cette préface que l'appartenance
à l'une ou l'autre espèce est difficilement décelable
en temps ordinaire. Ce sont surtout les temps de crise
qui révèlent l'essence exacte de chacun. Et encore...il
convient de franchir une vie complète pour le mesurer.
Vercors donne un exemple précis avec le personnage de
Le Prêtre du Périple: "Si mon héros [...]
était mort dans le camp où les nazis l'avaient déporté,
n'aurait-il pas laissé le souvenir d'un juste"?.
Aussi Vercors propose-t-il à ses lecteurs une vie complète,
avec les plus ou moins grands revirements de ses personnages,
pour mieux cerner la quintessence de ces derniers. Toutefois,
pour que son jugement ne soit pas définitif et que le
destin de chacun ne ressemble pas à un cheminement inexorable
(essentialisme fort car les dés sont jetés dès la naissance
parmi des humains prédestinés), Vercors prend soin d'ajouter
qu'il "existe aussi maints cas de conversion".
Ainsi, il se défend d'un essentialisme fort au profit
d'un essentialisme minimaliste dans lequel le contexte
jouera un rôle.
Suit un récit
étrange que l'on peut résumer ainsi: Monsieur Prousthe,
grand bourgeois politiquement et socialement influent,
droit dans ses conceptions, est perçu pendant longtemps
par le narrateur-personnage jeune comme un homme devenu
un peu fou. Aussi s'éloigne-t-il de tous, même de ses
filles. Plus tard, le narrateur-personnage, rencontrant
les protagonistes de son enfance, apprend qu'en réalité
cet homme avait développé une perversion sexuelle, celle
de piquer les seins des femmes avec une épingle d'or.
La jeune Sereine en fait volontairement les frais, par
abnégation et sacrifice, mais l'infection qui résulta
de ces piqûres répétées fit éclater le scandale. Une
autre femme, au service des Prousthe, subit le même
sort, contre rétribution. Pour étouffer le scandale,
les Prouthe voyagèrent des années avant de revenir.
Monsieur Prousthe fuit néanmoins le monde, moins par
crainte de récidiver dans son penchant sadique que par
honneur. Il souffre que ses filles puissent l'admirer
parce qu'elle ne savent rien, alors que lui-même a conscience
de ce qu'il est: il "fuyait [...] le fantôme
de son deshonneur, comme à l'un des derniers représentants
de l'honneur bourgeois" (page 131).
Quand le narrateur-personnage
interroge les témoins et acteurs de cette histoire,
il trouve des gens qui ont pardonné à Monsieur Prousthe.
Par exemple, le personnage de Visner, qui l'aide à s'enfuir
en lui faisant un faux passeport, trouve que le sentiment
aigu que l'honneur de Prousthe lui "faisait
payer pour sa faute, c'était hors de proportion avec
la faute elle-même". La petite fille de Prousthe, Nicole,
a également pardonné à celui-ci après l'avoir longtemps
moralement condamné.
Pourquoi donc
ce personnage est donc absous, pendant que le personnage
de Le Prêtre du premier récit Le Périple ne l'est
pas? Visner fournit la réponse: "une chute n'est
pas une défaite, encore moins une souillure, mais un
des avatars du combat, guère moins digne d'estime et
d'affection que certaines victoires, certaines vertus
orgueilleuses, qui ne sont souvent que paresse d'esprit,
voire simple opportunisme" (page 148). Ainsi
donc, selon Visner, Prousthe lutte contre son atavisme,
et c'est cette lutte contre soi-même qu'il faut retenir
plus que la perversion sexuelle elle-même. Le narrateur-personnage
finit lui-même par dresser un portrait élogieux de Prousthe,
comparé aux tortionnaires du type Le Prêtre:
"Que
je le veuille ou non je suis bourgeois, fils de bourgeois,
et je suis patriote, et la dépravation, la dégradation
sauvage de bourgeois patriotes me blesse au plus sensible
de mon amour pour mon pays, de l'idée que depuis ma
jeunesse je me fais de la France. Et je pensais que
Monsieur Prousthe, s'il eût vécu, n'aurait pas trouvé,
dans ces perversions innommables, une excuse à ses faiblesses;
ni un allègement à son déshonneur dans l'indulgence
qu'elles rencontrent, quand ce n'est pas l'assentiment,
auprès des pouvoirs d'une société aux abois; mais qu'au
contraire elles eussent mis un comble à son désespoir"
(page 185).
Prousthe a
conscience de sa perversion et lutte contre elle. C'est
sa qualité d'homme face à cet atavisme originel. Donc
une perversion sexuelle relèverait de la nature (essentialisme
fort) et non d'un environnement? Le récit nous enjoint
à le penser. Nicole craint d'avoir contracté cette héritage
génétique, elle est sûre d'être "l'héritière
de ses vices" (page 182). Elle décrit son passage
de la petite fille à la jeune femme comme une évolution
malsaine après l'innocence: "la poitrine qui
poussait, et le reste tellement révoltant, n'est-ce
pas, tellement impur. Je me croyais le siège de pensées
indécentes, d'impulsions perverses" (page 179).
Elle ajoute que ses propres impulsions perverses, déployées
seulement en imagination, ont toutes disparu, pendant
que son mari mourant explique au narrateur-personnage
qu'il a agi "pour la guérir de ces phantasmes"
(page 187), mais qu'elle n'est pas encore tout à
fait guérie contrairement à ce qu'elle pense. La qualité
d'homme de Nicole, c'est de refuser l'héritage financier
de son grand-père, comme elle refuse de lui tout héritage,
dont et surtout celui supposément atavique de la
perversion sexuelle.
Encore une
fois dans les récits et les dessins de Jean Bruller-Vercors,
le sexe relève du mal atavique. Si le personnage de
Nicole était mis en parallèle de personnages plus positifs
sur les questions de sexualité, le lecteur pourrait
se dire que cette vision négative de la sexualité n'appartient
qu'à Nicole. Mais tous les récits de Vercors baignent
dans cette atmosphère malsaine de la sexualité pour
prouver que les perversions sont originelles. Vercors
se situe dans un essentialisme fort sur le sujet: rien
sur le tabou qui entoure la sexualité conduisant à penser
que le sexe c'est mal; rien sur la maltraitance sexuelle
des enfants dans un phénomène de domination construit
par le patriarcat; rien sur les autres maltraitances
physiques et psychologiques; rien sur l'idéologie des
religions qui veulent comprimer les âmes et les corps;
rien sur l'idéologie bourgeoise répressive sur la sexualité
et sur les névroses qu'un tel conditionnement et une
telle éducation engendrent. En réfléchissant ainsi,
nous regardons les conditions concrètes d'existence
et ses avatars. Ce n'est plus par un illusoire et idéaliste
tour de force mental que l'on change l'individu mais
par un tour de force politique que l'on transforme
la société.
Dans ce récit,
Vercors se situa donc sur la ligne de crête de manière
plus ostensible. Lui qui dans le premier récit démontrait
que le contexte influait sur l'individu, donc allait
dans le sens d'un essentialisme minimaliste, se trouve
dans ce deuxième récit à revenir vers un essentialisme
fort sur le sujet de la sexualité.
En revanche,
ce qui est le plus intéressant dans ce récit, c'est
la question de l'honneur. Cet honneur est le fil conducteur
de la conduite de Prousthe après la découverte du scandale.
Le personnage de Visner le compare à Lord Jim, héros
éponyme du récit de Joseph Conrad, écrivain que Vercors
ne cessa d'admirer. Visner déplore la dégradation morale
de la société: une société sans honneur ,c'est "la
fin de la société", c'est un monde qui s'écroule"
(page 131). Dans sa correspondance privée, Vercors ajouta:
« M. Prousthe
ressent à l’extrême (pour une faute disproportionnée avec le
châtiment) le déshonneur au sein de sa classe [...] si l’honneur bourgeois a disparu, c’est que la
bourgeoisie elle-même a déjà disparu - malgré les apparences » (Lettre
du 10 octobre 1958 à André Wursmer). Il y aurait beaucoup
à dire de cette assertion: l'honneur est-il propre à
la Bourgeoisie? L'honneur bourgeois n'est-il qu'hypocrisie
dans la mesure où lorsque l'on regarde derrière la vitrine
de l'idéologie morale de la bourgeoisie on voit ses
contradictions et ses mensonges? En tout cas, si Prousthe
réagit au sein de sa classe sociale, c'est bien parce
que l'éducation, le conditionnement idéologique liés
à une classe et à une famille imbriquée dans sa classe
(qu'elle la prolonge ou la combatte), les conditions
sociales et politiques d'existence, l'ont façonné.
Si Vercors réfléchit à cet honneur bourgeois dans le
cadre d'un essentialisme minimaliste, il devrait réfléchir
tout autant à la perversion sexuelle de son protagoniste
dans le même cadre.
Troisième volet:
La Liberté de décembre (1960)
Pour ce troisième
et dernier opus, Vercors resta certes sur sa ligne de
conduite, mais il s'appesantit moins sur le motif de
cette trilogie. Sa préface, minimaliste cette fois-ci
(contrairement à celle du 2e ouvrage), ne rappela pas
la raison d'être de ces livres. D'ailleurs, une très
grande partie du récit ne semble pas du tout justifier
sa thèse sur la nature humaine.
Longtemps,
Vercors se laisse doucement porter par un amour adolescent
entre le narrateur-personnage (qui ressemble à l'auteur
pour une large part autobiographique) et le personnage
d'Edwige Dreige-Granval. Les deux jeunes gens se séduisent
mutuellement, mais la jeune fille est mystérieuse, ne
lui explique pas tout de son existence et disparaît
souvent au gré des voyages de sa famille. Le narrateur-personnage
s'interroge, tente de savoir, puis l'oublie....jusqu'à
ce qu'elle reparaisse dans sa vie quelques temps plus
tard. Visiblement, Vercors aime raconter l'amour naïf
et candide du narrateur-personnage, comme il le fera
dans d'autres récits comme dans Tendre
Naufrage. Il aime
à ce que les histoires amoureuses soient éthérées, avant
que la relation sexuelle n'arrive.
Donc, lorsqu'Edwige
revient dans la vie du narrateur-personnage et que ce
dernier apprend le secret qui empêchait Edwige de vivre
pleinement leur amour, Vercors nous guide enfin vers
le but de ce récit: Edwige est depuis son adolescence
la maîtresse de son beau-père Granval. Elle est attirée,
s'en repent, sans pouvoir s'empêcher de revenir
invariablement vers lui. Or, Granval est également
l'amant de trois générations de femmes d'une même famille:
d'abord la grand-mère d'Edwige, puis la mère d'Edwige
qui a été persuadée par la grand-mère (donc sa
propre mère) de se marier avec Granval afin
que cette première maîtresse puisse continuer son
aventure avec le mari de sa fille. Enfin, la jeune fille
Edwige qui commence dès l'adolescence son aventure
avec lui et qui, même mariée, poursuit cette aventure.
La mère d'Edwige,
ayant appris par la passé l'aventure de son mari avec
sa propre mère, est devenue folle et a souvent envie
de mettre fin à ses jours. Quant au mari d'Edwige, qui
connait toute cette histoire, il a accepté de se sacrifier
pour tenter de sauver son épouse, ce qui rend le
personnage peu réaliste.
Vercors fustige cette histoire bizarre
entre un homme et trois femmes, parce qu'il voit toutes
les conséquences néfastes de ce huis clos familial:
la folie de l'une, le vice incontrôlable des deux autres,
la perversion du patriarche. A vrai dire, c'est une
histoire peu probable et qui amène à peu de réflexion
telle qu'elle est posée. Ce qui est gênant dans cette
oeuvre, c'est la binarité des personnages. Du bon côté
le narrateur-personnage et le mari d'Edwige, du mauvais
côté les protagonistes de cette histoire sexuelle alambiquée.
Nous comprenons que les seconds sont "moins hommes"
parce qu'ils n'ont pas envie de se réformer ("Je
suis comme je suis et n'ai nulle intention de me remanier",
déclare Granval au héros). En parallèle, on apprend
que le héros se marie et qu'il vit comme il se doit
selon la morale majoritaire de la société. Mais rien
ne filtre de leur vie maritale. Or, quand rien ne filtre,
c'est qu'il faudrait aller y voir pour complexifier
le débat. En effet, tous les héros mariés avec une femme
honnête dans ses récits font l'éloge de leurs compagnes
de cette sorte. Leur vie conjugale semble posée
et douce, mais rien n'est spécifié de leur vie
intime: entente sexuelle ou non? désir sur le long terme
ou non? N'y a-t-il pas là précisément un sujet
qui permettrait de complexifier l'approche et de ne
pas en rester à une morale binaire? Et mettre en scène
d'autres types de couples et d'autres modes de relations
conjugales amènerait une vision certainement plus réaliste
sur laquelle on pourrait alors expliquer l'humain (et
sa diversité). Dès que Vercors évoque les couples et
la sexualité, il tombe invariablement dans un schématisme
qui n'engage pas à éclairer le sujet.
Aussi, de ces trois récits, le premier
est certainement le plus intéressant.
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Article mis
en ligne le 1er novembre, le 2 décembre 2021 et
le 1er février 2022
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