(version
pdf)
Au cours d'une promenade, un petit garçon
s'étonne que son père ne se prête pas
comme d'habitude à leurs rituels immuables
et rassurants. Pire: il va l'abandonner
précipitamment chez une amie. Que s'est-il
passé ce jour-là?
UNE NOUVELLE DE LA GUERRE ET DE LA RESISTANCE
L’implicite
du texte ou « …une promenade qui ne ressemblait pas tout à fait aux
autres »
Les indices pour le lecteur
L’ART DE LA DRAMATISATION
I UNE NOUVELLE DE LA GUERRE
ET DE LA RESISTANCE
C’est
en 1943 que Vercors écrit cette courte nouvelle d’une forte intensité
dramatique. Il y évoque la vie clandestine des Résistants sur laquelle plane
constamment l’ombre du danger et de la mort.
L’écrivain
débute son récit au moment de la plus grande tension, puisque le dénouement malheureux pour le père et son
petit garçon est imminent. Le lecteur assiste, impuissant, à l’ultime promenade entre le père et le
jeune enfant. Or, c’est la dernière fois que ce petit garçon voit son père,
puisque celui-ci le conduit chez Madame Bufferand, une vieille amie, dès qu’il
s’aperçoit que le pot de géranium n’est plus à la fenêtre de leur maison ;
et il repart à la recherche de sa femme pour disparaître avec elle…
1) L’implicite du récit ou
« …une promenade qui ne ressemblait pas tout à fait aux autres »
Comme
le petit garçon, le lecteur est interloqué par la teneur de cette promenade
qui, pour la première fois, n’obéit pas aux rites immuables que le père et son
garçon avaient instaurés. Si l’enfant, « très attaché aux
rites » est parti pour respecter
scrupuleusement les habitudes, il n’en est pas de même pour le père qui semble
les oublier totalement. Par six fois au cours de cette ultime promenade, il déroge
aux règles établies :
-
inattentif
à son fils, le père ne l’entend même pas traîner des pieds et il ne le dispute
donc pas. Son silence à ce sujet est mentionné deux fois de suite. Il est
plongé dans ses sombres réflexions : « Il continuait de
regarder par terre ».
-
arrivé
à la Grande Vue, le père ne scrute pas l’horizon afin d’entamer le jeu habituel
avec son enfant. Ce dernier anticipe ce petit jeu qui est mis en scène par le
dialogue au discours direct entre les deux personnages, mais il est relégué dans
l’irréalité par le conditionnel. Le retour à la réalité est d’autant plus
brutal pour le garçon : « Mais Papa regarda distraitement la
Grande Vue et ne s’arrêta pas ».
-
fait
encore insolite : le père ne lâche pas la main de son enfant de tout le
trajet ; le fils ne peut donc
monter sur la petite pente sur laquelle il grimpe d’habitude.
-
néanmoins,
le père s’arrête à deux endroits comme à leur habitude : sur le rocher de
pierre carrée et sur le pont. Pourtant son attitude diffère de celle qu’il adopte à chaque
promenade. Assis sur la pierre, il ne veut pas lâcher la main de son fils et
sur le pont, il contemple le ruisseau intensément et trop longuement au goût du
garçonnet en proférant une parole teintée de gravité.
-
chez
Madame Bufferand, il couche son fils en étant avec lui plus affectueux.
Il
s’agit donc bien d’une promenade insolite à cause de l’attitude étonnante du
père.
2) Les indices pour le lecteur
Le
garçonnet, trop jeune pour saisir le sens réel de ce qui se passe, ne comprend
pas ce changement même s’il perçoit confusément le danger. Le lecteur, lui,
saisit par quelques indices disséminés ça et là que le père est un Résistant
qui risque à tout moment de se faire démasquer par l’ennemi.
Il
a ainsi mis en place avec sa femme un système d’alerte quand il sort : le « pot
de géranium à la fenêtre de la cuisine »
sert en effet de signal d’alarme pour prévenir le père d’un danger. Il apparaît
à trois moments cruciaux dans cette nouvelle. Vercors le met en exergue dès le
premier paragraphe en insistant sur cette habitude qui semble « un
peu drôle » à l’enfant qui a remarqué ce
geste réitéré sans en comprendre la portée. C’est la réaction de l’enfant,
quoiqu’elle soit seulement de l’ordre d’une interrogation naïve, qui met
le lecteur sur la piste. La deuxième mention est glissée dans la narration de
manière très naturelle : chaque fois que le père et son fils se promènent,
ils se hissent jusqu’à la colline et contemplent leur maison : « Ce
qu’on voyait le mieux c’était la fenêtre de la cuisine, avec le pot de géranium
tout vert et orange dans le soleil ». Ce
qui n’est qu’une remarque apparemment anodine dans les pensées de l’enfant
devient pour le lecteur un autre indice de la signification exacte de ce récit.
Et cela ne fait plus de doute à ses yeux quand le père s’exclame
douloureusement et emmène son fils chez Madame Bufferand lorsqu’il s’aperçoit,
consterné et furieux contre lui-même, que « le pot de géranium…il
n’y était plus ».
Cet
objet, mis habilement en scène par ses couleurs criardes et par le fait qu’il
soit le seul à réapparaître au long du récit, a donc une valeur pleinement
symbolique qui alerte la conscience éveillée du lecteur. Celui-ci en connaît sa
fonction. Il reste désormais pour le lecteur impatient de connaître la suite de
ce récit à découvrir les motifs qui ont poussé ce couple à se donner un signal
complice. L’épilogue fournit une réponse, quand Madame Bufferand rencontre une
amie le lendemain de ce drame et évoque
la fin de cette tragique histoire.
Encore
une fois, tout reste implicite, étant donné que c’est le garçonnet qui entend
les paroles de Madame Bufferand et de son amie. Comme lui, le lecteur est
acculé à écouter derrière la porte ce que se disent les deux femmes qui parlent
trop bas pour que l’on puisse tout entendre distinctement. La révélation reste
donc lacunaire. Le lecteur a cependant tous les éléments indispensables pour
comprendre que le père est allé à la gare rechercher sa femme et qu’il s’est
fait arrêter et emmener avec elle. Le drame se noue ainsi de manière tangible.
Et c’est justement par l’implicite que le narrateur accentue l’horreur de ce
drame humain. Le discours direct des deux femmes peut être parfaitement
sibyllin pour celui qui ignore le contexte historique de cette époque ;
d’ailleurs le petit garçon n’en saisit pas tout le sens véritable même s’il en
pressent le malheur. Mais le lecteur avisé sait que la gare et les
compartiments du train sont le signe du départ pour les camps de la mort pour
ce couple qui a été arrêté. Il sait aussi qu’il peut mettre un nom et un visage
sur le pronom personnel « ils » dans la phrase « ils
l’ont reconnu », alors qu’il reste
indéterminé et incompréhensible pour l’enfant.
Rétrospectivement,
le lecteur comprend que le père se savait menacé puisqu’il demande à son fils
d’être « très, très sage avec [s]a maman » au cas où il viendrait à disparaître ; il
perçoit également mieux la portée métaphysique des paroles du père sur le petit
pont devant l’eau qui coule et qui « ne s’arrêtera jamais de
couler ». Avec gravité, il réfléchit à la
pérennité des éléments naturels alors que lui-même est menacé à tout instant
par la finitude. L’éternité des choses face à sa situation personnelle qui le
voue au transitoire est paradoxalement vue comme une « pensée
reposante ». Peut-être est-ce dû en
partie à sa certitude absolue d’être entré, tel un grain de sable provisoire et
éphémère, dans la lutte contre le nazisme pour défendre et sauvegarder la
permanence de l’humanité.
II
L'ART DE LA DRAMATISATION
Le sens reste implicite par la variation subtile des
points de vue dans ce récit. Qui parle vraiment ? Qui raconte
l’histoire ? L’incipit pousse à penser que la narration est à la troisième
personne et qu’elle est prise en charge par un narrateur omniscient ; mais très vite le lecteur se trouve
face à un mélange savant de points de vue qui brouille les pistes. Des indices
suggèrent que la réalité est perçue par les yeux du jeune enfant afin de
maintenir un sens implicite. Le pronom indéfini « on » qui parcourt
ce récit témoigne des pensées de ce garçonnet et le
style indirect libre, abondamment utilisé, laisse transparaître des
réflexions naïves ainsi qu’un vocabulaire et une syntaxe propres à un enfant.
Par cette technique, la réalité du drame apparaît donc de manière confuse, le
garçon n’ayant pas saisi les enjeux du drame.
Pourtant, cet enfant sent la bizarrerie de la
situation. La gradation progressive de ses sentiments le prouve. Prêt pour la
promenade, il est confiant et il sort avec son père « sans
s’étonner ». L’insouciance du début va
laisser la place petit à petit à un étonnement et une vague inquiétude, car
tout ne se passe pas comme d’habitude : « ça l’inquiétait que
papa ne dît rien » quand le père ne le
gronde pas à cause de ses pieds qu’il laisse volontairement traîner ou encore « ça
l’ennuya un peu » lorsqu’il ne peut
grimper sur la pente. Comme le père déroge aux règles, le garçonnet s’interroge
et a d’abord « un petit peu peur » puis il finit par éprouver de la « vraie peur » qui se transforme en malaise. Lui-même ne s’adonne
plus à ses activités favorites comme grimper aux arbres et chercher des pommes
de pin et il « commenc[e] d’avoir mal au cœur, comme le jour où il
avait mangé trop de purée de marrons ».
Ce malaise physique, provenant de son angoisse morale, s’accentue encore au point
d’avoir mal partout et de d’effondrer sur le tapis du salon de Madame
Bufferand…raison qui fait rater au lecteur l’occasion d’entendre les motifs
explicites de la précipitation du père chez cette amie.
L’attitude des personnages attire aussi bien évidemment
son attention : Madame Bufferand pleure devant l’enfant même si elle veut
s’en cacher. Quant au père, il ne lui lâche à aucun moment la main. La première
phrase de la nouvelle insiste d’emblée sur ces mains qui se joignent. Ce geste,
hautement symbolique, est noté à plusieurs reprises : « Il
tenait la petite main de son petit garçon bien serrée dans la
sienne » ; « c’était parce que Papa lui tenait la main comme
ça » ; « il s’arrêta en serrant la petite main dans la
sienne » ; « papa lui serrait la main tellement fort ». Si l’enfant ne comprend pas les paroles de son
père, il sent tout de même par ce geste fort qu’il se passe un événement grave.
Et les élans de tendresse de son père, en haut de la colline et chez Madame
Bufferand, entérinent ses craintes. Ce
lien physique si intense, l’enfant le perd définitivement dès que le père part
avec sa valise de chez Madame Bufferand. Malgré la générosité de cette dernière
décidée à prendre le relais des parents,
le garçon est désormais un orphelin. Le fait qu’il soit seul dans une pièce
dont la porte est fermée en est le symbole.
Le lecteur quitte un enfant qui a perdu à tout
jamais son insouciance innocente et entière. La peinture poétique de la larme
qui coule le long de son visage et qui tombe sur son jeu de cubes exprime sa
solitude pathétique.
Tel le jeu de cubes avec lequel le garçon joue, le
sens de cette nouvelle se met peu à peu en place. A la fin du récit, le lecteur
conscient des enjeux de ce puzzle, a réussi à replacer symboliquement l’œil et
le chapeau à plumes des cubes tandis que l’enfant peine à compléter le tableau
d’ensemble tout comme il a du mal à mettre la plume du chapeau : « La
plume, c’était le plus ennuyeux, on ne savait jamais si elle était à l’endroit
ou à l’envers ». Doit-on y déceler une
métaphore du travail de l’écrivain qui soumet sa plume à l’Occupant ou au
contraire la dévoue à la Résistance littéraire et intellectuelle?
Vercors a choisi résolument son camp dans cette
nouvelle de la Résistance pleine de délicatesse et de pudeur. Cette retenue et
cet art de la litote n’empêchent pas la dénonciation implicite. Loin de n’être
qu’une anecdote, cette nouvelle démontre l’une des multiples facettes des
ravages du nazisme : l’Histoire a rejoint tragiquement l’histoire de cet
enfant qui a basculé dans le drame…ce jour-là…
Allez consulter cette
séquence consacrée à ce récit.
|