Anthropologie
vercorienne
ou l'instauration d'une morale
contre la pensée hiérarchique et
l'évolution
Cette analyse fait suite à l'article
Anthropologie
brullerienne ou l'ambition morale d'un dessinateur
de gauche: changer l'homme?
D'une anthropologie
l'autre: saut et rupture ou effet de rupture?
La guerre de
Troie n'aura pas lieu s'il existe des
hommes de bonne volonté
Quand petit saut
devint Saut
De Bruller le Vieux
à Bruller le Jeune
Les causes de
cette
anthropologie nouvelle
L'expérience historique
de la Résistance ou "Nous avons été heureux"
Contre la pensée hiérarchique
et l'évolution: la morale
Quelles articulations
des matérialismes?
Ni biologisme, ni
psychologisme, ni historicisme
"Liberté, liberté
chérie"
De l'Homme à l'homme
I D'une anthropologie
l'autre: saut et rupture ou effet de rupture?
1) La guerre de
Troie n'aura pas lieu s'il existe des
hommes de bonne volonté
Bref
retour sur l'anthropologie brullerienne
afin d'apporter quelques précisions: l'ambition
morale du dessinateur de gauche de l'entre-deux-guerres
fut-elle de changer l'homme? A consulter
l'ensemble de La Danse des vivants
(1932-1938), nous aurions plutôt tendance
à penser que Jean Bruller dressa surtout
un état des lieux sur la nature mauvaise
de l'homme. Il lista les innombrables vices
des hommes, mit en scène les conséquences
amoureuses, familiales, professionnelles,
sociales, politiques. Conséquences fatalement
néfastes. Quant à l'origine, elle relève
de l'ontologie. L'homme est par essence
mauvais, et ce de manière irrémédiable si
l'on en croit son oeuvre dessinée.
Constat
implacable à la manière des moralistes du
XVIIe siècle. Peut-être néanmoins doit-on
voir une forme de réponse par l'humour grinçant
qui tient souvent dans la disjonction entre
les titres et les dessins. Spectateurs de
ce theatrum mundi, nous sourions,
voire rions, quelle que soit la couleur de ce
rire. Alors nous faisons le parallèle avec Molière
et sa Préface du Tartuffe: le but
de Jean Bruller serait-il de corriger les
vices des hommes par la mise en scène des
travers humains? Le ridicule ne tue pas,
du moins possède-t-il peut-être un potentiel
correctif.
Le
chapitre "Rien n'est perdu"
au contenu plus optimiste comme je le montre
dans la page Anthropologie
brullerienne ou l'ambition morale d'un dessinateur
de gauche: changer l'homme?
nuança cette peinture noire. A l'hiver 1934,
le dessinateur se laissa envahir par l'Histoire,
et par l'espoir d'un changement possible,
par le biais politique et la mobilisation
des intellectuels. Il sentit le début d'un
changement de sa vision du monde, puisque
cette livraison constitue l'ultime publication
régulière de ses Relevés
trimestriels, Jean Bruller sentant les requisits de
son projet versé dans l'inactuel et
l'universalité être sapés. C'est précisément
dans son Argument du Relevé trimestriel
n°8 de l'hiver 1933 qu'il prévenait
déjà de la fin de la parution trimestrielle.
Raison invoquée: la liberté de la création
ne peut être contrainte par un calendrier
rigide. Dans les faits toutefois, c'est
à partir du RT n°12 de l'hiver 1934
que ses publications s'espacèrent: une première
suite de 20 dessins en 1935, puis deux derniers
RT en 1938. Ces deux longs
arrêts lui évitèrent de dévier davantage
de l'enjeu artistique
princeps. Ajoutons un autre motif
d'ordre psychologique: ce virage
devait probablement déranger la pensée qui l'habitait
depuis des années. Cela la remettait en cause
brutalement. Remise
en cause personnelle d'une vision de l'humanité
que seul le temps d'accoutumance, aidé ou
non par la précipitation des événements
historiques, permettait d'accepter. Il est
difficile de retourner
totalement sa pensée, ex abrupto.
C'est dans ce laps de temps de trois années
que Jean Bruller évolua progressivement
et qu'il commença aussi plus clairement
à s'engager avec son réseau, pour le Front
populaire. Cette pratique allait déjà à
l'encontre de ses théories.
Alors
que tous les Arguments de chaque
RT décrivent l'aspect sombre de l'homme,
celui du RT n°12 de l'hiver 1934
annonce que le dessinateur
"se refuse à croire définitive la
victoire des méchants, puisque le plus méchant
porte en lui tel élément de bonté, et le
plus médiocre tel élément de grandeur, que
dans son état actuel la Société humaine
étouffe, mais auxquels un Progrès digne
de ce nom doit permettre de fleurir".
Extraordinaire
concentré d'une part de son évolution vers
une description plus justement nuancée,
donc moins noire de l'humanité; d'autre
part de sa certitude que des structures
sociales différentes permettraient le progrès
des hommes, dont leur progrès moral. Au moment où paraissait
La Guerre de Troie n'aura pas lieu (1935)
de Jean Giraudoux, Jean Bruller s'arrêtait
sur
le chapitre "Rien n'est perdu"
aux espoirs similaires. Celui-ci tournait
ses regards vers les hommes de bonne volonté,
ceux de Jules Romains qui servirent de référence
au projet de La Danse des vivants.
Et lui-même agit avec son réseau pour que
le cours des événements change.
Réside
dans ces mots précités rédigés par Jean
Bruller beaucoup de majuscules que n'abandonna
jamais Vercors, idéaliste à bien des égards
malgré un matérialisme affiché et pour moitié
rigoureusement suivi. J'ai utilisé pour
mon analyse de l'anthropologie brullerienne
l'ouvrage L'homme selon Marx. Pour une
anthropologie matérialiste d'Yvon Quiniou.
Cela ne signifie pas que Jean Bruller avait
une vision marxienne dans cet entre-deux-guerres.
Pourtant, les cinq dessins du chapitre "Rien
n'est perdu" se présentent comme
une application des théories marxiennes.
Ce parallèle, Jean Bruller ne l'établit
pas sciemment. Il ne connaissait pas - ou peu - la pensée
de Marx à cette époque. En revanche, il
naviguait dans un cercle de gauche, dont
certains des membres furent progressivement
acquis aux idées du communisme. Certains devinrent
dans ces années-là des compagnons de route,
voire adhérèrent au PCF. Jean Bruller assista
même à des réunions d'intellectuels venus
expliquer
leur adhésion au communisme. Peut-être commença-t-il
à s'imprégner
des théories marxiennes - ou marxistes -
véhiculées
au cours de ces assemblées. On s'interdira
d'évoquer une quelconque analyse marxienne
revendiquée et consciente chez Jean Bruller.
On en restera plutôt
de façon générale au terme d'humanisme. Mais
le parallèle est indéniable.
2) Quand petit saut devint
Saut
L'année 1934 constitua
un "petit saut" dans l'évolution
de Jean Bruller, c'est-à-dire une première
transformation mentale décisive qui ébranla
durablement sa philosophie et l'achemina
vers des actes militants, dans le sillage
d'une gauche unifiée. Un "petit saut"
néanmoins sans rupture: une sensibilité
de gauche toujours, une même philosophie
maintenue dans ses albums, une pratique
artistique se pliant difficilement à l'actualité.
Ce "petit saut" doit plutôt être
analysé comme un renforcement de ses convictions
politiques et comme une interrogation de
la nature et de la fonction de sa philosophie
et de son art. Aussi le changement est-il
de degré, non de nature. L'évolution est
en germe dans sa pré-histoire.
La somme accumulée des petites évolutions
dans les années 30 est vécue comme
un progrès, mais non suffisante pour marquer
le changement décisif, la modification mentale
radicale. C'est ainsi que Vercors le vécut et
le raconta. On a l'impression que,
tel qu'il le dit, le non déclenchement de
la guerre l'aurait laissé dans sa pré-histoire.
Il n'aurait pas pu naître à lui-même, du
moins pas pleinement, il
serait resté en marge de son histoire et
de l'Histoire. La confrontation à l'Histoire
lui fit faire le grand Saut. L'année 1934
constitue un sursaut dans son évolution
lente mais continue, la guerre constitue
une rupture radicale par la révolution
qu'elle engendra. C'est toujours ainsi qu'il le
véhicula dans ses mémoires La
Bataille du silence et Cent ans
d'Histoire de France.
Le sursaut de 1934 engendra
des changements quantitatifs, la guerre
un changement qualitatif. Le premier est
une prise de conscience, le second une révolte. L'Histoire mondiale lui fit découvrir sa
pleine nature, nous fit-il comprendre. Il
entra alors en Résistance. De la pré-histoire
à l'Histoire, cet homme naquit à lui-même,
et cet artiste inventa son écriture.
Il dut changer d'outil pour
travailler plus efficacement ce qu'il avait
en conscience. Ce récit autobiographique
tardif du mémorialiste calque sa fable
des origines de l'homme qui n'évite pas
le Saut que Vercors jugeait indispensable
à un stade de l'évolution pour que l'homme
acquiert sa spécificité. A moins qu'on ne
dise que ce récit personnel ne calque
pas, mais est calqué sur sa fable anthropologique
dont on aura une synthèse en 1949 dans La
Sédition humaine. Impossible
de débrouiller laquelle de ces deux fables
(dans le sens de récit) est chronologiquement
première. L'important, c'est de
saisir que la notion de Saut est un principe
matriciel chez Vercors.
Est-ce véritablement
un Saut, vecteur d'une rupture? A bien des
égards, cette (r)évolution de Jean
Bruller-Vercors ressemble davantage à un
"effet de rupture". Je
reprends sciemment le concept d'effet réversif
de l'évolution qu'analyse le philosophe
et historien des sciences, Patrick Tort
(Voir son site
officiel). L'étude érudite
des théories de Charles Darwin, minutieusement
appuyée sur les textes du naturaliste, prouve
que le lien entre l'homme devenu civilisé
et l'ensemble de la nature ne subit aucun
saut et aucune rupture à un quelconque stade de
l'évolution. Par le biais des instincts
sociaux, la sélection naturelle sélectionne
la civilisation: "La continuité
évolutive [...] produit de cette manière
non pas une rupture effective, mais un effet
de rupture qui provient de ce que la
sélection naturelle s'est trouvée, dans
le cours de sa propre évolution, soumise
elle-même à sa propre loi" (Patrick
Tort, L'Effet Darwin. Sélection naturelle
et naissance de la civilisation, 2008,
p. 80).
La reprise de cet "effet
de rupture" est, dans le cas de
Vercors, signifiante sous deux aspects:
- Dans sa fable anthropologique,
Vercors prononça la scission entre nature
et civilisation, dans l'idée constante d'une
rupture (Voir une étude globale
à la page consacrée à La
Sédition humaine).
- Dans sa fable autobiographique,
Vercors prononça la scission entre Jean
Bruller et Vercors. Pourtant, ses (r)évolutions
sont plus des "effets de rupture"
que des ruptures véritables. Sa philosophie
vacillait sur son socle dès les années 30,
et, après avoir vu son album Visions
intimes et rassurantes de la guerre, Jean-Richard
Bloch écrivit à Jean Bruller qu'il y constatait
les prémisses d'une évolution. Son attention
à la chose politique et intellectuelle se
transforma en un début de militantisme.
Un outil artistique se substitua à
un autre - du crayon à la plume -, mais
j'ai montré à de multiples reprises que
Jean Bruller écrivait déjà avant de devenir Vercors,
et le mémorialiste stipule que dès
l'entre-deux-guerres Jean Bruller songeait
à passer à l'écriture, le dessin ne lui
suffisant plus pour dire. Aspects factuels
soulignant l'"effet de rupture",
contre interprétation subjective concluant
au saut et à la rupture.
3) De Bruller le Vieux
à Bruller le Jeune
Tout au long des années
30, son nihilisme fut sérieusement mis à
mal, il ressentit des contradictions de
plus en plus grandes. L'Occupation le précipita dans
l'action clandestine. Jean Bruller changea
sous la pression de l'Histoire. Il choisit
son camp et lutta pour ses idéaux, donc
pour une certaine idée de l'homme.
Cela contrecarrait
son anthropologie et sa philosophie pessimistes:
"je savais que je ne pourrais plus
jamais dessiner comme avant" (La
Bataille du silence).
Le mémorialiste ajoute:
"Si
ma Danse des Vivants plus tard avait
une suite, on n'y retrouverait pas ce persiflage
désespéré qui en avait constitué, du temps
de Bruller le Vieux, le comique assez noir.
Ceci dit, je n'avais pas la moindre idée
de ce que pourraient être les estampes futures
de Bruller le Jeune".
Selon les versions successives
de Vercors, il fallait encore dessiner
40 ou 60 estampes en plus des 160 déjà existantes.
La Danse des vivants resta définitivement
inachevée, malgré une réelle tentative au
début des années 50. Celle-ci, annoncée
publiquement dans Les Lettres françaises,
déboucha finalement sur les callichromies.
Lisez ma
page sur Henri
Goetz
et mon
article « Jean Bruller-Vercors et l’imprimerie » dans L'écrivain et l’imprimeur,
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection Interférences, 2010, pp.
337-358. Je décline les trois parties comme suit : Jean Bruller, un
artiste familier des ateliers d’imprimerie ; Le réseau auteur-éditeur-imprimeur ;
Une étude de cas : les callichromies (1952-1958).
Le contenu nouveau de
La Danse des vivants ne serait que
conjectures. En revanche,
c'est par l'écriture que Vercors nous révéla
son anthropologie nouvelle.
II Les causes de
cette
anthropologie nouvelle
1) L'expérience historique
de la Résistance ou "Nous avons été heureux"
Son recueil de 1945,
Le Sable du Temps, rassemble ses
articles essentiels sur la guerre. L'un
d'entre eux s'intitule paradoxalement Nous avons été heureux.
Vercors s’adresse à ses amis
résistants pour dire sa crainte de la disparition de cette fraternité et de cette
noblesse qu’il découvrit en temps d’oppression. Les intérêts personnels, guidés
par une commune idée morale de l'homme,
se rejoignirent dans une révolte et une
solidarité collectives. Solidarité de clan pour
faire advenir leurs idéaux, entre-aide,
sacrifice.
Vercors vit dans
cette période une annulation des compétitions
inter-individuelles, condition indspensable
pour battre le camp adverse. L'Histoire
lui fit comprendre que l'humain est capable
de taire (en partie au moins, voire en totalité) les
rivalités entre individus pour une cause que
les membres d'un même groupe considèrent comme
juste. Point de cursus honorum
qui animait et rythmait le champ littéraire
avant guerre,
entre réseaux évidemmment, mais aussi dans un même réseau.
Vu de l'extérieur, l'anonymat est de
rigueur (amour-propre et honneur sont ainsi
mis de côté) et vu
de l'intérieur, la solidarité est le seul moyen de vaincre.
Il fallut que Jean
Bruller en passe par une période historique
négative pour penser que dans les périodes
de paix, ces mêmes caractéristiques positives
de l'homme sont tout aussi capables de fonctionner.
Le dessinateur ne les vit pas dans l'entre-deux-guerres,
ou si peu (les cinq dessins de "Rien
n'est perdu"). Il comprit donc qu'il
lui fallait non seulement repenser la nature
humaine avec ces nouvelles données, mais qu'il était nécessaire
de changer de structure sociale et mentale
pour que les appétits négatifs ne prennent
pas le pas sur les caractéristiques positives
humaines, tout aussi réelles. Les hommes
mauvais dessinés par Jean Bruller devinrent
sous la plume de Vercors "ni anges ni bêtes",
selon l'expression de l'écrivain André
Maurois qu'il admirait et avec lequel il
collabora trois fois (Voir à cette
page).
2) Contre la pensée hiérarchique
et l'évolution: la morale
La
pensée hiérarchique et l'évolution (1983)
est un ouvrage du philosophe et historien
des sciences, Patrick Tort. Il démontre
que les théories de Darwin, mal lues, non
lues dans leur intégralité ou interprétées
avec de graves distorsions, subirent des
extrapolations d'ordre moral,
philosophique ou politique. Dans le chapitre
"L'effet réversif et sa logique",
il restitue avec justesse la morale de Darwin
pour mieux souligner les lectures erronées
de l'oeuvre darwinienne notamment par Gobineau,
auteur de l'Essai sur les inégalités
des races, et par Herbert Spencer.
La transposition à l'espèce humaine de la
théorie de la sélection naturelle dans L'Origine
des espèces (1859) leur permit
de justifier - de manière pseudo-scientifique
- les inégalités entre les hommes, entre
les races et, dans les prolongements idéologiques
et politiques du XXe siècle, d'asseoir
racisme, antisémitisme, colonialisme, eugénisme.
En reprenant le titre
de l'ouvrage de Patrick Tort, je souhaiterais
montrer que Vercors s'attaqua au darwinisme
social dans les mêmes termes, mais que,
faute d'avoir lu La Filiation de l'homme
(1871) et imprégné, comme beaucoup, des
postulats erronés véhiculés par Herbert
Spencer, il en vint à faire faire le Saut
à l'homme hors de la nature, en vue de contrer
le sociobiologisme. Cette métaphysique du
saut et de la rupture relevait depuis longtemps
d'une complexion personnelle de Jean Bruller,
celle-ci conditionnée par la circulation
au sein de la société de cette pensée dominante.
La confrontation au nazisme renforça cette
conviction.
Horrifié par l'idéologie du
nazisme, Vercors s'éleva contre toute pensée
hiérarchique, mais également contre l'évolution,
du moins telle qu'elle lui avait été dispensée. Il se battit inlassablement
contre la sociobiologie en tentant
de trouver la spécificité de l'Homme et
de jeter les bases rationnelles d'une morale,
ce qu'il nomma la "qualité
d'homme". Dans sa conférence "De
la Résistance à la philosophie" (1967),
Vercors raconte avoir réfléchi longuement
après guerre à la façon de s'opposer
aux fondements "criminels et faux"
des nazis qui sont "une sorte
de prolongement de la "sélection naturelle"
darwinienne":
"Les
Nazis n'avaient-ils donc pas quelque apparence
de raison de prétendre qu'il fallait continuer,
à l'intérieur même de l'espèce humaine,
d'appliquer cette loi féroce pour favoriser
les desseins supérieurs de la nature à notre
égard? [...]
Cherchant
un jour un livre dans ma bibliothèque, je
tombai sur [...] Fondements de la métaphysique
des mœurs [de Kant]. [...] Ce fut un
éclaircissement, un début d'illumination.
Ce qui contredit d'emblée la logique nazie,
ce sont en effet les moeurs, c'est-à-dire
la morale, c'est la direction constante
de leur évolution depuis la préhistoire
jusqu'à nos jours. Or cette évolution, à
travers l'histoire des sociétés humaines,
est faite dans le sens exactement inverse
de l'évolution à travers les espèces
naturelles. Loin de donner des droits aux
plus forts, l'évolution humaine n'a cessé
de neutraliser leur force en donnant des
droits de plus en plus grands aux plus faibles
[...] L'homme, contrairement au grillon,
loin de se plier aux lois de la nature,
n'a cessé de se dresser contre ces lois.
[...] Voilà donc [...] la racine de la qualité
d'homme".
Cette
citation montre à la fois que Vercors suivit
dans sa partie centrale la logique
de La Filiation de l'homme de Darwin
sur ce que Patrick Tort a appelé "l"effet
réversif de l'évolution", mais
il le fit sans le savoir, à défaut d'avoir
lu ce livre de 1871 et d'avoir décortiqué
l'idéologie spencérienne. Aussi en arriva-t-il
à la conclusion inverse. Les notions de
saut et de rupture lui furent donc
nécessaires. L'homme est un animal dé-naturé.
Pour Vercors, la nature humaine est une
anti-nature qui, contrairement à la logique
darwinienne, place l'homme hors
de la nature. Par la force de son cerveau
- une pensée interrogative comme effet d'une
cause toute matérielle -, l'homme se dressa
contre la nature, et contre sa propre nature.
L'homme se place, mais il est aussi placé
hors de la nature, dans la fable d'un Vercors
se qualifiant d'agnostique. La citation
ci-dessus offre un des multiples exemples
de la divinisation de la "Nature"
("les desseins supérieurs de la
nature à notre égard").
Pour
Vercors donc, aller contre la pensée hiérarchique,
c'est aller contre l'évolution, par l'instauration
d'une morale. L'écrivain déplora souvent
de n'avoir pas pu réaliser une Ethique
à la Spinoza. Dans un autre article, je
développerai son propos et montrerai à quel
point les rapprochements s'avèrent fructueux
sous de multiples angles. De même,
je consacrerai une partie sur ses liens
avec Kant que Vercors mit en avant,
en laissant des pans explicatifs entiers
dans l'implicite.
III Quelles articulations
des matérialismes?
La fable anthropologique
vercorienne a été (très) globalement étudiée
à la page consacrée à l'un des essais les
plus importants de l'écrivain, La
Sédition humaine. Je vous
conseille donc de vous y reporter pour comprendre
ce qui suit.
1) Ni biologisme,
ni psychologisme, ni historicisme
La longue marche à l'humanité
commence par la description de notre ancêtre
comme un être naturel vivant. Ce dernier
est un produit de la nature, idée qui explique
l'expression récurrente sous la plume de
Vercors que le préhominien ne faisait
qu'un avec la nature, à l'égal des autres
animaux. C'est un être contraint par la
nature extérieure et par sa propre nature
- sa corporéité. Aussi cet être instinctuel,
pourvu ab origine de besoins, de
capacités et de traits, devait-il
lutter contre la nature afin d'assurer ses
besoins primaires.
Selon Vercors, c'est
par un bouleversement naturel majeur que
subirent nos ancêtres que se déclencha l'actualisation neurobiologique. Le matérialisme
biologique est donc premier dans sa fable.
Il est la cause de la naissance de l'homme,
il l'entraîne. Cet
être naturel désormais conscient du monde
environnant et de lui-même devint alors
historique. Lui qui dépendait de la nature
devint de plus en plus actif et acteur de
son destin. Nature et être conscient font désormais
deux. Pour autant, notre ancêtre réinvestit
dans la lutte pour la vie cette étincelle
cérébrale - ce saut métaphysique pourtant
placé dans un cadre moniste et conditionné
par le milieu naturel, plus tard également
par le milieu historique. Ainsi se combinent
histoire de la nature et histoire humaine.
L'homme reste enraciné dans la nature, rivé
à elle, tout
en s'arrachant progressivement à celle-ci
grâce à cette pensée vectrice d'interrogation
l'amenant à se différencier des animaux.
Contrairement à Marx,
Vercors ne conçoit pas la spécificité de
l'homme dans la production de ses moyens
d'existence. C'est la faculté cérébrale
nouvelle, d'ordre biologique, déclenchée
par hasard et en dehors de toute volonté
humaine, qui permit le saut qualitatif propice
à l'accélération de progrès décisifs dans la
production de ses moyens d'existence. Passé
de la passivité au dynamisme, quoique déterminé
dans sa vitalité, dans sa psychologie par
ses conditions d'existence, l'homme social
s'émancipa progressivement au point d'être
responsable de son Histoire. Ce ne sont donc
pas en dernière instance les conditions
économiques, quoique non exclusives
et détachées d'autres facteurs, qui priment,
comme chez Marx. Pour Vercors, la dernière
instance est de l'ordre du psychologique,
néanmoins interdépendant des deux autres
facteurs.
2) "Liberté,
liberté chérie"
Face
à ces déterminismes, l'homme est-il libre?
Dans
La
Danse des vivants
(1932-1938), Jean Bruller intitulait ironiquement
un de ses dessins "Liberté, liberté
chérie" pour montrer que l'humain
est contraint par sa naturalité tout
autant que par les multiples chaînes
de la civilisation. La liberté humaine est
totalement illusoire sous le crayon de Jean
Bruller. Vercors fit dévier son
anthropologie vers davantage d'optimisme.
Dans la fable vercorienne,
c'est l'existence de la conscience
interrogative - de substrat matériel,
relisons La
Sédition humaine - qui est
plus fondamentale que son contenu.
En effet, elle unifie l'espèce humaine,
contre tout recours hiérarchique. Cette existence,
potentielle en tout homme, s'actualise ou
non dans des conditions historiques données.
Par sa condition originelle, notre
ancêtre est un homme aliéné par la lutte
pour la vie. L'amélioration lente mais continue de
ses conditions de vie, possible grâce à
la présence de la conscience rebelle, libéra
celui-ci progressivement, autant des contraintes
extérieures que de son agressivité instinctuelle. L'homme
acquit donc une liberté par strates, au
sein même de ces déterminismes.
Bien plus loin dans la
frise chronologique de la marche à l'humanité,
cette existence de la conscience interrogative
peut rester à l'état latent à cause du milieu
(familial, social). Vercors mit peu en scène
les milieux populaires. Comme dans les dessins
de Jean Bruller, les personnages des récits
sont dans l'ensemble homogènes et appartiennent
au milieu bourgeois dont Vercors était
issu. Lorsqu'il narra la grève des mineurs
dans son roman Colères
(1956), il montra à quel point l'appartenance
à la classe des dominés engendre l'absence
d'actualisation de cette conscience interrogative,
dans de plus fortes probabilités que
dans d'autres classes, sans que cela ne
soit automatique dans un déterminisme fataliste.
A plusieurs reprises, Vercors se désola
de ce que "l'énorme majorité [...]
se contente de naître, de souffrir, de mourir"
(Sens
et non sens de l'Histoire,
1971). Aussi le compagnon de route que fut
Vercors de la Libération à 1957, et bien
au-delà, pensa-t-il le projet socialiste
(ou communiste) capable de proposer des
transformations économiques et sociales
dans le sens d'une émancipation des hommes,
particulièrement dans le sens d'une actualisation
de la conscience interrogative pour le plus
grand nombre.
Vercors aspirait à cette
libération des aliénations par souci d'égalité,
autant que comme moyen de parvenir à une
fin: la quête des connaissances comme rébellion-libération
progressive des hommes, non seulement actualisant
la conscience interrogative en progrès qualitatifs
et en nombre d'individus, mais encore modifiant le
contenu de la conscience. Connaissances
scientifiques du monde environnant afin
de comprendre les lois de la nature; connaissances
de la nature biologique de l'homme (rappelons-nous
respectivement des deux scientifiques dans
le roman Colères,
en particulier d'Egmont explorant son corps
pour en arracher ses secrets);
progrès des techniques pour répondre aux
besoins de l'homme et réduire son temps
de travail aliénant au profit de la skholé
(Voir ma page Du
contrat social vercorien); connaissances
artistiques, etc. Vercors croyait en une "liberté-libération
vis-à-vis de ces déterminismes irrécusables,
portée par tous les dispositifs de savoir-pouvoir
inventés par l'humanité qui lui permettent
de les dominer en vue de ses propres fins,
politique comprise" (Yvon Quiniou,
L'homme selon Marx. Pour une anthropologie
matérialiste, p. 72). Le rapprochement
avec l'ouvrage d'Yvon Quiniou est éclairant
là encore. Dans son essai
Sens
et non sens de l'Histoire
(1971), Vercors rend compte de l'histoire
de cette liberté, signe d'une emprise de
plus en plus grande de l'homme sur le réel.
Dans l'anthropologie
brullerienne, les recherches de toute connaissance
étaient perçues comme désespérantes par
leur caractère vide de sens, et par la solitude
absolue de ces Prométhées modernes (dans
La
Danse des vivants,
observons notamment les deux scientifiques
esseulés et vaincus par les mystères des
lois de la nature dans "Tristesse
de l'astronome" ou "L'Ecole
du découragement ou les mauvaises fréquentations").
L'anthropologie vercorienne espère dans
des recherches collectives et solidaires.
La différence entre ces deux anthropologies
distribuées de part et d'autre de la Seconde
Guerre mondiale se situe dans les
deux formules que Vercors emprunta au récit d'Anatole
France au sujet du calife désireux de connaître
toute l'Histoire des hommes:
Anthropologie
brullerienne: "Ils
naquirent. Ils souffrirent. Ils moururent"
Anthropologie
vercorienne: "lls
naquirent. Ils cherchèrent. Ils moururent".
3) De l'Homme à l'homme
De tout ce qui précède,
on aura compris que Vercors chercha à définir
sur des bases rationnelles l'essence de
l'Homme. Dans une enquête de 1971 de l'Union
rationaliste, intitulée "Comment concevez-vous
un humanisme actuel?" et publiée dans
Raison présente, Vercors envoya une
longue réponse argumentée, dont j'extrais
ce passage chapeauté par le titre "Apport
des sciences à la construction d'un humanisme
actuel":
"Depuis un certain
temps déjà l'Homme avec un grand H subit
un grand malheur: on lui refuse toute existence,
sinon au titre de pure notion métaphysique.
De tous les horizons on daube sur son compte:
parlez-nous d'hommes concrets, ne
nous faites pas rire: l'Homme, en tant qu'abstraction,
a peut-être vécu, jadis, dans un petit
nombre d'esprits point absolument stupides
(Rabelais, Descartes, quelques autres),
mais Nietzsche et Marx l'ont tué, et Foucault
enterré. Fini. Soyons sérieux.
Malgré l'autorité
de ces grands nécrologues, l'auteur de ces
quelques lignes ne cesse de s'inscrire en
faux contre ces funérailles".
A elle seule, cette citation
vaudrait une page complète d'analyses fouillées.
Je me contenterai pour le moment plus modestement
de signifier à quel point cette recherche
inlassable de la nature humaine était au
cœur du système vercorien. Le philosophe
souhaitait bâtir une anthropologie sur une
base ontologique immanente, appuyée sur
les résultats des sciences et constamment
réévaluée en fonction des nouvelles découvertes
scientifiques, afin qu'elle ne puisse être
réfutée. Chercher la spécificité de l'Homme,
c'était pour Vercors le moyen de rassembler
rationnellement les hommes sous la bannière
d'une essence commune, pour combattre toute
pensée hiérarchique: celle du nazisme contre
laquelle le Résistant Vercors s'éleva;
celle plus tard de la Nouvelle Droite; celle
de tout sociobiologisme; ainsi que l'idéologie
régissant le monde capitaliste.
Le philosophe estima
que l'écrivain devait prolonger ses essais
par des récits équivalant à des « mises
en exemples imaginaires de [s]on essai La
Sédition humaine » (Propos de Vercors
au journaliste Gilles Plazy dans A
Dire vrai). Pensons surtout aux
contes philosophiques Les
Animaux dénaturés
(1952) et Sylva
(1961). L'Homme "avec
un grand H" est donc mis en scène
par le biais de personnages. La littérature
apparaît alors subordonnée à la philosophie.
Vercors instrumentaliserait la littérature
pour démontrer ses concepts philosophiques.
L'usage du littéraire serait bien réducteur
et calquerait mécaniquement les idées
philosophiques de son auteur. Toutefois,
ces archétypes de l'Homme obéissent forcément
aux règles fictionnelles. Aussi sont-ils
ancrés dans une époque, une société donnée,
un milieu, une classe sociale, des rencontres
tout au long d'une existence, une histoire
familiale, une Histoire mondiale. L'Homme
devient ainsi un homme concret. Son essence
n'est pas le critère uniciste de détermination
de son existence. Derrière l'Homme, il y
a un individu. La littérature aida Vercors
à enrichir sa philosophie de l'Homme,
à (faire) comprendre que l'interrogation-rébellion,
potentielle dans la nature spécifiquement
humaine selon Vercors, s'actualise ou non
dans certaines conditions de vie objectives.
Dans les rapports entre philosophie et littérature,
et très probablement au-delà du projet initial
de Vercors des usages de ces deux disciplines
qu'il fit, l'écrivain-philosophe fut confronté
à la complexité de l'humain.
C'est à ces questions
que je répondrai dans un article à paraître
à l'été 2013 aux éditions Matériologiques,
intitulé:
"La singularité dans la philosophie et l'espace fictionnel
de Vercors: déterminations biologiques,rencontres géo- climatiques
fortuites, contingences sociales". Cet article,
aux enjeux principalement méthodologiques
et épistémologiques, figurera dans
l'ouvrage collectif Redéfinir l'individu
à la lumière de sa trajectoire et de ses
rencontres - Une mise à l'épreuve du déterminisme
comme du hasard.
L'anthropologie
vercorienne apparaît donc comme bien plus
optimiste que l'anthropologie brullerienne.
Vercors s'engagea dans son art pour dire
son refus de toute pensée hiérarchique et
pour oeuvrer, dans son domaine, au changement
de l'homme et de la société. Il s'engagea
également politiquement en devenant officiellement
compagnon de route du PCF. Les liens entre
Vercors et le Parti sont analysés à
cette
autre page.
Article
mis en ligne le 23 novembre 2012
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