L'année
1938:
Production
et réception des derniers dessins de La
Danse des vivants
L'année
1938 dans la carrière de Jean Bruller
Production
et réception des Relevés trimestriels
n°15 et 16
Production
Réception
L'année
1938 dans la carrière de Jean Bruller
Jean
Bruller vit son activité professionnelle
ralentir en cette année 1938. Du 6 février
1934 à cette année-là, il connut un engagement
plus prononcé, et une interrogation
sur la teneur de son trait de crayon qui
hésita dans son œuvre intemporelle - La
Danse des vivants
- mais
sut se révéler dans des choix militants,
comme je le rappelle à
cette page.
L'année
1938 permit la finalisation de son album
Silences
qu'il avait lui-même progressivement imprimé
à partir de l'été 1937 à 305 exemplaires.
Et, après 3 longues années de silence, il
édita les Relevés trimestriels n°15
et 16, soit 20 dessins, quand jusqu'à l'hiver
1934 Jean Bruller en publiait le double
chaque année.
L'année
1938 ne fut donc pas aussi intense en projets
que les années antérieures. Il est à noter
qu'elle est un carrefour dont le mot-clé
est le silence: silence pour la création
de nouveaux albums après cette année-là,
silence rompu pour La
Danse des vivants
avant un
silence définitif malgré sa volonté après-guerre
de finir cet album inachevé (volonté concrète
par des recherches techniques qui se transformèrent
en la
création des callichromies),
futur Silence
de la mer.
De
manière militante, Jean Bruller adhéra au
Pen-Club dont la fédération internationale
était dirigée par son très proche ami Jules
Romains. C'est ce dernier, préfacier de
La
Danse des vivants,
passeur de son réseau de sociabilité auprès
de Jean
Bruller, qui l'incita à entrer dans cette
association, selon les dires du mémorialiste
Vercors. Dans le Journal des débats
du 2 juillet 1938 fut annoncé qu'à l'occasion
du 16e Congrès international du Pen
Club un déjeuner fut donné par le Ministre
de France à Prague. Jean Bruller et son
épouse furent conviés à ce petit comité
privilégié (voir la
page de ce journal en haut à droite).
Dans ses mémoires, Vercors évoqua son séjour
à Prague en juin au titre de membre du Pen
Club.
Production
et réception des Relevés trimestriels
n°15 et 16
Production
Il
est intéressant de confronter les arguments
de Jean Bruller qui justifient les Relevés
trimestriels de 1938 et la promotion
de ceux-ci dans deux journaux de l'époque.
Dans le n°15, le dessinateur
avoue qu'il "ne prévoyai[t] pas
ce long silence" en ajoutant immédiatement
que ce silence prouve qu'il ne s'astreignait
pas à "paraître coûte que coûte"
comme il le signalait déjà au début
de son projet. Surtout, il développe les
raisons de ce silence: les événements historiques
graves risquaient de générer dans son
esprit des idées "déformées par
l'émotion (partisane ou simplement personnelle),
et, de ce fait, privées de l'élément
universel qu'elles doivent contenir
pour être valables...". Ainsi,
son projet initial de peindre la condition
humaine de façon anthropocène ayant été
mis à mal par le contexte, Jean Bruller
s'abstint de poursuivre régulièrement La
Danse des vivants.
Il le dit clairement dans ce Relevé trimestriel
n°15. Toutefois, pensons que de la fin 1934
jusqu'à 1938 le dessinateur réussit à créer
des albums autonomes dans une perspective
anthropocène (L'Enfer
(1935), Visions
intimes et rassurantes de la guerre
(1936), Silences
- 1938), pendant qu'il proposait en même
temps des dessins militants (dans le journal
Vendredi notamment). Donc s'il réussit
à universaliser dans ces 3 albums de 1935
à 1938, comment n'aurait-il pas pu dupliquer
pour la suite de La
Danse des vivants
? Certes,
les 3 albums ont une focale plus restreinte.
Il n'empêche: ils ont vocation à mettre
en scène une anthropologie universelle.
A la fin de son Argument
du Relevé trimestriel n°15,
Jean Bruller prévient que, malgré tout, des
dessins sembleront peut-être "ressortir
à ces préoccupations actuelles qu['il]
préten[d] éviter. On s'apercevra [...] qu'elles
ne font que peindre sous une forme
actuelle des sentiments, hélas, ou des conjonctures
infiniment plus anciennes". Ce
commentaire appelle plusieurs remarques:
-
Jean Bruller souhaitait aborder l'Homme
par un biais objectif et rationnel, débarrassé
de toute émotion. Vercors ira en ce sens
lorsqu'il basera sa philosophie de la nature
humaine sur les sciences. Or, un être humain
peut-il vraiment avoir une vision du monde
sans la conjonction de l'émotion et de la
raison, et sans le contexte dans lequel
il vit personnellement et collectivement?
Cette scission est l'un des nœuds de
sa pensée dualiste. Malgré lui, il dira
dans sa littérature le contraire de ce que
dit sa philosophie (Voir cette
page).
-
Des dessins dépassent apparemment le contexte:
"Erotisme", "Journal
intime", "Insomnie"
et "Le vaincu". Ils évoquent
la part atavique de l'Homme comme la sexualité,
la connaissance de soi, la peur. Pourtant,
et j'ai déjà questionné ce point, l'érotisme
qui est de convoiter l'autre que l'on n'a
pas pendant qu'on délaisse celui/celle qui
partage son existence est-il véritablement
consubstantiel à la nature humaine? L'érotisme
ne peut-il être vécu réellement? Jean Bruller
a tout l'air de parler plutôt de son expérience
amoureuse personnelle. S'il l'observait
autour de lui, alors cette insatisfaction
n'est-elle pas le signe d'un type de société?
Cette forme actuelle des sentiments de Jean
Bruller ou des conjonctures sociales modifiables
n'aurait de ce fait pas de portée universelle.
Comme Jean Bruller le percevait ainsi, du
moins, il établit un parallèle entre "Erotisme"et
"Le jouet de l'autre" où
l'on voit deux enfants lorgner sur la possession
de son prochain, pourtant parfaitement identique.
Pourquoi ne pas s'octroyer ce second jouet
puisque comme dans "Erotisme"
on désire ce que l'on n'a pas? Aussi
ce désir d'appropriation serait-il inscrit
dans nos gènes.
-
De ce parallèle en découle un autre: s'approprier
le partenaire ou le jouet de l'autre,
c'est se positionner dans une attitude belliqueuse.
Or, les dessins sur la domination et la
guerre sont légion dans ce Relevé trimestriel
n°15: "Menaces de guerre",
"Guerre de prestige" ,
"Le Maître des hommes".
Jean Bruller avait raison de mettre en garde
sur la teneur actuelle des dessins qu'il
souhaitait pourtant éviter. Il les universalise
néanmoins, ne serait-ce que par le rapprochement
avec l'album de même acabit Visions
intimes et rassurantes de la guerre
(1936) qui part d'une crainte contextuelle
pour produire l'effet d'un invariant ontologique.
En
septembre 1938 parut le Relevé trimestriel
n°16. Jean Bruller jette un regard retrospectif
et surplombant sur son œuvre qui s'étoffe.
Ces trois années l'ont fait réfléchir, dit-il
dans son Argument. Et il se propose dans
l'avenir de faire un "Cahier de
redites" afin de remplacer les
"planches refusées", c'est-à-dire
les anciens dessins qu'il juge désormais
sévèrement. Il souhaite des modifications
dans l'ordre et l'organisation de l'ensemble
de son album: le classement ancien répondait
à "certaines considérations aujourd'hui
sans poids", ou bien "l'apparition
de nouveaux dessins [a] infléchi l'espèce
de trajectoire qu'[il a] voulu imposer au
chapitre". Il critique également
la qualité - médiocre selon lui - de certains
de ses dessins.
Nous
n'en saurons pas davantage. Nous ne saurons
donc pas dans quel sens Jean Bruller avait
l'intention d'infléchir la perspective:
anthropocène ou capitalocène? Les 10 dessins
de ce Relevé trimestriel n°16 oscillent
entre les deux. L'artiste
rappelle que le travail est aliénant ("La morte"), que les êtres sont conditionnés par la publicité
("Capitulation, ou le libre arbitre"), que le
chômage peut être résorbé cyniquement par la guerre
et par l'extermination ("Destins" et
"Extinction
du chômage"). A côté de ces planches,
les autres se penchent sur les tares humaines
universelles, mais apparemment sans
réflexion plus complète sur l'articulation entre l'héritage naturel et les dispositifs culturels qui sont venus
soit le renforcer, soit le neutraliser : la méfiance face à l'altérité
("L'Obstacle"),
la jalousie ("Le
confrère"), l'objectivisation
sexuelle (l'adage
"une femme (prostituée) dans chaque
port" avec "L'Astre-des-mers").
Face à ces deux pôles bien pessimistes en
cette année 1938, le dessinateur propose
des évasions - illusoires car fictives
ou éphémères - vers un ailleurs avec "Tentation"
et "Aventures".
Réception
Dans
Le
Figaro littéraire
du 10 septembre 1938
sont édités deux dessins du Relevé trimestriel
n°16: "Capitulation ou le libre
arbitre" et "Tentation
ou la liberté". C'est le commentaire
qui est intéressant puisqu'il se focalise
sur la signification capitalocène. Le premier,
avec son titre ironique, fustige la
publicité omniprésente comme vecteur de
la consommation et instrument de l'ingénierie
sociale. Le second identifie l'homme tenté
de tout abandonner - en l'occurence femme
et enfants - comme un petit bourgeois qui
s'est conformé à la pression de l'ordre
social et regrette ce choix étouffant sans
avoir le courage de rompre les amarres.
Le choix des deux dessins sur les dix et
le commentaire brocardent le système en place.
Et n'oublions pas que "Capitulation
ou le libre arbitre" est une variante
d'un dessin antérieur paru dans le journal
engagé Vendredi, le n°8 du 27 décembre 1935.
En pleine page, Jean Bruller décline dans
11 dessins intitulés ironiquement "Liberté, liberté chérie"
tous
les conditionnements qui réduisent les potentialités
humaines, de la naissance à la mort. Le dessin
consacré à la publicité montre un passant
qui a sous les yeux de grandes affiches
vantant l'alcool. En 1938 dans "Capitulation
ou le libre arbitre" le
dessinateur va plus loin puisque le passant
est attablé. Ce dernier a succombé
à ce désir, preuve que la réclame est toute
puissante.
Trois mois plus tôt,
le
12 juin dans le journal Ce
Soir, Luc
Durtain écrivit un article élogieux sur
les Relevés trimestriels. Il faisait
partie du réseau de sociabilité de Jean
Bruller et rappelons qu'il assista aux côtés
des Bruller au déjeuner du Pen Club mentionné
plus haut sur cette page. La première moitié
de son article décrit quelques planches
du n°15 et de numéros antérieurs: ceux-ci
relèvent autant de l'intention universelle
du dessinateur que d'une perspective plus
actuelle ("Menaces de guerre",
"Travail ou la misère vaincue",
"Le Pacific"). La seconde
moitié de l'article plaide en faveur d'un
art graphique pour dire, c'est-à-dire
pour que la forme ne soit pas le seul but
de l'art et que le fond soit aussi important
que le trait de crayon.
Ce
Soir était un journal très récent, dirigé par Louis Aragon et Jean-Richard
Bloch, créé
en 1937 par le Parti communiste mais dénué
de la volonté d'être l'organe de presse
du Parti. Sans infléchir la pensée de Jean
Bruller, sans rendre son article militant,
Luc Durtain s'engage par petites touches
dans la perspective politique de son
journal: insistance sur le but de l'art,
mention de 3 dessins sur le travail comme
tripalium (=torture) surtout parmi
les classes laborieuses et l'ordre social
comme générateur de conflits. Se profile
donc les conséquences d'un système politique
et d'un ordre social que le PCF combattait.
Luc Durtain tira-t-il trop en ce sens les
intentions universelles de Jean Bruller?
Revenons à l'Argument du Relevé trimestriel
n°15. Jean Bruller éclairait ses souscripteurs
dans le classement des planches. Ainsi,
stipula-t-il, "Menaces de guerre" doit
être classé après "Congrès des Nations",
et "Guerre de prestige" après
"Menaces de guerre". Quant à "Du
travail", il se situe entre
"Pitié" et "Congrès des Nations".
Le fil conducteur est ce dessin du "Congrès des Nations"
qui fustige l'inconséquence des hommes
politiques dans la conduite des pays européens
vers l'entente et la paix. Jean Bruller,
admirateur du Pélerin de la Paix Aristide
Briand, envisage l'échec politique de
la SDN comme
cause d'un avenir belliqueux imminent
et cause des inégalités sociales. Ce classement
signifiant souligne le régime
d'historicité particulier circonscrit dans
le temps davantage
que l'atavisme consubstantiel à la nature
humaine. A moins que, comme je le disais
dans l'introduction
générale sur les liens entre Vercors et
le capitalisme,
Jean Bruller estimait comme Adam Smith que
le capitalisme est le prolongement
naturel du troc, de la monnaie, de l'échange
des premiers hommes. Le capitalisme est
donc perçu comme le stade suprême de la nature humaine dont
l'une des caractéristiques serait sa tendance
inhérente de l'humanité aux échanges, d'où
l'apparition d'une spécialisation accrue
entre les hommes, laquelle accentua
la division du travail. L'ambiguïté conceptuelle
travaille donc, à partir du 6 février 1934, cette
Danse
des vivants.
Article
mis en ligne le 1er mars 2021
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