Vercors
et le capitalisme
Introduction
générale
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article appartient au cycle d'étude sur
Vercors et le capitalisme. Pour prendre
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Préambule:
le capitalisme dans les oeuvres de Jean
Bruller-Vercors
L'histoire
du capitalisme dans Sens et non sens
de l'Histoire
L'émergence
du capitalisme
Les
rouages du capitalisme
Capitalexit
ou la catastrophe
Préambule:
le capitalisme dans les oeuvres de Jean
Bruller-Vercors
Sauf
oubli de ma part, Jean Bruller n'écrivit
pas le mot "capitalisme" dans
ses albums qui comportent souvent des textes
accompagnant les dessins, et dans les argumentaires de
ses Relevés trimestriels de La
Danse des vivants.
Pourtant, à partir de la fin des années
20, au moment de sa rencontre avec sa première
femme Jeanne qui lui permit un élargissement
de son réseau de sociabilité, il prit conscience
des effets du mode d'organisation sociale
sur les humains. Ainsi il se défit de certains
de ses habitus jusqu'ici non
conscientisés. Il commença alors à dénoncer le
racisme ordinaire et les ravages du colonialisme
(Voir mon article dans Strenae
à ce sujet).
Son album de la maturité, La
Danse des vivants,
connut cette première inflexion, suivie
d'une seconde à la fin de l'année 1934 lors
des émeutes anti-parlementaires qui l'amenèrent
à s'engager plus visiblement dans le
clan des antifascistes. Les dessins de La
Danse des vivants
furent marqués de son acuité plus perspicace
face à un réel plus total. C'est ce que
je démontre dans Le
capitalisme est-il soluble dans La
Danse des vivants?.
Son
réseau intellectuel élargi, son expérience
de la guerre le conduisirent à entendre
des discours sur le capitalisme qu'il semblait
avoir globalement négligé dans ses
oeuvres graphiques. C'est dans son article
de 1946, "La Fin et les moyens"
que Vercors évoqua nommément les capitalistes,
c'est-à-dire la grande bourgeoisie:
"Ce qui
aide encore les hommes à vivre, au sein de ce monde
misérable où les intérêts du Grand Capital ne cachent
même plus combien ils sont à la fois démesurés
et sordides, combien ils se moquent de l'avenir des
peuples et de la vie humaine, c'est de savoir
que ce n'est pas immuable" [...].
S'il s'appesantit plus
souvent sur la spécificité de l'homme, dans
une pensée globalement détachée du capitalisme,
il revint régulièrement sur le sujet. Dans
Les
Animaux dénaturés, il l'effleura
ponctuellement avec le personnage de l'industriel
Vancruysen. Il travailla pendant deux années
sur son roman Colères.
Ce triptyque met en scène des ouvriers en
grève et la tentation d'une solidarité interclassiste
entre ceux-ci et la petite bourgeoisie intellectuelle.
Les romans Comme
un frère
et plus
encore Quota
ou les Pléthoriens
se centrent
sur la question. Et il en parla plus directement
dans ses essais Ce
que je crois
et surtout
dans Sens
et non sens de l'Histoire
qui constitue
une préface à la réédition du Peuple
de Jules Michelet.
Je
vous propose dans cette page d'analyser ses théories sur
le capitalisme dans ses essais.
Rappelons
quelques définitions avant de commencer:
-
le capitalisme est un mode d'organisation des
moyens de production et du travail.
- le libéralisme relève au départ d'une dimension
philosophique. C'est un mode de pensée des
rapports humains et des organisations humaines
qui, ensuite, implique une vision économique.
- l'économie de marchés
est la liberté de vendre
et d'acheter, de monter une entreprise,
donc d'agir comme agent économique. Tous les domaines de la vie humaine ne relèvent
pas du marché. Or, le capitalisme a tendance
à gagner petit à
petit tous les rouages de la société, donc
à faire en sorte que le marché s'étende
à tous les domaines (ex: l'éducation). Quota
ou les Pléthoriens
offre un
modèle du genre pour penser un capitalisme
mortifère d'un point de vue économique,
écologique et anthropologique.
L'histoire
du capitalisme dans Sens et non sens
de l'Histoire
C'est
dans cet essai de 1971 que nous trouvons
le récit suivi du capitalisme. Il s'agit
d'un récit global, mais suffisamment développé
pour saisir l'approche de Vercors.
L'émergence
du capitalisme
L'histoire
de l'émergence du capitalisme commence au
15e siècle, au moment de la découverte du
Nouveau Monde. Vercors l'évoque au chapitre
IX de son essai Sens
et non sens de l'Histoire.
La naissance du capitalisme relève,
pour notre penseur, d'une libération de
contraintes extérieures et d'une avancée
prodigieuse des sciences et des techniques:
"Car il y a longtemps
que la boussole et l'art de la voile ont
libéré la navigation de ses
anciennes entraves, que les grands capitaines
se sont hardiment lancés à
la découverte du globe. [...]. Dans
le même temps, sur la terre ferme,
tout un réseau de routes postales
entreprises par Louis XI commence de couvrir
la France, puis l'Europe [...]. Et c'est
ainsi, avec une nouvelle explosion du commerce,
le début de grands échanges
de connaissances et de pensées [....].
C'est le début aussi de l'ère
capitaliste et ses dynasties [...].
Est-ce
une coïncidence? En même temps
qu'il voit ainsi naître le capitalisme,
le monde assiste à une nouvelle flambée
de l'esclavage. La découverte en
Afrique de vastes populations que la couleur
noire de leur peau fait opportunément
suspecter de n'être pas vraiment des
hommes, anime le vieil esclavagisme d'un
regain de vigueur. Dès les premières
années du XVe siècle, commencent
les premiers transports de Noirs vers l'Amérique,
main- d'oeuvre économique pour défricher
les nouveaux territoires [...]. Mais, d'autre
part, dans un mouvement inverse, Las Cases
dénonce les massacres d'Indiens [...].
Esclavagistes et contre-esclavagistes vont
ainsi, pendant deux ou trois siècles,
poursuivre une évolution dialectique,
qui ne sera pas sans influence sur le déroulement
ultérieur des conceptions sociales
et des événements" (pages
103-104).
Cette
citation porte sur la libération prodigieuse
des forces humaines grâce à l'expansion
des déplacements vers d'autres contrées,
riches de matières premières et propices
à un accroissement du commerce entre les
hommes. La contrainte géographique et les
obstacles naturels s'amenuisèrent, ce qui
permit une explosion des échanges, donc
un enrichissement économique.
Vercors
rappela l'autre pendant de cette émergence
du capitalisme: sa violence inhérente dans
la mesure où elle entraîna la colonisation
du monde et l'exploitation des terres, donc
des hommes. Le capitalisme s'articula ainsi
avec une forme d'oppression: l'esclavagisme.
Dans
Sens
et non sens de l'Histoire,
le récit de cette émergence s'insère dans
celui, linéaire, de l'aventure des hommes
depuis leur origine. Aussi Vercors naturalisa-t-il
le capitalisme. Cet héritier des Lumières rejoignit le
récit qu'en fit Adam Smith dans La
Richesse des nations (1776). En effet,
selon Smith, le capitalisme est le prolongement
naturel du troc, de la monnaie, de l'échange
des premiers hommes. Le capitalisme est
le stade suprême de la nature humaine dont
l'une des caractéristiques serait sa tendance
inhérente de l'humanité aux échanges, d'où
l'apparition d'une spécialisation accrue
entre les hommes, laquelle accentua
la division du travail. Ce proto-capitalisme
se heurtait à des obstacles extérieurs incarnés
par le féodalisme comme une contrainte sociale.
L'idéologie bourgeoise leva les obstacles
féodaux, d'où le développement des forces productives.
Smith effectua donc une lecture téléologique:
l'histoire des hommes, basée sur la nature
humaine, tendrait vers le capitalisme
depuis le début.
Marx
reprit cette idée dans L'Idéologie
allemande. Toutefois, quand Smith voyait
dans le capitalisme la fin de l'Histoire,
Marx s'appuya sur le progressisme. L'auteur
du Capital percevait le dépassement
du capitalisme par l'avènement du socialisme
grâce au développement des forces productives.
Vercors
évoqua les deux hommes dans son essai et
se rallia au second. Il montra toute la
violence du capitalisme par l'imposition
du salariat dans un rapport social de forces
inégalitaire.
"l'Anglais Adam Smith mettait en évidence
(pour l'approuver) le système de
l'économie libérale capitaliste,
les lois de l'offre et de la demande, la
plus-value obtenue sur le travail ouvrier
au profit des propriétaires des moyens
de production" (page120).
Plus loin dans l'essai,
Vercors évoque l'analyse du fonctionnement
capitalistique par Marx et Engels:
"Dans
ces ouvrages, l'Histoire apparaît comme
déterminée par l'évolution dialectique -
décrite par Hegel - des forces productrices
et des conditions du travail. Les "superstructures":
religion, droit, Etat, arts, sciences, littérature,
dépendent de "l'infrastructure"
que représente au même moment la contexture
sociale et économique. La division du travail
est le ressort des progrès de la production,
mais l'ouvrier y est réduit au rôle d'instrument,
"aliéné" de sa qualité d'homme
responsable de lui-même, de sa pensée. La
lutte entre cette classe aliénée et la classe
possédante est le moteur de l'Histoire,
en tant qu'elle amène des changements d'infrastructures
qui, à leur tour, modifient les superstructures".
(page 139).
Vercors poursuit sur
l'analyse de Marx en montrant les contradictions
internes du capitalisme qui, à terme, conduirait
à une révolution socialiste. En 1974, dans Ce que je crois,
il entérina cette analyse et la position politique qui fut
la sienne tout au long de son existence:
"Ce qui domine
notre temps c'est de toute évidence
le partage du monde en deux camps opposés:
capitalisme et communisme. Lequel de ces
deux systèmes me paraît le
plus apte à permettre à l'espèce
humaine de progresser vers son destin tel
qu'on a vu que je le conçois?
Le système
capitaliste et son économie libérale
offrent certainement bien des avantages.
Une souplesse plus efficace. Des libertés
moins entravées. Mais ces avantages
se paient cher: c'est, au sein de l'espèce,
la permanence de la lutte pour la vie, la
sélection par l'économie:
Que les meilleurs gagnent. Sous son apparence
équitable, cette formule n'en est
pas moins celle qui, portée à
haute température, a engendré
Hitler et le nazisme; et même à
basse température, à température
démocratique, elle reste un facteur
d'entropie, de désordre, non de néguentropie
et d'organisation. Elle maintient les faibles
dans leur faiblesse. Elle écarte
de l'effort pour la connaissance les masses
les plus nombreuses. Les libertés
réelles sont seulement l'apanage
d'une minorité dominante, faite de
forts et d'habiles. Tandis que la grande
majorité reste soumise à ce
néo-esclavage qu'est la vente de
son énergie musculaire (ou cérébrale)
sur le marché du travail, au prix
le plus bas possible. Ce prix n'augmente,
avec le peu de libertés qui s'y attache,
que grâce à l'union des travailleurs,
facteur de néguentropie, et la puissance
syndicale qui en est l'expression; mais
les luttes qui s'ensuivent avec le patronat
sont à leur tour facteurs d'entropie,
de grandes quantités d'énergie
étant dilapidées qui eussent
pu être employées plus utilement
à d'autres fins. Pour toutes ces
raisons je crois que, succédant au
féodalisme, le capitalisme n'est
qu'une étape dans le processus millénaire
de la tendance auto-organisatrice de l'énergie,
et qu'il est appelé à disparaître
en faveur d'une étape supérieure"
(pages 192-193).
La vision marxiste du
capitalisme, évidemment affinée et actualisée à
l'aune de notre présent, se révèle toujours
aussi pertinente. Toutefois, nous pouvons légitimement nous interroger
sur ce caractère automatique de disparition
du capitalisme, gangréné par ses contradictions
internes, au profit d'un socialisme
égalitaire. Ce système a l'échine souple
et il a l'aisance idéologique et financière
pour se réapproprier les alternatives
(sans compter l'instauration d'un régime
politique de plus en plus autoritaire pour
le soutenir).
Les
rouages du capitalisme
L'essayiste de Sens
et non sens de l'Histoire insista
à la fois sur l'impératif catégorique croissanciste
du capitalisme et sur l'exploitation violente
d'une grande partie de la population:
"Or cet essor [ de l'industrie]
lui-même, dans
les conditions de l'époque, exige
des méthodes de libre entreprise,
l'initiative individuelle, l'apport de capitaux
pour les matières premières
et les machines, un afflux d'ouvriers, l'ouverture
de marchés pour écouler une
production croissante. D'où la naissance
de classes nouvelles: en haut celle des
patrons et des chefs d'entreprise, en bas
les prolétaires sans instruction;
l'une et l'autre devenant immédiatement
héréditaires [...]. La main-d'oeuvre
étant abondante, la loi de l'offre
et de la demande jouent en faveur des patrons,
qui imposent, avec les bas salaires, une
discipline impitoyable. Les hommes travaillent
14h par jour et parfois davantage, les femmes
et les enfants 12h, sans les moindres mesures
de sécurité, dans les conditions
souvent les plus malsaines. Les bénéfices
énormes servent (outre à amasser
de grosses fortunes) à lancer de
nouvelles branches industrielles, qui réclament
de gros capitaux ..." (page 128)
Nous pouvons mener une
réflexion sur la forme de mise en récit
de l'instauration du capitalisme dans l'essai
de Vercors. Ce dernier comprend parfaitement
le fonctionnement de ce système d'exploitation
et de destruction (ici, davantage de la
vie de la majorité de la population que
de l'environnement) et son aspect non
naturel, c'est-à-dire non essentialisé.
Or, dans son art, il mit la plupart du temps
de côté ce cadre explicatif des conséquences
anthropologiques. Il essentialisa, là où
dans ses théories il souligna les rapports
sociaux de domination et quelques-unes de
ses conséquences. En d'autres termes, le
double artiste approcha l'humanité comme
un bloc homogène coupable et responsable
intimement, quand le théoricien cerna mieux l’inégale responsabilité des groupes dans
les
rapports sociaux capitalistiques.
Dans Sens
et non sens de l'Histoire,
l'histoire de l’énergie est vite décrite.
L'exploitation des matières premières est
analysée dans sa concomitance ou bien dans
un aspect transitionnel (le passage de l'hydraulique
au charbon). D'abord parce que Vercors ne
se focalisa pas sur l'étude du capitalisme
dans son essai. Il passa donc rapidement
sur des éléments. Ensuite parce qu'il privilégia
l'histoire des techniques à l'histoire sociale.
C'est le sens même de son grand récit global
de l'humanité, et c'est le cœur même de
sa philosophie depuis toujours alliée à
l'anthropocène essentialisé davantage qu'au
capitalocène dont il avait pourtant conscience.
Pour comprendre la mutation des systèmes énergétiques comme le produit de rapports sociaux,
lisez cette
recension.
Dans la suite de son
récit, Vercors voit dans l'exploitation
des ressources les conditions de l'amélioration
progressive des conditions de travail des
hommes. Voici comment il le présenta:
"Tandis qu'ainsi
la révolution industrielle, appliquant
à la fabrication des produits l'emploi
des forces naturelles: charbon, naphte,
énergie hydraulique, soulage d'autant
par ces applications l'énergie musculaire
des hommes; tandis qu'elle va permettre,
si cette substitution se fait pour commencer
au profit exclusif de ceux qui les exploitent,
de diminuer quand même progressivement
le temps de travail nécessaire à
cette production..." (pages 129-130).
Le raccourci prête à
confusion. La baisse du temps de travail
n'est pas le fait de l'altruisme des classes
dominantes! Si l'essor de l'énergie première
engendre moins d'heures de travail, alors
les propriétaires privés de ces moyens de
production se séparent du trop plein numéraire
de leurs ouvriers. Le spectre du chômage
est par ailleurs propice à une manne docile.
La réduction du temps de travail est le
produit d'un rapport de forces, de combats
et de résistances d'une classe laborieuse
qui se politisa et s'unit. N'oublions pas
non plus que l'acceptation de la baisse
du temps de travail et de nouveaux droits est tactique pour sauver le capitalisme.
Les classes dominantes, effrayées
par la révolte, concèdent des avancées sociales, mais pour mieux sauvegarder
le système. Dans Le Droit à la paresse,
Paul Lafargue évoque les bénéfices que tirent
les capitalistes de leurs défaites ponctuelles dans
un rapport de forces qui reste toutefois
à leur avantage. Le Capital a perdu une
bataille, mais il sauvegarde son système
de domination et d'exploitation.
Le mémorialiste Vercors
a néanmoins compris qu'il s'agit d'un rapport
de forces entre groupes sociaux, lorsqu'il
évoque l'arrivée au pouvoir du Front populaire
dans Les occasions perdues:
"Le
grand patronat, pendant ce temps, est si
épouvanté que sans attendre l'investiture
il envoie une délégation. Ce qu'il veut,
c'est s'entendre vite vite avec les syndicats.
Il est prêt pour cela, tant sont vives sa
frayeur et sa hâte, aux plus grandes concessions.
[...]
C'est
aussi une leçon à ne jamais oublier: naguère
encore chaque menu avantage conquis sur
le grand patronat lui arrachait des cris
d'orfraie: "Vous nous tuez, vous nous
étranglez! Une pas de plus et c'est la mort
de l'Entreprise!". Que va-t-il donc
en être, après pareille ponction? Eh
bien, elles se porteront très bientôt à
merveille, les entreprises..." (page
109).
Dans le chapitre 13 de
Sens
et non sens de l'Histoire,
Vercors évoque le XXe siècle pour souligner
le double mouvement parallèle de la naissance
du socialisme et la poursuite de l'impérialisme
des nations bourgeoises. Il décrit "l'ère
d'une double exploitation: peuplement des
espaces plus ou moins vacants par le trop-plein
des masses européennes, accaparement des
matières premières dans les régions déjà
peuplées" (page 144).
Notre théoricien décrit la
formation politique des gauches au début
du XXe siècle, ses conflits et ses désaccords
(entre réformisme et révolution), et Vercors
qui adhérait au Bulletin de la Société d'études
jaurésiennes se montre d'accord
avec Jean Jaurès pour l'une des conséquences
terribles du capitalisme: "Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage".
Toutefois, ce qui ne doit pas étonner lorsque
l'on connaît le système de pensée de Vercors,
il resta rivé à une essentialisation première
de l'humain qui expliquerait en second lieu
le capitalisme:
"[...] quarante
ans de paix, de calme, de "Belle époque"
ont réveillé, dans une bourgeoisie prospère
et qui s'ennuie, les instincts agressifs
de l'hominion mâle. Il se laisse entraîner
délicieusement vers cette guerre [la
Première Guerre mondiale] hautement évitable,
qu'il aime à s'imaginer comme un intermezzo
d'une violence rapide et euphorique
[...]. Il part, le rire aux lèvres et la
fleur au fusil" (page 152).
Sont-ce vraiment les
bourgeois qui furent en première ligne dans
les tranchées? Vercors ne pouvait s'empêcher
de dévier de la réflexion centrée sur
le capitalisme. De plus, il essentialise
dans cette citation qui résume sa
fable anthropologique quand,
pourtant, il venait de cerner les
intérêts de cette classe dominante dans
cet impérialisme guerrier. Après cette essentialisation
supposément explicative de la guerre, Vercors
retourne à la cause systémique:
"L'après-guerre
sera d'abord dominé, en politique, par la
Grande Peur que vient d'éprouver la bourgeoisie
capitaliste: celle d'une épidémie révolutionnaire
à laquelle les organismes nationaux affaiblis
par la grande saignée en hommes et en ressources
sauraient mal résister" (page 156).
Vercors reconnaît tout
autant la compromission des élites dans
l'entre-deux-guerres et la Seconde
Guerre mondiale. Il n'ira pas jusqu'à dire
qu'elles ont fait Le Choix de la défaite,
pour reprendre le titre de l'ouvrage d'Annie
Lacroix-Riz. Il dit toutefois que "dans
sa masse, la bourgeoisie est pétainiste,
c'est-à-dire "collaborationniste""
(page 170).
Capitalexit
ou la catastrophe
Capitalexit ou la
catastrophe est le titre de l'ouvrage
de Jean et Lucien Sève. Titre en référence
à socialisme ou barbarie. Je le reprends
pour évoquer dans Sens
et non sens de l'Histoire les
années 60-70 que Vercors voyait comme une
"ère climatérique", c'est-à-dire
comme une étape de l'humanité avec une crise
difficile à franchir, traversée par des
contradictions.
C'est la phase connue
de la société de consommation que Vercors
fait remonter au XVIIIe siècle:
"On peut dire
que ce que nous appelons société
de consommation a commencé après
cette année-là [1709],
quand les gens, guéris de cette faim
endémique, ont pu lorgner et acheter
des produits non strictement indispensables
à leur survie. Mieux encore: de plus
en plus de gens allaient trouver assez de
temps et de liberté d'esprit pour
se mettre à penser" (page
119).
Dans la dernière partie
de son essai, Vercors constate à la fois
la facilité plus grande de la vie matérielle
des populations dans les pays riches et
le leurre qu'une telle avancée peut susciter,
puisque ce qui rend plus homme
est ailleurs. Pour Vercors, le processus d'hominisation
réside, rappelons-le, dans l'épanouissement
des "études, recherches et connaissances
accessibles au plus grand nombre" (page
160). Vercors souligne à la fois la fascination
qu'exerce cette société et les réactions
des jeunes de 68 contre elle. Il a
conscience que la course du progrès, l'ampleur
des bouleversements engendrés par la société
technique et scientifique renversent les
habitudes et les façons de penser de l'humain.
Je reviendrai sur ces deux sujets dans
une autre page.
Aussi Vercors appelle-t-il
à une (r)évolution des formes sociales et
des formes de vie. Voici le dernier paragraphe
de son essai:
"les conditions
d'une pareille victoire [dévoiler le
sens de l"univers, le but premier que
doit s'assigner l"homme pour Vercors],
elles sont toutes dans les formes sociales
que les hommes vont savoir se donner ou
non. Elles ne peuvent se confondre avec
un capitalisme strictement animé par le
notion de profit, dont nous voyons trop
bien à quelle prospérité absurde, foncièrement
inégale et grossièrement stérile, nous entraîne
le système basé sur l'égoïsme et l'agressivité,
au sein duquel seule une petite élite, tout
entière recrutée dans une classe privilégiée
et malthusienne, peut se livrer à la recherche;
elles ne le peuvent non plus avec une forme
de socialisme qui se vouerait exclusivement
à la production et à la distribution des
biens, qui pour s'imposer et pour régner,
viendrait à se figer dans un dogmatisme
obscurantiste, ennemi de toute critique
et opposé d'instinct, par méfiance, à l'expression
libre de la vérité. L'auteur ne cache pas
qu'il souhaite l'avènement d'un socialisme
"ouvert", guéri de toute rigidité,
de tout abus de pouvoir, de tout "concentralisme"
autoritaire et borné, hanté par la commodité
de citoyens-robots; souhait qui, dans sa
pensée, n'est nullement celui d'un socialisme
faible ni indulgent: mais au contraire puissant
et organisé, coordonné en vue de développer
dans le corps social (dès l'enfance et à
tous les âges) ce qui est, par essence,
la marque même de l'homme et son épanouissement
[...]" (pages 187-188).
Vercors écornifle le
système destructeur du capitalisme, mais
également le gauche productiviste et croissanciste,
ainsi que l'expérience russe de ce qui fut
appelé à tort socialisme et qui dévoya l'analyse
marxiste. Vercors croyait en un socialisme
d'Etat et il refusait l'anarchisme, du moins
tel qu'il comprenait le concept.
Le système politique
est un moyen de parvenir à une fin
noble pour Vercors: celle de l'hominisation
dans la recherche des mystères de l'univers
à la condition première de modifier les
structures sociales, elles-mêmes structurant
les formes de vie des humains. Marx ne fit
pas seulement une analyse économique du
capitalisme. Il vit les conséquences en
cascade de l'imposition de ce système dans
la vie concrète de la majorité dominée.
Or, Vercors ne vit dans les propos marxistes
qu'une étude des rapports de force entre
les deux classes antagonistes dans le monde
salarial. C'est pourquoi, à la suite de
son résumé de la pensée de Marx aux pages
139 sq de Sens
et non sens de l'Histoire
- et citée plus haut dans cette page -,
il mit à celle-ci un bémol pour mettre en
avant et en premier la cause
ontologique du moteur de l'Homme. Il
note en effet "l'absence, dans l'analyse
des forces d'évolution de l'Histoire, de
certains éléments dont la nature échappe
à la dialectique des seuls phénomènes économiques:
la lutte permanente de l'être humain contre
son ignorance congénitale, lutte qui n'est
pas, elle, une simple superstructure. Car
cette soif atavique, inextinguible de savoir,
de comprendre, cette soif d'interroger,
nous avons vu qu'elle constitue l'essence
même de ce qui distingue en nous l'être
psychique de l'être somatique, l'homme qui
pense de l'hominion" (page 140).
Dans cette citation,
nous percevons la sortie de Vercors du matérialisme
pour un dualisme (problématique) que l'on
connaît dans son système. Nous percevons
la transmission appauvrie de la pensée marxienne,
causée probablement à la fois par sa fréquentation
d'un PCF orthodoxe et par son approche tardive et extérieure
du marxisme qui se heurtait à sa philosophie
essentialiste ancrée en lui depuis si longtemps.
Autrement dit: il posa séparément les
deux entités - l'approche supposément uniquement
économique de Marx et l'essence humaine
de Vercors -, il posa côte à côte la
structure sociale capitaliste et l'Homme
intrinsèque, sans relier les deux dans
une dynamique de conséquences de la première
sur le second. Le dualisme traite le tout comme
deux entités séparées et ne parvient pas
à les saisir comme un ensemble étroitement
interdépendant. Lui qui naturalisa le capitalisme
(comme je l'ai écrit plus haut) pour expliquer
sa survenue par la nature aggressive et
violente de l'Homme n'expliquait pas concrètement
le processus inverse, à savoir les incidences
du capitalisme sur l'Homme.
Le point faible du système
de Vercors réside dans un manque de prise en compte concrète
des aspects relationnels. Au-delà
de l'Homme, il faut comprendre l'ensemble
des relations entre les hommes, les incidences
des relations entre un système et les humains.
Pour résumer globalement: Vercors aurait
eu une approche complètement marxiste si
le cœur de son système avait véritablement
considéré la dimension relationnelle d'agents
réels (l'opposition conflictuelle d'hommes
solidaires face à une Nature personnifiée
qui dérobe ses secrets relève d'un intellectualisme
abstrait).
Il n'aurait pas oscillé entre anthropocène
et capitalocène, entre dualisme et monisme,
entre écologisme
et écologie politique, etc. Le
double artiste - l'artiste double! - avait
pourtant des observations anthropologiques et
sociales
d'une belle acuité, mais en les essentialisant
sans prise en compte du fait social total
qu'est le capitalisme.
L'étude de La
Danse des vivants sous cet
angle nous le démontre le plus.
[Cet
article appartient au cycle d'étude sur
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Article mis en ligne
le 1er septembre 2019
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