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 Vercors et le capitalisme

Introduction générale

[Cet article appartient au cycle d'étude sur Vercors et le capitalisme. Pour prendre connaissance de tous les articles et de la logique du positionnement de celui-ci, cliquez sur ce lien]

Préambule: le capitalisme dans les oeuvres de Jean Bruller-Vercors

L'histoire du capitalisme dans Sens et non sens de l'Histoire

                 L'émergence du capitalisme

                 Les rouages du capitalisme

                 Capitalexit ou la catastrophe

Préambule: le capitalisme dans les oeuvres de Jean Bruller-Vercors

Sauf oubli de ma part, Jean Bruller n'écrivit pas le mot "capitalisme" dans ses albums qui comportent souvent des textes accompagnant les dessins, et dans les argumentaires de ses Relevés trimestriels de La Danse des vivants. Pourtant, à partir de la fin des années 20, au moment de sa rencontre avec sa première femme Jeanne qui lui permit un élargissement de son réseau de sociabilité, il prit conscience des effets du mode d'organisation sociale sur les humains. Ainsi il se défit de certains de ses habitus jusqu'ici non conscientisés. Il commença alors à dénoncer le racisme ordinaire et les ravages du colonialisme (Voir mon article dans Strenae à ce sujet). Son album de la maturité, La Danse des vivants, connut cette première inflexion, suivie d'une seconde à la fin de l'année 1934 lors des émeutes anti-parlementaires qui l'amenèrent à s'engager plus visiblement dans le clan des antifascistes. Les dessins de La Danse des vivants furent marqués de son acuité plus perspicace face à un réel plus total. C'est ce que je démontre dans Le capitalisme est-il soluble dans La Danse des vivants?.

Son réseau intellectuel élargi, son expérience de la guerre le conduisirent à entendre des discours sur le capitalisme qu'il semblait avoir globalement négligé dans ses oeuvres graphiques. C'est dans son article de 1946, "La Fin et les moyens" que Vercors évoqua nommément les capitalistes, c'est-à-dire la grande bourgeoisie:

"Ce qui aide encore les hommes à vivre, au sein de ce monde misérable où les intérêts du Grand Capital ne cachent  même plus combien ils sont à la fois démesurés et sordides, combien ils se moquent de l'avenir des peuples et de la vie humaine, c'est  de savoir que ce n'est pas immuable" [...].

S'il s'appesantit plus souvent sur la spécificité de l'homme, dans une pensée globalement détachée du capitalisme, il revint régulièrement sur le sujet. Dans Les Animaux dénaturés, il l'effleura ponctuellement avec le personnage de l'industriel Vancruysen. Il travailla pendant deux années sur son roman Colères. Ce triptyque met en scène des ouvriers en grève et la tentation d'une solidarité interclassiste entre ceux-ci et la petite bourgeoisie intellectuelle. Les romans Comme un frère et plus encore Quota ou les Pléthoriens se centrent sur la question. Et il en parla plus directement dans ses essais Ce que je crois et surtout dans Sens et non sens de l'Histoire qui constitue une préface à la réédition du Peuple de Jules Michelet.

Je vous propose dans cette page d'analyser ses théories sur le capitalisme dans ses essais.

Rappelons quelques définitions avant de commencer:

- le capitalisme est un mode d'organisation des moyens de production et du travail.

- le libéralisme relève au départ d'une dimension philosophique. C'est un mode de pensée des rapports humains et des organisations humaines qui, ensuite, implique une vision économique.

- l'économie de marchés est la liberté de vendre et d'acheter, de monter une entreprise, donc d'agir comme agent économique. Tous les domaines de la vie humaine ne relèvent pas du marché. Or, le capitalisme a tendance à gagner petit à petit tous les rouages de la société, donc à faire en sorte que le marché s'étende à tous les domaines (ex: l'éducation). Quota ou les Pléthoriens offre un modèle du genre pour penser un capitalisme mortifère d'un point de vue économique, écologique et anthropologique.

 

L'histoire du capitalisme dans Sens et non sens de l'Histoire

C'est dans cet essai de 1971 que nous trouvons le récit suivi du capitalisme. Il s'agit d'un récit global, mais suffisamment développé pour saisir l'approche de Vercors.

              

                 L'émergence du capitalisme

L'histoire de l'émergence du capitalisme commence au 15e siècle, au moment de la découverte du Nouveau Monde. Vercors l'évoque au chapitre IX de son essai Sens et non sens de l'Histoire. La naissance du capitalisme relève, pour notre penseur, d'une libération de contraintes extérieures et d'une avancée prodigieuse des sciences et des techniques:

"Car il y a longtemps que la boussole et l'art de la voile ont libéré la navigation de ses anciennes entraves, que les grands capitaines se sont hardiment lancés à la découverte du globe. [...]. Dans le même temps, sur la terre ferme, tout un réseau de routes postales entreprises par Louis XI commence de couvrir la France, puis l'Europe [...]. Et c'est ainsi, avec une nouvelle explosion du commerce, le début de grands échanges de connaissances et de pensées [....]. C'est le début aussi de l'ère capitaliste et ses dynasties [...].

 Est-ce une coïncidence? En même temps qu'il voit ainsi naître le capitalisme, le monde assiste à une nouvelle flambée de l'esclavage. La découverte en Afrique de vastes populations que la couleur noire de leur peau fait opportunément suspecter de n'être pas vraiment des hommes, anime le vieil esclavagisme d'un regain de vigueur. Dès les premières années du XVe siècle, commencent les premiers transports de Noirs vers l'Amérique, main- d'oeuvre économique pour défricher les nouveaux territoires [...]. Mais, d'autre part, dans un mouvement inverse, Las Cases dénonce les massacres d'Indiens [...]. Esclavagistes et contre-esclavagistes vont ainsi, pendant deux ou trois siècles, poursuivre une évolution dialectique, qui ne sera pas sans influence sur le déroulement ultérieur des conceptions sociales et des événements" (pages 103-104).

Cette citation porte sur la libération prodigieuse des forces humaines grâce à l'expansion des déplacements vers d'autres contrées, riches de matières premières et propices à un accroissement du commerce entre les hommes. La contrainte géographique et les obstacles naturels s'amenuisèrent, ce qui permit une explosion des échanges, donc un enrichissement économique.

Vercors rappela l'autre pendant de cette émergence du capitalisme: sa violence inhérente dans la mesure où elle entraîna la colonisation du monde et l'exploitation des terres, donc des hommes. Le capitalisme s'articula ainsi avec une forme d'oppression: l'esclavagisme.

Dans Sens et non sens de l'Histoire, le récit de cette émergence s'insère dans celui, linéaire, de l'aventure des hommes depuis leur origine. Aussi Vercors naturalisa-t-il le capitalisme. Cet héritier des Lumières rejoignit le récit qu'en fit Adam Smith dans La Richesse des nations (1776). En effet, selon Smith, le capitalisme est le prolongement naturel du troc, de la monnaie, de l'échange des premiers hommes. Le capitalisme est le stade suprême de la nature humaine dont l'une des caractéristiques serait sa tendance inhérente de l'humanité aux échanges, d'où l'apparition d'une spécialisation accrue entre les hommes, laquelle accentua la division du travail. Ce proto-capitalisme se heurtait à des obstacles extérieurs incarnés par le féodalisme comme une contrainte sociale. L'idéologie bourgeoise leva les obstacles féodaux, d'où le développement des forces productives. Smith effectua donc une lecture téléologique: l'histoire des hommes, basée sur la nature humaine,  tendrait vers le capitalisme depuis le début.

Marx reprit cette idée dans L'Idéologie allemande. Toutefois, quand Smith voyait dans le capitalisme la fin de l'Histoire, Marx s'appuya sur le progressisme. L'auteur du Capital percevait le dépassement du capitalisme par l'avènement du socialisme grâce au développement des forces productives.

Vercors évoqua les deux hommes dans son essai et se rallia au second. Il montra toute la violence du capitalisme par l'imposition du salariat dans un rapport social de forces inégalitaire.

"l'Anglais Adam Smith mettait en évidence (pour l'approuver) le système de l'économie libérale capitaliste, les lois de l'offre et de la demande, la plus-value obtenue sur le travail ouvrier au profit des propriétaires des moyens de production" (page120).

Plus loin dans l'essai, Vercors évoque l'analyse du fonctionnement capitalistique par Marx et Engels:

"Dans ces ouvrages, l'Histoire apparaît comme déterminée par l'évolution dialectique - décrite par Hegel - des forces productrices et des conditions du travail. Les "superstructures": religion, droit, Etat, arts, sciences, littérature, dépendent de "l'infrastructure" que représente au même moment la contexture sociale et économique. La division du travail est le ressort des progrès de la production, mais l'ouvrier y est réduit au rôle d'instrument, "aliéné" de sa qualité d'homme responsable de lui-même, de sa pensée. La lutte entre cette classe aliénée et la classe possédante est le moteur de l'Histoire, en tant qu'elle amène des changements d'infrastructures qui, à leur tour, modifient les superstructures".  (page 139).

Vercors poursuit sur l'analyse de Marx en montrant les contradictions internes du capitalisme qui, à terme, conduirait à une révolution socialiste. En 1974, dans Ce que je crois, il entérina cette analyse et la position politique qui fut la sienne tout au long de son existence:

"Ce qui domine notre temps c'est de toute évidence le partage du monde en deux camps opposés: capitalisme et communisme. Lequel de ces deux systèmes me paraît le plus apte à permettre à l'espèce humaine de progresser vers son destin tel qu'on a vu que je le conçois?

Le système capitaliste et son économie libérale offrent certainement bien des avantages. Une souplesse plus efficace. Des libertés moins entravées. Mais ces avantages se paient cher: c'est, au sein de l'espèce, la permanence de la lutte pour la vie, la sélection par l'économie: Que les meilleurs gagnent. Sous son apparence équitable, cette formule n'en est pas moins celle qui, portée à haute température, a engendré Hitler et le nazisme; et même à basse température, à température démocratique, elle reste un facteur d'entropie, de désordre, non de néguentropie et d'organisation. Elle maintient les faibles dans leur faiblesse. Elle écarte de l'effort pour la connaissance les masses les plus nombreuses. Les libertés réelles sont seulement l'apanage d'une minorité dominante, faite de forts et d'habiles. Tandis que la grande majorité reste soumise à ce néo-esclavage qu'est la vente de son énergie musculaire (ou cérébrale) sur le marché du travail, au prix le plus bas possible. Ce prix n'augmente, avec le peu de libertés qui s'y attache, que grâce à l'union des travailleurs, facteur de néguentropie, et la puissance syndicale qui en est l'expression; mais les luttes qui s'ensuivent avec le patronat sont à leur tour facteurs d'entropie, de grandes quantités d'énergie étant dilapidées qui eussent pu être employées plus utilement à d'autres fins. Pour toutes ces raisons je crois que, succédant au féodalisme, le capitalisme n'est qu'une étape dans le processus millénaire de la tendance auto-organisatrice de l'énergie, et qu'il est appelé à disparaître en faveur d'une étape supérieure" (pages 192-193).

La vision marxiste du capitalisme, évidemment affinée et actualisée à l'aune de notre présent, se révèle toujours aussi pertinente. Toutefois, nous pouvons légitimement nous interroger sur ce caractère automatique de disparition du capitalisme, gangréné par ses contradictions internes, au profit d'un socialisme égalitaire. Ce système a l'échine souple et il a l'aisance idéologique et financière pour se réapproprier les alternatives (sans compter l'instauration d'un régime politique de plus en plus autoritaire pour le soutenir).

 

                      Les rouages du capitalisme

L'essayiste de Sens et non sens de l'Histoire insista à la fois sur l'impératif catégorique croissanciste du capitalisme et sur l'exploitation violente d'une grande partie de la population:

"Or cet essor [ de l'industrie] lui-même, dans les conditions de l'époque, exige des méthodes de libre entreprise, l'initiative individuelle, l'apport de capitaux pour les matières premières et les machines, un afflux d'ouvriers, l'ouverture de marchés pour écouler une production croissante. D'où la naissance de classes nouvelles: en haut celle des patrons et des chefs d'entreprise, en bas les prolétaires sans instruction; l'une et l'autre devenant immédiatement héréditaires [...]. La main-d'oeuvre étant abondante, la loi de l'offre et de la demande jouent en faveur des patrons, qui imposent, avec les bas salaires, une discipline impitoyable. Les hommes travaillent 14h par jour et parfois davantage, les femmes et les enfants 12h, sans les moindres mesures de sécurité, dans les conditions souvent les plus malsaines. Les bénéfices énormes servent (outre à amasser de grosses fortunes) à lancer de nouvelles branches industrielles, qui réclament de gros capitaux ..." (page 128)

Nous pouvons mener une réflexion sur la forme de mise en récit de l'instauration du capitalisme dans l'essai de Vercors. Ce dernier comprend parfaitement le fonctionnement de ce système d'exploitation et de destruction (ici, davantage de la vie de la majorité de la population que de l'environnement) et son aspect non naturel, c'est-à-dire non essentialisé. Or, dans son art, il mit la plupart du temps de côté ce cadre explicatif des conséquences anthropologiques. Il essentialisa, là où dans ses théories il souligna les rapports sociaux de domination et quelques-unes de ses conséquences. En d'autres termes, le double artiste approcha l'humanité comme un bloc homogène coupable et responsable intimement, quand le théoricien cerna mieux l’inégale responsabilité des groupes dans les rapports sociaux capitalistiques.

Dans Sens et non sens de l'Histoire, l'histoire de l’énergie est vite décrite. L'exploitation des matières premières est analysée dans sa concomitance ou bien dans un aspect transitionnel (le passage de l'hydraulique au charbon). D'abord parce que Vercors ne se focalisa pas sur l'étude du capitalisme dans son essai. Il passa donc rapidement sur des éléments. Ensuite parce qu'il privilégia l'histoire des techniques à l'histoire sociale. C'est le sens même de son grand récit global de l'humanité, et c'est le cœur même de sa philosophie depuis toujours alliée à l'anthropocène essentialisé davantage qu'au capitalocène dont il avait pourtant conscience. Pour comprendre la mutation des systèmes énergétiques comme le produit de rapports sociaux, lisez cette recension.

Dans la suite de son récit, Vercors voit dans l'exploitation des ressources les conditions de l'amélioration progressive des conditions de travail des hommes. Voici comment il le présenta:

"Tandis qu'ainsi la révolution industrielle, appliquant à la fabrication des produits l'emploi des forces naturelles: charbon, naphte, énergie hydraulique, soulage d'autant par ces applications l'énergie musculaire des hommes; tandis qu'elle va permettre, si cette substitution se fait pour commencer au profit exclusif de ceux qui les exploitent, de diminuer quand même progressivement le temps de travail nécessaire à cette production..." (pages 129-130).

Le raccourci prête à confusion. La baisse du temps de travail n'est pas le fait de l'altruisme des classes dominantes! Si l'essor de l'énergie première engendre moins d'heures de travail, alors les propriétaires privés de ces moyens de production se séparent du trop plein numéraire de  leurs ouvriers. Le spectre du chômage est par ailleurs propice à une manne docile. La réduction du temps de travail est le produit d'un rapport de forces, de combats et de résistances d'une classe laborieuse qui se politisa et s'unit. N'oublions pas non plus que l'acceptation de la baisse du temps de travail et de nouveaux droits est tactique pour sauver le capitalisme. Les classes dominantes, effrayées par la révolte, concèdent des avancées sociales, mais pour mieux sauvegarder le système. Dans Le Droit à la paresse, Paul Lafargue évoque les bénéfices que tirent les capitalistes de leurs défaites ponctuelles dans un rapport de forces qui reste toutefois à leur avantage. Le Capital a perdu une bataille, mais il sauvegarde son système de domination et d'exploitation.

Le mémorialiste Vercors a néanmoins compris qu'il s'agit d'un rapport de forces entre groupes sociaux, lorsqu'il évoque l'arrivée au pouvoir du Front populaire dans Les occasions perdues:

"Le grand patronat, pendant ce temps, est si épouvanté que sans attendre l'investiture il envoie une délégation. Ce qu'il veut, c'est s'entendre vite vite avec les syndicats. Il est prêt pour cela, tant sont vives sa frayeur et sa hâte, aux plus grandes concessions. [...]

C'est aussi une leçon à ne jamais oublier: naguère encore chaque menu avantage conquis sur le grand patronat lui arrachait des cris d'orfraie: "Vous nous tuez, vous nous étranglez! Une pas de plus et c'est la mort de l'Entreprise!". Que va-t-il donc en être, après pareille ponction? Eh bien, elles se porteront très bientôt à merveille, les entreprises..." (page 109).

Dans le chapitre 13 de Sens et non sens de l'Histoire, Vercors évoque le XXe siècle pour souligner le double mouvement parallèle de la naissance du socialisme et la poursuite de l'impérialisme des nations bourgeoises. Il décrit "l'ère d'une double exploitation: peuplement des espaces plus ou moins vacants par le trop-plein des masses européennes, accaparement des matières premières dans les régions déjà peuplées" (page 144).

Notre théoricien décrit la formation politique des gauches au début du XXe siècle, ses conflits et ses désaccords (entre réformisme et révolution), et Vercors qui adhérait au Bulletin de la Société d'études jaurésiennes se montre d'accord avec Jean Jaurès pour l'une des conséquences terribles du capitalisme: "Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage". Toutefois, ce qui ne doit pas étonner lorsque l'on connaît le système de pensée de Vercors, il resta rivé à une essentialisation première de l'humain qui expliquerait en second lieu le capitalisme:

"[...] quarante ans de paix, de calme, de "Belle époque" ont réveillé, dans une bourgeoisie prospère et qui s'ennuie, les instincts agressifs de l'hominion mâle. Il se laisse entraîner délicieusement vers cette guerre [la Première Guerre mondiale] hautement évitable, qu'il aime à s'imaginer comme un intermezzo d'une violence rapide et euphorique [...]. Il part, le rire aux lèvres et la fleur au fusil" (page 152).

Sont-ce vraiment les bourgeois qui furent en première ligne dans les tranchées? Vercors ne pouvait s'empêcher de dévier de la réflexion centrée sur le capitalisme. De plus, il essentialise dans cette citation qui résume sa fable anthropologique quand, pourtant, il venait de cerner les intérêts de cette classe dominante dans cet impérialisme guerrier. Après cette essentialisation supposément explicative de la guerre, Vercors retourne à la cause systémique:

"L'après-guerre sera d'abord dominé, en politique, par la Grande Peur que vient d'éprouver la bourgeoisie capitaliste: celle d'une épidémie révolutionnaire à laquelle les organismes nationaux affaiblis par la grande saignée en hommes et en ressources sauraient mal résister" (page 156).

Vercors reconnaît tout autant la compromission des élites dans l'entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale. Il n'ira pas jusqu'à dire qu'elles ont fait Le Choix de la défaite, pour reprendre le titre de l'ouvrage d'Annie Lacroix-Riz. Il dit toutefois que "dans sa masse, la bourgeoisie est pétainiste, c'est-à-dire "collaborationniste"" (page 170).

 

                  Capitalexit ou la catastrophe

Capitalexit ou la catastrophe est le titre de l'ouvrage de Jean et Lucien Sève. Titre en référence à socialisme ou barbarie. Je le reprends pour évoquer dans Sens et non sens de l'Histoire les années 60-70 que Vercors voyait comme une "ère climatérique", c'est-à-dire comme une étape de l'humanité avec une crise difficile à franchir, traversée par des contradictions.

C'est la phase connue de la société de consommation que Vercors fait remonter au XVIIIe siècle:

"On peut dire que ce que nous appelons société de consommation a commencé après cette année-là [1709], quand les gens, guéris de cette faim endémique, ont pu lorgner et acheter des produits non strictement indispensables à leur survie. Mieux encore: de plus en plus de gens allaient trouver assez de temps et de liberté d'esprit pour se mettre à penser" (page 119).

Dans la dernière partie de son essai, Vercors constate à la fois la facilité plus grande de la vie matérielle des populations dans les pays riches et le leurre qu'une telle avancée peut susciter, puisque ce qui rend plus homme est ailleurs. Pour Vercors, le processus d'hominisation réside, rappelons-le, dans l'épanouissement des "études, recherches et connaissances accessibles au plus grand nombre" (page 160). Vercors souligne à la fois la fascination qu'exerce cette société et les réactions des jeunes de 68 contre elle.  Il a conscience que la course du progrès, l'ampleur des bouleversements engendrés par la société technique et scientifique renversent les habitudes et les façons de penser de l'humain. Je reviendrai sur ces deux sujets dans une autre page.

Aussi Vercors appelle-t-il à une (r)évolution des formes sociales et des formes de vie. Voici le dernier paragraphe de son essai:

"les conditions d'une pareille victoire [dévoiler le sens de l"univers, le but premier que doit s'assigner l"homme pour Vercors], elles sont toutes dans les formes sociales que les hommes vont savoir se donner ou non. Elles ne peuvent se confondre avec un capitalisme strictement animé par le notion de profit, dont nous voyons trop bien à quelle prospérité absurde, foncièrement inégale et grossièrement stérile, nous entraîne le système basé sur l'égoïsme et l'agressivité, au sein duquel seule une petite élite, tout entière recrutée dans une classe privilégiée et malthusienne, peut se livrer à la recherche; elles ne le peuvent non plus avec une forme de socialisme qui se vouerait exclusivement à la production et à la distribution des biens, qui pour s'imposer et pour régner, viendrait à se figer dans un dogmatisme obscurantiste, ennemi de toute critique et opposé d'instinct, par méfiance, à l'expression libre de la vérité. L'auteur ne cache pas qu'il souhaite l'avènement d'un socialisme "ouvert", guéri de toute rigidité, de tout abus de pouvoir, de tout "concentralisme" autoritaire et borné, hanté par la commodité de citoyens-robots; souhait qui, dans sa pensée, n'est nullement celui d'un socialisme faible ni indulgent: mais au contraire puissant et organisé, coordonné en vue de développer dans le corps social (dès l'enfance et à tous les âges) ce qui est, par essence, la marque même de l'homme et son épanouissement [...]" (pages 187-188).

Vercors écornifle le système destructeur du capitalisme, mais également le gauche productiviste et croissanciste, ainsi que l'expérience russe de ce qui fut appelé à tort socialisme et qui dévoya l'analyse marxiste. Vercors croyait en un socialisme d'Etat et il refusait l'anarchisme, du moins tel qu'il comprenait le concept.

Le système politique est un moyen de parvenir à une fin noble pour Vercors: celle de l'hominisation dans la recherche des mystères de l'univers à la condition première de modifier les structures sociales, elles-mêmes structurant les formes de vie des humains. Marx ne fit pas seulement une analyse économique du capitalisme. Il vit les conséquences en cascade de l'imposition de ce système dans la vie concrète de la majorité dominée. Or, Vercors ne vit dans les propos marxistes qu'une étude des rapports de force entre les deux classes antagonistes dans le monde salarial. C'est pourquoi, à la suite de son résumé de la pensée de Marx aux pages 139 sq de Sens et non sens de l'Histoire - et citée plus haut dans cette page -, il mit à celle-ci un bémol pour mettre en avant et en premier la cause ontologique du moteur de l'Homme. Il note en effet "l'absence, dans l'analyse des forces d'évolution de l'Histoire, de certains éléments dont la nature échappe à la dialectique des seuls phénomènes économiques: la lutte permanente de l'être humain contre son ignorance congénitale, lutte qui n'est pas, elle, une simple superstructure. Car cette soif atavique, inextinguible de savoir, de comprendre, cette soif d'interroger, nous avons vu qu'elle constitue l'essence même de ce qui distingue en nous l'être psychique de l'être somatique, l'homme qui pense de l'hominion" (page 140).

Dans cette citation, nous percevons la sortie de Vercors du matérialisme pour un dualisme (problématique) que l'on connaît dans son système. Nous percevons la transmission appauvrie de la pensée marxienne, causée probablement à la fois par sa fréquentation d'un PCF orthodoxe et par son approche tardive et extérieure du marxisme qui se heurtait à sa philosophie essentialiste ancrée en lui depuis si longtemps. Autrement dit: il posa séparément les deux entités - l'approche supposément uniquement économique de Marx et l'essence humaine de Vercors -, il posa côte à côte la structure sociale capitaliste et l'Homme intrinsèque, sans relier les deux dans une dynamique de conséquences de la première sur le second. Le dualisme traite le tout comme deux entités séparées et ne parvient pas à les saisir comme un ensemble étroitement interdépendant. Lui qui naturalisa le capitalisme (comme je l'ai écrit plus haut) pour expliquer sa survenue par la nature aggressive et violente de l'Homme n'expliquait pas concrètement le processus inverse, à savoir les incidences du capitalisme sur l'Homme.

Le point faible du système de Vercors réside dans un manque de prise en compte concrète des aspects relationnels. Au-delà de l'Homme, il faut comprendre l'ensemble des relations entre les hommes, les incidences des relations entre un système et les humains. Pour résumer globalement: Vercors aurait eu une approche complètement marxiste si le cœur de son système avait véritablement considéré la dimension relationnelle  d'agents réels (l'opposition conflictuelle d'hommes solidaires face à une Nature personnifiée qui dérobe ses secrets relève d'un intellectualisme abstrait). Il n'aurait pas oscillé entre anthropocène et capitalocène, entre dualisme et monisme, entre écologisme et écologie politique, etc.  Le double artiste - l'artiste double! - avait pourtant des observations anthropologiques et sociales d'une belle acuité, mais en les essentialisant sans prise en compte du fait social total qu'est le capitalisme. L'étude de La Danse des vivants sous cet angle nous le démontre le plus.

 

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Article mis en ligne le 1er septembre 2019

 

 

 

 

 

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