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Vercors et sa philosophie d'après-guerre:

une vision libérale?

[Cet article appartient au cycle d'étude sur Vercors et le capitalisme. Pour prendre connaissance de tous les articles et de la logique du positionnement de celui-ci, cliquez sur ce lien]

La Sédition humaine: une fable individualiste

               Un imaginaire en rupture par rapport à la philosophie des années 30?

               Une fable des insurrections individuelles

               Plus ou moins homme: un discours culturaliste et moral

Les traductions pragmatiques et politiques

Généalogie de la fable de Vercors: filiations anciennes, prolongements actuels

               Les filiations anciennes

               Les prolongements actuels

                                    La part du colibri

                                    Le développement personnel ou Happycratie

L'archipélisation des luttes

 

 

La Sédition humaine: une fable individualiste

              Un imaginaire en rupture par rapport à la philosophie des années 30?

Vercors débrouilla du chaos informel de sa pensée bouleversée par l'expérience de la Seconde Guerre mondiale une théorie qu'il mit au clair entre 1948 et 1949. Cette théorie, je l'ai commentée à la page dédiée à La Sédition humaine. Je vous invite à relire cet essai.

Dès l'entre-deux-guerres Jean Bruller avait souhaité bâtir sa vision du monde et de l'Homme grâce à son album La Danse des vivants dont la publication s'étira de 1932 à 1938. L'événement du 6 février 1934 - date des émeutes anti-parlementaires - avait fissuré les fondements de son projet, je l'ai démontré à la page consacrée à cet album. Le dessinateur avait tenté de maintenir le cap essentialiste tout en intégrant de nouvelles données que l'Histoire l'avait forcé à prendre en compte. Voyant la validité globale de son projet s'effondrer, il avait espacé les désormais rares publications de La Danse des vivants, et avait trouvé la solution de proposer les dessins militants en prise avec l'Histoire dans l'hebdomadaire Vendredi (seulement pendant 5 mois entre 1935-1936) et de se réfugier au même moment dans sa philosophie habituelle dans des albums autonomes (L'enfer et Visions intimes et rassurantes de la guerre). Sans compter quelques travaux récréatifs (un récit policier jamais publié et une nouvelle fantastique retouchée dans les années 70 et insérée dans le recueil Les Chevaux du Temps) pour s'évader autant de ce réel angoissant que de son dilemme intellectuel.

Son heurt avec l'Histoire entre 1939 et 1945 l'ébranla dans ses convictions. A la Libération, le temps était venu de revenir à sa conception du monde et de l'Homme, cette fois-ci en troquant le crayon pour la plume. Trois à quatre années de remise à plat, de questionnements, d'impasses avant de synthétiser sa conception philosophique dans  La Sédition humaine.

La Sédition humaine est un récit de l'insurrection de l'Homme.

Toujours fidèle à lui-même, Vercors décrivit un homme mauvais. Le constat des années 30 se poursuivit donc après guerre. La différence, c'est qu'il n'en resta pas aux constats comme dans La Danse des vivants. Il proposa une explication sur la nature originelle agressive de l'Homme en remontant à nos origines communes. Il s'aventura sur le terrain scientifique, dans une volonté d'argumentation indiscutable car rationnelle basée sur les avancées des sciences, afin de confondre la pseudo-science des nazis.

Vercors chercha la cause de la nature humaine mauvaise de l'Homme quand Jean Bruller en dessinait les conséquences néfastes. Contrairement aux années 30, il chercha également une solution à cette destinée funeste de l'Homme. A un stade de l'évolution, l'homme préhistorique prit conscience de son état et de son sort injuste. Il se révolta donc contre la Nature impitoyable (divinisée chez Vercors) et contre sa nature mauvaise. Cette seconde phase se présente très probablement comme l'explication de ce qui avait fort taraudé et désorienté Jean Bruller au point de stopper La Danse des vivants: il existerait donc un positif dans l'Homme? C'est ce que traça le dessinateur dans le Relevé trimestriel de 1935 sous le titre "Rien n'est perdu" dont j'ai parlé ici. Comment commenter ce positif dans l'Homme qui surgit ex abrupto et ex nihilo dans son projet des années 30? En le présentant des années plus tard comme un saut évolutif ex abrupto et ex nihilo du cerveau de l'homme préhistorique. La seconde phase de l'évolution de nos ancêtres décrite dans La Sédition humaine est donc une réponse à ces hommes modernes capables d'empathie et de désintéressement du Relevé trimestriel de 1935 sous le titre "Rien n'est perdu". Là encore, Vercors trouva la solution dans la préhistoire, donc dans une volonté scientifique rationnelle. Dans cet essai de 1949, il ne fournit pas plus d'explications paléo-anthropologiques et neurobiologiques de cette sédition des hominiens qui, parce que désormais pourvus d'une conscience interrogative, peuvent être littéralement appelés des individus. La sédition humaine est bel et bien une insurrection individuelle dont les explications scientifiques seront données ultérieurement dans Les Chemins de l'être (1965 - discussion épistolaire avec Paul Misraki) et dans Questions sur la vie à Messieurs les biologistes (1973 - discussion épistolaire avec Ernest Kahane).

Sa philosophie d'après-guerre n'est donc pas une rupture avec celle du Jean Bruller des années 30. Elle est au contraire un prolongement avec motifs explicatifs approfondis dont le fondement reste identique. Preuve en est que Vercors voulut sérieusement reprendre sa Danse des vivants inachevée. Le mémorialiste qu'il fut le dit rétrospectivement, l'annonce dans Les Lettres françaises de la fin des années 40 confirme son propos. Il ne renia pas le contenu de son album même s'il évoqua des aménagements probables si le projet avait abouti. Il ne le put pour des raisons techniques, mais inventa le procédé de la callichromie.

 

                           Une fable libérale  des insurrections individuelles

Cette insurrection personnelle de chaque Homme qui de ce fait a des conséquences collectives, relève de la fable libérale. Comme dans le procédé de la juxtaposition de cas individuels dans Visions intimes et rassurantes de la guerre (1936), La Sédition humaine offre la vision de l'Homme, autrement dit de chaque Homme poussé individuellement dans la même direction à un moment donné de l'évolution. Chaque personnage de ces Visions intimes et rassurantes de la guerre représente la première phase évolutive de l'Homme dans la mesure où ils n'ont pas eu la volonté de se révolter contre leurs espoirs égoïstes d'une guerre qui servirait leurs intérêts. Mais il sont fautifs par rapport aux hominiens, parce qu'ils sont bien des hommes modernes qui possèdent le second segment évolutif neurobiologique pour se révolter. Seulement, ils n'en ont pas eu la volonté individuelle. Et cette décision personnelle de chacun mène à un désastre collectif.

Dans La Sédition humaine, l'enjeu est similaire: désormais pourvu d'une conscience de soi rationnelle, chaque Homme doit avoir la volonté de se révolter individuellement contre ses tares ataviques. Chacune de ces volontés individuelles juxtaposées a le pouvoir d'orienter la société dans un sens ou dans l'autre. Aussi cette fable est-elle libérale puisque le libéralisme considère la société comme une simple collection d'individus rationnels. Les libéraux sont les inventeurs de l’individu rationnel et utilitariste. Jean Bruller-Vercors hérita de cette idéologie. Il n'évoqua à aucun moment de son essai de 1949 les groupes sociaux qui peuvent induire hiérarchie et rapports de force.

Il hérita tout autant de la vision idéaliste des libéraux: ce sont les comportements des individus qui sont les sources et les solutions d'un problème. Ainsi ce sont les prises de conscience (la conscience interrogative que Vercors analysa comme la quintessence de l'Homme) qui sont les moteurs des changements sociaux. Si l'Homme a l'attitude volontariste de se changer grâce à une démarche rationnelle, si de jour en jour chacun personnellement prend conscience et agit volontairement dans son existence quotidienne au point que chaque trajectoire parallèle converge pour se combiner, alors le monde changera. La prise de conscience solitaire de l'Homme devient la solidarité des hommes décrite par Vercors. Et, pour faire effet boule de neige, les consciences éveillées doivent prendre la parole publiquement, prendre part aux débats rationnels et éduquer encore et toujours pour qu'advienne le changement social. C'est le fondement de la philosophie libérale.

Les intellectuels font donc partie de la solution. Ils ont le devoir d'être des passeurs qui vont à la tribune, dessinent ou écrivent "pour dire", selon ce que Jean Bruller-Vercors assignait à son art double.

L'addition de consciences en éveil permet-elle vraiment le changement global, le basculement décisif? Vercors le croyait. Il avait foi en la stratégie de la masse critique. Faire masse, c'est d'abord agir sur la quantité de prises de conscience. Une fois la quantité atteinte se produit un effet de seuil. Le seuil franchi, l'effet ne relève plus de la quantité, mais de la qualité. Passé le seuil d'une certaine quantité surgit un phénomène nouveau, un changement d'une autre nature. Cette stratégie de la masse critique est le cœur de la pensée de Vercors d'un point de vue philosophique et politique:

- d'un point de vue philosophique, cette explication dénude les fils de sa fable sur l'évolution de l'homme. Pendant des millénaires, dixit Vercors, l'hominien resta rivé à ses pulsions agressives. Certes, il avançait graduellement vers une multitude de petits progrès, mais ce n'est qu'une fois un certain seuil dépassé de cette conscience fruste que celle-ci se transforma qualitativement pour donner la conscience interrogative. La "qualité d'homme" que l'essayiste analysa dans La Sédition humaine provient de cet effet de seuil. Passer de l'hominien à l'homme procède bien de ce seuil irréversible. A ceux qui s'étonnèrent de ce caractère miraculeux, Vercors opposait invariablement les recherches scientifiques dont il percevait les résultats selon la stratégie de la masse critique:

Jusqu’à ce qu’un jour la somme des descriptions se change une fois pour toutes en explication, ayant franchi le seuil où la quantité des "comment" ouvrira brusquement une vue sur la qualité du "pourquoi" (Les Chemins de l'être, pages 171-172. C'est moi qui souligne).

Selon Vercors, le phénomène neurobiologique qui explique l'apparition de la conscience interrogative chez l'hominien relève du même effet: si le cerveau a franchi un seuil qualitatif, c'est parce qu'il a dû « déborder » de son programme primaire.

- d'un point de vue politique, Vercors supposait que les changements sociaux résultent de la convergence consciente d’individus assez éclairés. Les intellectuels, notamment, doivent s'engager à créer d'autres imaginaires pour que les changements se traduisent dans le monde matériel. Aussi sa tactique de la transformation sociale s'ancre-t-elle dans la fable individualiste libérale. La séquence historique suit cet ordre:

prise individuelle de conscience - exemplarité - essaimage - masse critique - bifurcation

Probablement, son expérience de la Seconde Guerre mondiale le conforta dans cette lecture de l'Homme et du monde. Jean Bruller prit conscience du danger des émeutes anti-parlementaires, puis de la montée du fascisme tout au long des années 30. Il renonça à son pacifisme. La guerre venue, il refusa toute publication puis s'engagea dans la Résistance intellectuelle avec exemplarité. Son projet connut l'essaimage que l'on connait avec les Editions de Minuit. La stratégie de la masse critique transforma la quantité en qualité. Le monde intellectuel bifurqua, Jean Bruller devient Vercors en bifurquant dans son mode d'expression artistique.

Cette séquence est le fondement idéologique de Vercors qui lui sert autant de substrat à sa théorie philosophique de l'évolution de l'Homme qu'à sa stratégie politique.

                         Plus ou moins homme: un discours culturaliste et moral

La séquence du surgissement de l'Homme suit un autre ordre, mais avec les mêmes concepts-clés:

masse critique - bifurcation - prise individuelle de conscience - exemplarité - essaimage

Dans La Sédition humaine, le cerveau de l'hominien franchit un seuil au point que la quantité de petits progrès se transforma neurobiologiquement en nouveauté qualitative. Cette masse critique le fit bifurquer de son programme initial au point qu'il prit conscience individuellement de son sort injuste et de sa nature mauvaise. C'est à ce stade que ses décisions volontaires (car conscientes) d'être plus ou moins homme émergèrent. Être moins homme, c'est vouloir continuer à suivre ses pulsions ataviques violentes. Être plus homme, c'est au contraire s'allier à sa raison et se révolter contre sa nature. L'homme est donc responsable de ses actes et doit se montrer dans ses pensées comme dans ses actes moralement exemplaire. Ainsi, en se comportant systématiquement avec la qualité d'homme que la/sa morale exige, il répand par essaimage ce modèle que les autres membres de la société vont suivre.

Le changement de paradigme se présente donc comme un appel moral à une transition intérieure. La somme des transitions individuelles engendrera la transition sociale, selon cette fable individualiste libérale. Comme la posture philosophique et politique de Vercors se voulait solidaire et progressiste de gauche, il greffa un discours culturaliste et moral à sa fable, plutôt que de se focaliser en priorité sur l'analyse des rapports de force entre groupes sociaux, des rapports de production de la société capitaliste.

Vercors intégra l'idéologie libérale en basant sa fable anthropologique sur un message volontariste et individualiste. Ce fonctionnement appris inconsciemment figea sa compréhension des phénomènes systémiques. En surresponsabilisant les individus, Vercors s'empêcha malgré lui de penser autrement les enjeux et les structures. Cette appréhension du réel peut occulter la responsabilité d'autres acteurs, peut dédouaner le système dans lequel les individus sont plongés. In fine, elle peut biaiser les stratégies et les actions à entreprendre à un niveau collectif et politique. Voyons si c'est le cas pour Vercors.

 

Les traductions pragmatiques et politiques

Le propos qui suit s'appuie sur cet excellent article du "blog du radis".

Au sortir de la guerre, Vercors désigna explicitement le capitalisme comme cause directe des désordres du monde.

"Ce qui aide encore les hommes à vivre, au sein de ce monde misérable où les intérêts du Grand Capital ne cachent  même plus combien ils sont à la fois démesurés et sordides, combien ils se moquent de l'avenir des peuples et de la vie humaine, c'est  de savoir que ce n'est pas immuable [...]" (La Fin et les Moyens, 1946).

La recherche de sa théorie philosophique et son combat politique auprès des communistes se présentent comme des moyens pour penser le démantèlement du capitalisme. Et cela resta son horizon d'attente jusqu'à la fin de son existence. En mars 1991, trois mois avant son décès, il répéta:

"La société ne peut pas continuer comme elle est. Le capitalisme sauvage ne peut pas être un futur".

Cet horizon n'est cependant pas une fin en soi pour Vercors. L'effondrement du capitalisme est une étape. C'est une étape fondamentale nécessaire, mais non suffisante. C'est la première phase de la phase ultime: permettre à tous les hommes de consacrer leurs temps et leurs cerveaux disponibles, libérés qu'ils seront de la servitude, à la recherche de toutes les réponses sur l'Homme et le monde.

Quelles solutions envisager donc pour l'effondrement du capitalisme? L'article du blog du radis nous éclaire avec une typologie des solutions à 4 entrées:

- solutions relevant d’une approche itérative à effets conjoncturels 

- solutions relevant d’une approche itérative à effets structurels 

- solutions relevant d’une approche téléologique à effets conjoncturels 

- solutions relevant d’une approche téléologique à effets structurels

Vercors pencha pour les solutions relevant d’une approche itérative à effets conjoncturels conjuguées aux solutions relevant d’une approche téléologique à effets conjoncturels.

Les solutions relevant d’une approche itérative à effets conjoncturels, c'est le contenu de l'essai La Sédition humaine que je viens d'expliquer plus haut. C'est une approche première pour Vercors, autant dans la chronologie des étapes à franchir pour triompher du capitalisme que dans l'importance que le penseur lui accordait.

Parallèlement, Vercors s'engagea en faveur des solutions relevant d’une approche téléologique à effets conjoncturels. A la gauche de l'échiquier politique, il s'agit de se battre à l'intérieur du système pour le modifier. La présence et les actions de Vercors au sein d'associations d'obédience communiste (Pen-Club, CNE, mouvement pour la paix, etc.), ses dialogues continus avec les membres intellectuels du PCF afin de réformer l'organe politique de l'intérieur et de peser sur les orientations idéologiques prouvent qu'il avait espoir dans cette stratégie réformiste, avec le sous-bassement de la stratégie de la masse critique: la quantité d'intellectuels compagnons de route dialoguant, critiquant, se ralliant ou au contraire s'opposant aux membres du PCF devrait créer un effet de seuil qualitatif pour un réformisme révolutionnaire. L'effet conjoncturel amènerait des conséquences structurelles susceptibles de transformer radicalement d'abord le système du Parti, puis, par voie de conséquence, le système social si le Parti était élu démocratiquement. Vercors oeuvra donc dans la solution du jeu électoral et de la représentation par un groupe politique.

Le combat social avec manifestations et grèves fait également partie des solutions relevant d’une approche téléologique à effets conjoncturels qui, évidemment, espèrent dans le changement structurel du système. Jean Bruller-Vercors le vécut réellement (manifestations antifascistes dans le mitan des années 30, soutien aux ouvriers en mai 68, notamment) et le mit en scène dans son roman Colères que j'étudie en me demandant si c'est un Germinal des temps modernes.

 

Généalogie de la fable de Vercors: filiations anciennes, prolongements actuels

Les filiations anciennes

La fable de Vercors est reliée aux racines philosophiques des fables de l'individualisme:

- citons en tout premier lieu René Descartes qui posa comme vérité indubitable l'affirmation de l'existence du sujet. La troisième partie de ma thèse sur Vercors s'appesantissait sur les liens idéologiques entre les deux penseurs: le "Je pense, donc je suis" devient "Je pense, donc j'ignore" sous la plume de Vercors. Ce dernier s'adonna aux méditations métaphysiques avec plusieurs des destinataires de ses lettres.

Leibniz perçut le sujet individuel comme "monade". Le placement puis la réintégration de cette monade dans la Nature grâce à une "harmonie préétablie" de Leibniz rappelle la théorie de Vercors sur les relations entre l'Homme et la Nature (divinisée) dont j'ai parlé sous un autre angle à la page consacrée au transhumanisme.

Dans l'espoir d'obtenir un jour les réponses à toutes les questions sur l'origine de l'Homme et ses raisons d'être, Vercors fait jouer un rôle primordial à la science et aux techniques qui rendront l'Homme comme "maître et possesseur de la nature" (dixit Descartes).

Au-delà de ce que j'ai déjà dit dans mon travail de doctorat, il faudrait donc que je vous propose un long article sur les liens entre Descartes et Vercors (probablement après le cycle consacré au capitalisme).

- Pensons également à la religion, en particulier au protestantisme: l'homme se constitue en sujet religieux pour accéder directement à Dieu. Le petit Jean Bruller fut placé à l'Ecole Alsacienne à Paris, lieu d'éducation protestante. Dans sa préface à l'ouvrage sur cette école, Vercors insista sur la morale individuelle rigide imposée aux enfants. La morale doit guider leurs comportements et leurs actes. Vercors fut travaillé par la crainte du mensonge et tiraillé par la confession: "L'Aveu" est le titre de l'une de ses nouvelles autobiographiques qui met en scène le petit garçon qu'il fut.

La morale doit réformer les hommes autant dans une dimension personnelle que dans une direction relationnelle. Chaque être réformé moralement donnera une société de haute tenue morale. C'est ainsi l'éducation par la raison et par le dialogue qui guide les humains. Et, dans la fable de Vercors en 1949, c'est la raison qui est le cœur de la part positive de l'hominien agressif devenu de ce fait Homme. Vercors renversa le fatalisme de sa philosophie des années 30 en faisant bouger les lignes de ses concepts essentialistes. Ce n'est pas la sociologie qu'il choisit comme vecteur explicatif pour sa théorie de la révolte individuelle, ce sont les neurosciences (comme l'Education nationale actuellement qui mise sur les neurosciences pour tout expliquer des échecs scolaires et pour augmenter les performances d'apprentissage). Ainsi, ce n'est pas le relationnel des hommes et les conditions concrètes d'existence qu'il privilégia, mais l'essence de la fable individuelle libérale.

Les prolongements actuels

Des pensées et des idéologies demeurent à travers les siècles, se modifient, s'adaptent à d'autres époques, mais leurs fondements identitaires persistent.

                                             La part du colibri

J'ai déjà évoqué à la page Ecologie et capitalisme ou l'oxymore impossible  la philosophie spiritualiste de se changer soi-même pour que le monde change. Hors de la réflexion sur le système, chacun est responsabilisé dans le désastre du monde et est sommé de faire sa part (du colibri). Est prônée la sobriété heureuse loin des réalités socio-économiques inégalitaires que des millions de gens subissent. Des personnalités publiques, des blogueurs, des youtubeurs s'enfoncent dans les explications, les causes, les conséquences et les solutions anthropocènes. Ils arpentent les médias pour que les gens prennent conscience de leur Faute originelle (parce qu'il y a du spiritualisme et du péché originel dans leurs discours) et qu'ils daignent enfin opérer les petits gestes. Et s'ils intègrent à leurs concepts les décideurs politiques de ce monde, alors ils se mettent à leur faire la morale, à leur dire ce que supposément ces décideurs n'auraient pas vu, sinon à les supplier de changer les règles au sein du système. Ils militent en réalité pour un capitalisme vert. Leurs marches citoyennes, pacifistes, refusent la conflictualité avec le pouvoir. Ce citoyennisme et d'autres sujets d'actualité sont analysés avec acuité dans le podcast de grande qualité Floraisons. Dans cette émission particulièrement, arrêtez-vous surtout à la 9e minute, à la 16e mn et à la 21e mn.

De nombreux films insistent sur la responsabilité individuelle face au désastre: En quête de sens, Notre Révolution intérieure, Demain, etc. Je ne saurais pas mieux parler de ce dernier film que l'auteur de cet article et de celui-là pour Après Demain.

Peu de ces personnalités, quel que soit le média utilisé, prennent conscience du rôle du système capitaliste invisibilisé dans leurs propos, ou évoqué brièvement quand on les pousse dans leurs retranchements. C'est assez rare pour le signaler: quelques-uns comprennent subitement en passant d'une responsabilisation morale (ou plutôt moralisatrice) à une pensée politique: Vincent Verzat dans sa vidéo "On s'est planté", Anaëlle de La Révolution des tortues et probablement quelques autres que je n'ai pas relevés.

D'autres, en revanche, avaient déjà saisi les failles du raisonnement dicté par le libéralisme bien ancré dans les esprits: la vidéo "Oubliez les douches courtes" démontre la responsabilité systémique capitalocène; la journaliste Titiou Lecoq insiste avec pertinence sur l'idée que les gestes écologiques exigés par l'injonction morale de notre époque accentuent les inégalités au sein des couples puisque la charge mentale de cette nouvelle injonction, si nécessaire soit-elle si on ne se contente pas du petit geste sans avoir une vision politique plus large sur le système économique en place, repose sur les femmes à une large majorité.

Allez lire cet article sur l'injonction aux comportements durables.

N'oublions pas la fin de la fable: le colibri fait sa part individuelle, mais la forêt brûle tout de même...puisque le système reste inchangé.

                                    Le développement personnel ou Happycratie

La surresponsabilisation des individus, héritée du libéralisme, ramenée au niveau moral pour éviter les questionnements politiques, trouve sa résurgence dans le développement personnel. L'homme rationnel et productif que nous sommes devient une entreprise de lui-même. J'avais déjà pointé cet excellent article qui étudie ce que sous-tend ce toxique développement personnel ou cette vidéo de la chaîne Contre-culture. Vous êtes responsables de votre destin, vous devez vous auto-réguler (voir cet article intéressant sur le sujet). Tous les domaines sont concernés: le chômeur fautif, les "assistés" qui profiteraient des largesses du système, les fraudeurs aux aides sociales, etc. Même l'école a affaibli la perception des rapports de classe en privatisant les biographies, en faisant de chacun le responsable de sa destinée.

La vision libérale privatise la souffrance sociale et c'est la sociologue Eva Illouz qui en parle le mieux dans cette courte vidéo de France culture ou bien dans cette vidéo plus longue (la psychologie positive à partir de la 43e mn).

Le N°32 de la revue Socialter consacre un dossier au culte du bonheur.

 

L' archipélisation des luttes

Jean Bruller-Vercors se dirigea donc dès le début de sa carrière vers la fable libérale pour expliquer l'Homme. Faut-il pour autant ne pas entendre sa fable et celles, passées et présentes, de beaucoup d'entre nous pour qui les préceptes libéraux sont engrammés dans les esprits? Non, et ce, pour plusieurs raisons:

- La compréhension de ces fables individuelles explique ce qu'est le monde, permet de ce fait d'infléchir les esprits vers d'autres imaginaires. La gestion capitaliste des humains est un obstacle majeur pour imaginer un autre monde. Le capitalisme œuvre constamment pour supprimer tout imaginaire autre que le sien. Il a transfusé partout, mais ce n'est pas irréversible.

Le hors-série "Le Réveil des imaginaires" de Socialter  s'interroge sur la possibilité d'une construction d'autres imaginaires collectifs désirables, loin de la fable libérale supposée - à tort -  sans alternative.

Dans sa fable, Vercors choisit non la sociologie mais les neurosciences, comme je l'ai dit plus haut dans cette page. Nonobstant, notre penseur était sensible aux inégalités sociales. Il hérita de l'option socialiste de sa famille. La première fois qu'il vota, ce fut pour le Front populaire. Il mit en scène les classes laborieuses, même a minima: son roman Colères est sa tentative la plus poussée sur ce plan-là. Et il suggère explicitement à quel point les conditions d'existence façonnent les hommes. La philosophie de Vercors se rapprocherait de l'essentialisme minimaliste: sous un autre angle,  cet article étudie les divers essentialismes. Ce qui nous intéresse, c'est la définition de l'essentialisme minimaliste: "celui-ci admet que l’environnement peut contribuer à “façonner” les individus, mais considère toujours que ceux-ci acquièrent tôt ou tard un “fond” immuable". Or, c'est exactement ce qu'écrivit Vercors dans son roman Comme un frère, et cela permet d'introduire une dose de sociologie au sein d'un système philosophique rigide. C'est ce qui explique que la cause sociologique resta toujours seconde pour Vercors, figé qu'il était dans la philosophie essentialiste, idéaliste et la fable libérale.

 

- Le décorticage de la théorie de ceux qui veulent changer le monde en exhortant les gens à se changer d'abord pourrait se révéler fructueuse: il est susceptible de nous faire prendre conscience de l'intrumentalisation de cette surresponsabilité qui pèse sur les individus: médias et monde politique donnent complaisamment la parole à tous ces colibris peu dangereux pour le système. Ce décorticage permet aussi de comprendre à quel point nombre de ces colibris conditionnés par la vision libérale de la société sont inconscients de leur faible conscience politique. L'auteur de l'article La zad et le colibri démontre les failles de ce raisonnement placé sur le plan moral, tout en espérant amener lesdits colibris sur des voies plus politisés (le site Terrestres donna un droit de réponse à Cyril Dion). Autant de colibris plus éveillés aux enjeux politiques renforceraient les rangs des combattants du capitalisme, se prend-on à espérer. La jonction ne vient pourtant pas.

Aussi certains prônent-ils plutôt une archipélisation des luttes, en particulier la femme politique Corinne Morel-Darleux (voir son site Revoir les lucioles). Celle-ci emprunte le terme à l'écrivain Edouard Glissant. Elle pense la convergence des luttes de tous ces îlots de résistance au système par l'acceptation de diverses tactiques, mais dans une stratégie coordonnée et des buts communs. Cette écosocialiste vient de signer  cette pétition qui allie les questions sociales et écologiques.

En espérant que dans l'avenir la fable qui fustige le capitalocène devienne majoritaire par rapport à la fable libérale anthropocène véhiculée par un nombre impressionnant d'intellectuels du passé comme du présent...parce que plus que jamais "La société ne peut pas continuer comme elle est. Le capitalisme sauvage ne peut pas être un futur" (Vercors, mars 1991).

 

[Cet article appartient au cycle d'étude sur Vercors et le capitalisme. Pour prendre connaissance de tous les articles et de la logique du positionnement de celui-ci, cliquez sur ce lien]

Article mis en ligne le 1er mars et le 1er avril 2020

 

 

 

 

 

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