Vercors
et sa philosophie d'après-guerre:
une
vision libérale?
[Cet
article appartient au cycle d'étude sur Vercors et le
capitalisme. Pour prendre connaissance de tous les articles
et de la logique du positionnement de celui-ci, cliquez
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La
Sédition humaine: une fable individualiste
Un
imaginaire en rupture par rapport à la philosophie
des années 30?
Une
fable des insurrections individuelles
Plus
ou moins homme:
un discours culturaliste et moral
Les
traductions pragmatiques et politiques
Généalogie
de la fable de Vercors: filiations anciennes,
prolongements actuels
Les
filiations anciennes
Les
prolongements actuels
La
part du colibri
Le
développement personnel ou Happycratie
L'archipélisation
des luttes
La
Sédition humaine: une fable individualiste
Un
imaginaire en rupture par rapport à la philosophie
des années 30?
Vercors
débrouilla du chaos informel de sa
pensée bouleversée par l'expérience de la
Seconde Guerre mondiale une théorie qu'il
mit au clair entre 1948 et 1949. Cette théorie,
je l'ai commentée à la page dédiée à La
Sédition humaine.
Je vous invite à relire cet essai.
Dès
l'entre-deux-guerres Jean Bruller avait
souhaité bâtir sa vision du monde et de
l'Homme grâce à son album La
Danse des vivants
dont la
publication s'étira de 1932 à 1938. L'événement
du 6 février 1934 - date des émeutes anti-parlementaires
- avait fissuré les fondements de son projet,
je l'ai démontré à la page consacrée à cet
album. Le dessinateur avait tenté de maintenir
le cap essentialiste tout en intégrant
de nouvelles données que l'Histoire l'avait
forcé à prendre en compte. Voyant la validité
globale de son projet s'effondrer, il avait
espacé les désormais rares publications
de La
Danse des vivants,
et avait trouvé la solution de proposer
les dessins militants en prise avec l'Histoire
dans l'hebdomadaire Vendredi (seulement
pendant 5 mois entre 1935-1936) et
de se réfugier au même moment dans sa philosophie habituelle
dans des albums autonomes (L'enfer
et Visions
intimes et rassurantes de la guerre).
Sans compter quelques travaux récréatifs
(un récit policier jamais publié et une
nouvelle fantastique retouchée dans les
années 70 et insérée dans le recueil Les
Chevaux du Temps)
pour s'évader autant de ce réel angoissant
que de son dilemme intellectuel.
Son
heurt avec l'Histoire entre 1939 et 1945
l'ébranla dans ses convictions. A la Libération,
le temps était venu de revenir à sa conception
du monde et de l'Homme, cette fois-ci en
troquant le crayon pour la plume. Trois
à quatre années de remise à plat, de questionnements,
d'impasses avant de synthétiser sa conception
philosophique dans La
Sédition humaine.
La
Sédition humaine
est un récit de l'insurrection de l'Homme.
Toujours
fidèle à lui-même, Vercors décrivit un homme
mauvais. Le constat des années 30 se poursuivit
donc après guerre. La différence, c'est
qu'il n'en resta pas aux constats comme
dans La
Danse des vivants.
Il proposa une explication sur la nature
originelle agressive de l'Homme en
remontant à nos origines communes.
Il s'aventura sur le terrain scientifique,
dans une volonté d'argumentation indiscutable
car rationnelle basée sur les avancées
des sciences, afin de confondre la
pseudo-science des nazis.
Vercors chercha la cause
de la nature humaine mauvaise de l'Homme
quand Jean Bruller en dessinait les conséquences
néfastes. Contrairement aux années 30, il
chercha également une solution à cette destinée
funeste de l'Homme. A un stade de l'évolution,
l'homme préhistorique prit conscience de
son état et de son sort injuste. Il se
révolta donc contre la Nature impitoyable
(divinisée chez Vercors) et contre sa nature
mauvaise. Cette seconde phase se présente
très probablement comme l'explication de
ce qui avait fort taraudé et désorienté
Jean Bruller au point de stopper La
Danse des vivants:
il existerait donc un positif dans l'Homme?
C'est ce que traça le dessinateur dans le
Relevé trimestriel de 1935 sous le
titre "Rien n'est perdu"
dont j'ai parlé ici.
Comment commenter ce positif dans l'Homme
qui surgit ex abrupto et ex nihilo
dans son projet des années 30? En le présentant
des années plus tard comme un saut évolutif
ex abrupto et ex nihilo du
cerveau de l'homme préhistorique. La
seconde phase de l'évolution de nos ancêtres décrite
dans La
Sédition humaine
est donc
une réponse à ces hommes modernes capables
d'empathie et de désintéressement du Relevé
trimestriel de 1935 sous le titre "Rien
n'est perdu". Là encore, Vercors
trouva la solution dans la préhistoire,
donc dans une volonté scientifique rationnelle.
Dans cet essai de 1949, il ne fournit pas
plus d'explications paléo-anthropologiques
et neurobiologiques de cette sédition des
hominiens qui, parce que désormais pourvus
d'une conscience interrogative, peuvent
être littéralement appelés des individus.
La sédition humaine est bel et bien une
insurrection individuelle dont les explications
scientifiques seront données ultérieurement
dans Les
Chemins de l'être
(1965 - discussion épistolaire avec
Paul Misraki) et dans Questions
sur la vie à Messieurs les biologistes
(1973 -
discussion épistolaire avec Ernest Kahane).
Sa
philosophie d'après-guerre n'est donc pas
une rupture avec celle du Jean Bruller des
années 30. Elle est au contraire un prolongement
avec motifs explicatifs approfondis dont
le fondement reste identique. Preuve en
est que Vercors voulut sérieusement reprendre
sa Danse
des vivants
inachevée.
Le mémorialiste qu'il fut le dit rétrospectivement,
l'annonce dans Les Lettres françaises
de la fin des années 40 confirme son
propos. Il ne renia pas le contenu de son
album même s'il évoqua
des aménagements probables si le projet
avait abouti. Il ne le put pour des raisons
techniques, mais inventa le procédé de la
callichromie.
Une
fable libérale des insurrections individuelles
Cette insurrection personnelle
de chaque Homme qui de ce fait a des conséquences
collectives, relève de la fable libérale.
Comme dans le procédé de la juxtaposition
de cas individuels dans Visions
intimes et rassurantes de la guerre
(1936),
La
Sédition humaine
offre la vision de l'Homme, autrement
dit de chaque Homme poussé individuellement
dans la même direction à un moment donné
de l'évolution. Chaque personnage de ces
Visions
intimes et rassurantes de la guerre
représente la première phase évolutive de
l'Homme dans la mesure où ils n'ont pas
eu la volonté de se révolter contre leurs
espoirs égoïstes d'une guerre qui servirait
leurs intérêts. Mais il sont fautifs par
rapport aux hominiens, parce qu'ils sont
bien des hommes modernes qui possèdent
le second segment évolutif neurobiologique
pour se révolter. Seulement, ils n'en ont
pas eu la volonté individuelle. Et cette
décision personnelle de chacun mène à un
désastre collectif.
Dans La
Sédition humaine, l'enjeu
est similaire: désormais pourvu d'une conscience
de soi rationnelle, chaque Homme doit avoir
la volonté de se révolter individuellement
contre ses tares ataviques. Chacune de ces volontés
individuelles juxtaposées a le pouvoir d'orienter
la société dans un sens ou dans l'autre.
Aussi cette fable est-elle libérale puisque
le libéralisme considère la société comme
une simple collection d'individus rationnels.
Les libéraux sont les inventeurs de l’individu rationnel et utilitariste.
Jean Bruller-Vercors hérita de cette idéologie.
Il n'évoqua à aucun moment de son essai
de 1949 les groupes sociaux qui peuvent
induire hiérarchie et rapports de force.
Il
hérita tout autant de la vision idéaliste
des libéraux: ce sont les comportements
des individus qui sont les sources et les
solutions d'un problème. Ainsi ce sont les
prises de conscience (la conscience interrogative
que Vercors analysa comme la quintessence
de l'Homme) qui sont les moteurs des changements
sociaux. Si l'Homme a l'attitude volontariste
de se changer grâce à une démarche rationnelle,
si de jour en jour chacun personnellement
prend conscience et agit volontairement
dans son existence quotidienne au point
que chaque trajectoire parallèle converge
pour se combiner, alors le monde changera.
La prise de conscience solitaire de l'Homme
devient la solidarité des hommes décrite
par Vercors. Et, pour faire effet boule
de neige, les consciences éveillées doivent
prendre la parole publiquement, prendre
part aux débats rationnels et éduquer encore
et toujours pour qu'advienne le changement
social. C'est le fondement de la philosophie
libérale.
Les
intellectuels font donc partie de la solution.
Ils ont le devoir d'être des passeurs qui
vont à la tribune, dessinent ou écrivent
"pour dire", selon ce que
Jean Bruller-Vercors assignait à son art
double.
L'addition
de consciences en éveil permet-elle vraiment
le changement global, le basculement décisif?
Vercors le croyait. Il avait foi en la stratégie
de la masse critique. Faire masse, c'est
d'abord agir sur la quantité de prises
de conscience. Une fois la quantité atteinte
se produit un effet de seuil. Le
seuil franchi, l'effet ne relève plus de
la quantité, mais de la qualité.
Passé le seuil d'une certaine quantité surgit
un phénomène nouveau, un changement d'une
autre nature. Cette stratégie de la masse
critique est le cœur de la pensée de Vercors
d'un point de vue philosophique et politique:
-
d'un point de vue philosophique, cette explication
dénude les fils de sa fable sur l'évolution
de l'homme. Pendant des millénaires, dixit
Vercors, l'hominien resta rivé à ses pulsions
agressives. Certes, il avançait graduellement
vers une multitude de petits progrès,
mais ce n'est qu'une fois un certain seuil
dépassé de cette conscience fruste que celle-ci
se transforma qualitativement pour donner
la conscience interrogative. La "qualité
d'homme" que l'essayiste analysa
dans La
Sédition humaine
provient
de cet effet de seuil. Passer de l'hominien
à l'homme procède bien de ce seuil irréversible.
A ceux qui s'étonnèrent de ce caractère
miraculeux, Vercors opposait invariablement
les recherches scientifiques dont il percevait
les résultats selon la stratégie de la masse
critique:
Jusqu’à ce qu’un jour
la somme des descriptions se change
une fois pour toutes en explication, ayant
franchi le seuil où la quantité
des "comment" ouvrira brusquement
une vue sur la qualité du "pourquoi"
(Les
Chemins de l'être, pages
171-172. C'est moi qui souligne).
Selon Vercors, le phénomène
neurobiologique qui explique l'apparition
de la conscience interrogative chez l'hominien
relève du même effet: si le cerveau a franchi
un seuil qualitatif, c'est parce qu'il a dû
« déborder » de son programme primaire.
- d'un point de vue politique,
Vercors supposait que les changements sociaux
résultent de la convergence consciente d’individus
assez éclairés. Les intellectuels, notamment, doivent s'engager à créer d'autres
imaginaires pour que les changements se
traduisent dans le monde matériel. Aussi
sa tactique de la transformation sociale
s'ancre-t-elle dans la fable individualiste
libérale. La séquence historique suit cet
ordre:
prise individuelle de conscience -
exemplarité - essaimage - masse critique - bifurcation
Probablement, son expérience
de la Seconde Guerre mondiale le conforta
dans cette lecture de l'Homme et du
monde. Jean Bruller prit conscience
du danger des émeutes anti-parlementaires,
puis de la montée du fascisme tout au long
des années 30. Il renonça
à son pacifisme. La guerre venue, il refusa
toute publication puis s'engagea dans
la Résistance intellectuelle avec exemplarité.
Son projet connut l'essaimage que l'on connait
avec les Editions de Minuit. La stratégie
de la masse critique transforma la quantité
en qualité. Le monde intellectuel bifurqua,
Jean Bruller devient Vercors en bifurquant
dans son mode d'expression artistique.
Cette séquence est le
fondement idéologique de Vercors qui lui
sert autant de substrat à sa théorie philosophique
de l'évolution de l'Homme qu'à sa stratégie
politique.
Plus
ou moins homme:
un discours culturaliste et moral
La séquence du surgissement
de l'Homme suit un autre ordre, mais avec
les mêmes concepts-clés:
masse critique - bifurcation
- prise individuelle de conscience -
exemplarité - essaimage
Dans La
Sédition humaine, le cerveau
de l'hominien franchit un seuil au point
que la quantité de petits progrès se transforma
neurobiologiquement en nouveauté qualitative.
Cette masse critique le fit bifurquer
de son programme initial au point qu'il
prit conscience individuellement
de son sort injuste et de sa nature mauvaise.
C'est à ce stade que ses décisions volontaires
(car conscientes) d'être plus ou
moins homme émergèrent. Être moins
homme, c'est vouloir continuer à suivre
ses pulsions ataviques violentes. Être plus
homme, c'est au contraire s'allier à sa
raison et se révolter contre sa nature.
L'homme est donc responsable de ses actes
et doit se montrer dans ses pensées comme
dans ses actes moralement exemplaire.
Ainsi, en se comportant systématiquement
avec la qualité d'homme que la/sa morale
exige, il répand par essaimage ce
modèle que les autres membres de la société
vont suivre.
Le changement de paradigme
se présente donc comme un appel moral à
une transition intérieure. La somme des
transitions individuelles engendrera la
transition sociale, selon cette fable individualiste
libérale. Comme la posture philosophique
et politique de Vercors se voulait solidaire et
progressiste de gauche, il greffa un discours culturaliste et moral à sa fable,
plutôt que de se focaliser en priorité sur
l'analyse des rapports
de force entre groupes sociaux, des rapports de production de la société capitaliste.
Vercors intégra l'idéologie
libérale en basant sa fable anthropologique
sur un message volontariste et individualiste.
Ce fonctionnement appris inconsciemment
figea sa compréhension des phénomènes systémiques.
En surresponsabilisant les individus, Vercors
s'empêcha malgré lui de penser autrement
les enjeux et les structures. Cette appréhension
du réel peut occulter la responsabilité
d'autres acteurs, peut dédouaner le système
dans lequel les individus sont plongés.
In fine, elle peut biaiser les stratégies
et les actions à entreprendre à un niveau
collectif et politique. Voyons si c'est
le cas pour Vercors.
Les traductions
pragmatiques et politiques
Le propos qui suit s'appuie sur cet
excellent article du "blog
du radis".
Au sortir de la guerre,
Vercors désigna explicitement le capitalisme
comme cause directe des désordres du monde.
"Ce qui
aide encore les hommes à vivre, au sein de ce monde
misérable où les intérêts du Grand Capital ne cachent
même plus combien ils sont à la fois démesurés
et sordides, combien ils se moquent de l'avenir des
peuples et de la vie humaine, c'est de savoir
que ce n'est pas immuable [...]" (La Fin et les Moyens,
1946).
La recherche de sa théorie
philosophique et son combat politique auprès
des communistes se présentent comme des
moyens pour penser le démantèlement du
capitalisme. Et cela resta son horizon d'attente
jusqu'à la fin de son existence. En mars
1991, trois mois avant son décès, il répéta:
"La
société ne peut pas continuer comme
elle est. Le capitalisme sauvage ne peut
pas être un futur".
Cet
horizon n'est cependant pas une fin en soi
pour Vercors. L'effondrement du capitalisme
est une étape. C'est une étape fondamentale nécessaire,
mais non suffisante. C'est la première phase
de la phase ultime: permettre à tous les
hommes de consacrer leurs temps et leurs
cerveaux disponibles, libérés qu'ils seront
de la servitude, à la recherche de toutes
les réponses sur l'Homme et le monde.
Quelles
solutions envisager donc pour l'effondrement
du capitalisme? L'article
du blog du radis
nous éclaire avec une typologie des solutions
à 4 entrées:
-
solutions relevant d’une approche itérative à effets
conjoncturels
- solutions relevant d’une approche itérative à effets
structurels
- solutions relevant d’une approche téléologique à effets
conjoncturels
- solutions relevant d’une approche téléologique à effets
structurels
Vercors pencha pour les
solutions relevant d’une approche itérative à effets
conjoncturels conjuguées aux solutions relevant d’une approche téléologique à effets
conjoncturels.
Les solutions relevant d’une approche itérative à effets
conjoncturels, c'est le contenu de l'essai La
Sédition humaine que je viens
d'expliquer plus haut. C'est une approche
première pour Vercors, autant dans la chronologie
des étapes à franchir pour triompher du
capitalisme que dans l'importance que le
penseur lui accordait.
Parallèlement, Vercors
s'engagea en faveur des solutions relevant d’une approche téléologique à effets
conjoncturels. A la gauche de l'échiquier politique, il s'agit de se battre
à l'intérieur du système pour le modifier.
La présence et les actions de Vercors au
sein d'associations d'obédience communiste
(Pen-Club, CNE,
mouvement pour la paix, etc.), ses dialogues
continus avec les membres intellectuels
du PCF afin de réformer l'organe politique
de l'intérieur et de peser sur les orientations
idéologiques prouvent qu'il avait espoir
dans cette stratégie réformiste, avec le
sous-bassement de la stratégie de la masse
critique: la quantité d'intellectuels compagnons
de route dialoguant, critiquant, se ralliant
ou au contraire s'opposant aux membres du PCF
devrait créer un effet de seuil qualitatif
pour un réformisme révolutionnaire. L'effet
conjoncturel amènerait des conséquences
structurelles susceptibles de transformer
radicalement d'abord le système du Parti,
puis, par voie de conséquence, le système
social si le Parti était élu démocratiquement.
Vercors oeuvra donc dans la solution du
jeu électoral et de la représentation par
un groupe politique.
Le combat social avec
manifestations et grèves fait également
partie des solutions relevant d’une approche téléologique à effets
conjoncturels qui, évidemment, espèrent dans le changement structurel du système.
Jean Bruller-Vercors le vécut réellement
(manifestations antifascistes dans le mitan
des années 30, soutien aux ouvriers en mai
68, notamment) et le mit en scène dans son
roman Colères
que j'étudie en me demandant si c'est un
Germinal des
temps modernes.
Généalogie
de la fable de Vercors: filiations anciennes,
prolongements actuels
Les
filiations anciennes
La
fable de Vercors est reliée aux racines
philosophiques des fables de l'individualisme:
-
citons en tout premier lieu René Descartes
qui posa comme vérité indubitable l'affirmation
de l'existence du sujet. La troisième partie
de ma thèse sur Vercors s'appesantissait
sur les liens idéologiques entre les deux
penseurs: le "Je pense, donc je
suis" devient "Je pense,
donc j'ignore" sous la plume de
Vercors. Ce dernier s'adonna aux méditations
métaphysiques avec plusieurs des destinataires
de ses lettres.
Leibniz
perçut le sujet individuel comme "monade".
Le placement puis la réintégration de cette
monade dans la Nature grâce à une "harmonie
préétablie" de Leibniz rappelle
la théorie de Vercors sur les relations
entre l'Homme et la Nature (divinisée) dont
j'ai parlé sous un autre angle à la page
consacrée au transhumanisme.
Dans
l'espoir d'obtenir un jour les réponses
à toutes les questions sur l'origine de
l'Homme et ses raisons d'être, Vercors fait
jouer un rôle primordial à la science et
aux techniques qui rendront l'Homme comme
"maître et possesseur de la nature"
(dixit Descartes).
Au-delà
de ce que j'ai déjà dit dans mon travail
de doctorat, il faudrait donc que je vous
propose un
long article sur les liens entre Descartes
et Vercors
(probablement après le cycle consacré au
capitalisme).
-
Pensons également à la religion, en particulier
au protestantisme: l'homme se constitue
en sujet religieux pour accéder directement
à Dieu. Le petit Jean Bruller fut placé
à l'Ecole Alsacienne à Paris, lieu d'éducation
protestante. Dans sa préface à l'ouvrage
sur cette école, Vercors insista sur la
morale individuelle rigide imposée aux enfants.
La morale doit guider leurs comportements
et leurs actes. Vercors fut travaillé par
la crainte du mensonge et tiraillé par la
confession: "L'Aveu" est le titre
de l'une de ses nouvelles autobiographiques
qui met en scène le petit garçon qu'il fut.
La
morale doit réformer les hommes
autant dans une dimension personnelle que
dans une direction relationnelle. Chaque
être réformé moralement donnera une société
de haute tenue morale. C'est ainsi l'éducation
par la raison et par le dialogue qui guide
les humains. Et, dans la fable de Vercors
en 1949, c'est la raison qui est le
cœur de la part positive de l'hominien agressif
devenu de ce fait Homme. Vercors renversa
le fatalisme de sa philosophie des années
30 en faisant bouger les lignes de ses concepts
essentialistes. Ce n'est pas la sociologie
qu'il choisit comme vecteur explicatif
pour sa théorie de la
révolte individuelle, ce sont les neurosciences
(comme l'Education nationale actuellement
qui mise sur les neurosciences pour tout
expliquer des échecs scolaires et pour augmenter
les performances d'apprentissage). Ainsi,
ce n'est pas le relationnel des hommes et
les conditions concrètes d'existence qu'il
privilégia, mais l'essence de la fable individuelle
libérale.
Les
prolongements actuels
Des pensées et des idéologies
demeurent à travers les siècles, se modifient,
s'adaptent à d'autres époques, mais leurs
fondements identitaires persistent.
La
part du colibri
J'ai déjà évoqué à la
page Ecologie
et capitalisme ou l'oxymore impossible
la philosophie spiritualiste
de se changer soi-même pour que le monde
change. Hors de la réflexion sur le système,
chacun est responsabilisé dans le désastre
du monde et est sommé de faire sa part (du
colibri). Est prônée la sobriété heureuse
loin des réalités socio-économiques inégalitaires
que des millions de gens subissent. Des
personnalités publiques, des blogueurs,
des youtubeurs s'enfoncent dans les explications,
les causes, les conséquences et les solutions
anthropocènes. Ils arpentent les médias
pour que les gens prennent conscience de
leur Faute originelle (parce qu'il y a du
spiritualisme et du péché originel dans
leurs discours) et qu'ils daignent enfin
opérer les petits gestes. Et s'ils
intègrent à leurs concepts les décideurs
politiques de ce monde, alors ils se mettent
à leur faire la morale, à leur dire ce que
supposément ces décideurs n'auraient pas
vu, sinon à les supplier de changer les
règles au sein du système. Ils militent
en réalité pour un capitalisme vert. Leurs
marches citoyennes, pacifistes, refusent
la conflictualité avec le pouvoir. Ce citoyennisme
et d'autres sujets d'actualité sont analysés
avec acuité dans le podcast de grande
qualité Floraisons.
Dans cette émission
particulièrement, arrêtez-vous surtout à
la 9e minute, à la 16e mn et à la 21e
mn.
De nombreux films insistent
sur la responsabilité individuelle face
au désastre: En quête de sens, Notre
Révolution intérieure, Demain,
etc. Je ne saurais pas mieux parler de ce
dernier film que l'auteur de cet
article et de celui-là
pour Après
Demain.
Peu de ces personnalités,
quel que soit le média utilisé, prennent
conscience du rôle du système capitaliste
invisibilisé dans leurs propos, ou
évoqué brièvement quand on les pousse dans
leurs retranchements. C'est assez rare pour
le signaler: quelques-uns comprennent subitement
en passant d'une responsabilisation morale
(ou plutôt moralisatrice) à une pensée politique:
Vincent Verzat dans sa vidéo "On
s'est planté", Anaëlle de
La
Révolution des tortues
et probablement quelques autres que
je n'ai pas relevés.
D'autres, en revanche,
avaient déjà saisi les failles du raisonnement
dicté par le libéralisme bien ancré dans
les esprits: la vidéo "Oubliez
les douches courtes" démontre
la responsabilité systémique capitalocène;
la journaliste Titiou
Lecoq insiste avec pertinence
sur l'idée que les gestes écologiques exigés
par l'injonction morale de notre époque
accentuent les inégalités au sein des couples
puisque la charge mentale de cette nouvelle
injonction, si nécessaire soit-elle si on
ne se contente pas du petit geste sans avoir
une vision politique plus large sur le système
économique en place, repose sur les femmes
à une large majorité.
Allez lire cet article sur l'injonction
aux comportements durables.
N'oublions pas la fin
de la fable: le colibri fait sa part individuelle,
mais la forêt brûle tout de même...puisque
le système reste inchangé.
Le
développement personnel
ou Happycratie
La surresponsabilisation des individus, héritée du libéralisme,
ramenée au niveau moral pour éviter les
questionnements politiques, trouve sa résurgence
dans le développement personnel. L'homme
rationnel et productif que nous sommes devient
une entreprise de lui-même. J'avais déjà
pointé cet
excellent article qui étudie
ce que sous-tend ce toxique développement
personnel ou cette
vidéo de la chaîne Contre-culture.
Vous êtes responsables de votre destin,
vous devez vous auto-réguler (voir cet
article intéressant sur le sujet).
Tous les domaines sont concernés: le chômeur
fautif, les "assistés" qui profiteraient des
largesses du système, les fraudeurs aux
aides sociales, etc. Même l'école a affaibli la perception des rapports de
classe en privatisant les biographies, en faisant de
chacun le responsable de sa destinée.
La vision libérale privatise
la souffrance sociale et c'est la sociologue
Eva Illouz qui en parle le mieux dans cette
courte vidéo de France culture
ou bien dans cette
vidéo plus longue (la psychologie
positive à partir de la 43e mn).
Le N°32
de la revue Socialter consacre
un dossier au culte du bonheur.
L'
archipélisation des luttes
Jean
Bruller-Vercors se dirigea donc dès le début
de sa carrière vers la fable libérale pour
expliquer l'Homme. Faut-il pour autant ne
pas entendre sa fable et celles, passées
et présentes, de beaucoup d'entre nous pour
qui les préceptes libéraux sont engrammés
dans les esprits? Non, et ce, pour plusieurs
raisons:
-
La compréhension de ces fables individuelles
explique ce qu'est le monde, permet de ce
fait d'infléchir les esprits vers d'autres
imaginaires. La gestion capitaliste des
humains est un obstacle
majeur pour imaginer un autre monde. Le capitalisme œuvre constamment pour supprimer
tout imaginaire autre que le sien. Il a
transfusé partout, mais ce n'est pas irréversible.
Le hors-série "Le Réveil des imaginaires"
de Socialter
s'interroge sur la possibilité
d'une construction d'autres imaginaires collectifs désirables,
loin de la fable libérale supposée - à tort
- sans alternative.
Dans
sa fable, Vercors choisit non la sociologie
mais les neurosciences, comme je l'ai dit
plus haut dans cette page. Nonobstant, notre
penseur était sensible aux inégalités sociales.
Il hérita de l'option socialiste de sa famille.
La première fois qu'il vota, ce fut pour
le Front populaire. Il mit en scène les
classes laborieuses, même a minima:
son roman Colères
est sa tentative la plus poussée sur ce
plan-là. Et il suggère explicitement à quel
point les conditions d'existence façonnent
les hommes. La philosophie de Vercors se
rapprocherait de l'essentialisme minimaliste:
sous un autre angle, cet
article
étudie les divers essentialismes. Ce qui
nous intéresse, c'est la définition
de l'essentialisme minimaliste: "celui-ci admet que l’environnement peut contribuer à “façonner”
les individus, mais considère toujours que ceux-ci acquièrent tôt ou
tard un “fond” immuable". Or, c'est exactement ce qu'écrivit Vercors
dans son roman Comme
un frère, et cela permet
d'introduire une dose de sociologie au sein
d'un système philosophique rigide. C'est
ce qui explique que la cause sociologique
resta toujours seconde pour Vercors, figé
qu'il était dans la philosophie essentialiste,
idéaliste et la fable libérale.
- Le décorticage de la
théorie de ceux qui veulent changer le monde
en exhortant les gens à se changer d'abord
pourrait se révéler fructueuse: il est susceptible
de nous faire prendre conscience de l'intrumentalisation
de cette surresponsabilité qui pèse sur
les individus: médias et monde politique
donnent complaisamment la parole à tous
ces colibris peu dangereux pour le système.
Ce décorticage permet aussi de comprendre
à quel point nombre de ces colibris conditionnés
par la vision libérale de la société sont
inconscients de leur faible conscience politique.
L'auteur de l'article La
zad et le colibri démontre les
failles de ce raisonnement placé sur le
plan moral, tout en espérant amener lesdits
colibris sur des voies plus politisés (le
site Terrestres donna un droit
de réponse à Cyril Dion).
Autant de colibris plus éveillés aux enjeux
politiques renforceraient les rangs des
combattants du capitalisme, se prend-on
à espérer. La jonction ne vient pourtant
pas.
Aussi
certains prônent-ils plutôt une archipélisation
des luttes, en particulier la femme politique
Corinne Morel-Darleux (voir son site Revoir
les lucioles).
Celle-ci emprunte le terme à l'écrivain
Edouard Glissant. Elle pense la convergence des luttes de tous ces îlots
de résistance au système par l'acceptation
de diverses tactiques, mais dans une stratégie
coordonnée et des buts communs. Cette écosocialiste
vient de signer cette
pétition qui allie les questions
sociales et écologiques.
En espérant que dans
l'avenir la fable qui fustige le capitalocène
devienne majoritaire par rapport à la fable
libérale anthropocène véhiculée par un nombre
impressionnant d'intellectuels du passé
comme du présent...parce que plus que jamais "La société ne peut pas continuer
comme elle est. Le capitalisme sauvage ne peut pas être
un futur" (Vercors, mars 1991).
[Cet
article appartient au cycle d'étude sur Vercors et le
capitalisme. Pour prendre connaissance de tous les articles
et de la logique du positionnement de celui-ci, cliquez
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Article
mis en ligne le 1er mars et le 1er avril 2020
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