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Ce que la littérature de Vercors veut dire de sa philosophie

ou comment être un homme de gauche avec une philosophie de droite?

 

Préambule

L'héritage judéo-chrétien versus L'Entraide, l'autre loi de la jungle

L'héritage libéral versus Le Démenti

L'héritage anthropocène versus l'héritage capitalocène

 

 

 

 

 

 

Préambule

La philosophie du dessinateur Jean Bruller dans l'entre-deux-guerres et ses oeuvres graphiques fonctionnent globalement en symbiose. S'il existe bien une évolution dans ses pensées, évolution que nous pouvons déceler dans ses dessins (Voir mon article dans la revue en ligne Strenae), il n'existe pas de distorsion  - consciente ou non - entre ses théories et son art. Sa philosophie est en effet ontologiquement pessimiste et ses dessins l'accompagnent (Voir ma page sur l'anthropologie brullerienne).

Ce que nous pouvons dire en revanche, c'est qu'une distorsion éclate déjà entre  sa vision anthropologique de l'Homme et du monde, et ses penchants politiques. Pour le dire autrement, Jean Bruller est un homme placé politiquement à gauche, mais marqué par une ontologie et une métaphysique propres à la droite. Des lignes de démarcations majeures existent entre les deux positions politiques:

- La gauche a le souci de l'égalité et de la justice sociales, quand la droite penche davantage vers la liberté (liberté en réalité de quelques-uns dans le système organisationnel mis en place). Jean Bruller hérita de ses parents ce souci de l'égalité entre les hommes.

- Selon la droite, ce qui est négatif en l'Homme est un produit biologique. Selon la gauche, ce qui est négatif en l'Homme est un produit de l'Histoire. Pour le dire de manière très globale: dans la vision de droite, l'Homme naît ainsi, dans la vision de gauche, l'Homme le devient (à cause de conditions et de structures sociales, dans une prise en compte de tous les aspects de  la vie quotidienne). On le comprend, le dessinateur Jean Bruller se classait dans la première catégorie. Comment dès lors put-il vivre avec cette contradiction entre sa philosophie ontologique qui brocarde l'Homme et ses prises de positions socialistes?

- La droite fonde ses discours sur la responsabilité de l'individu. Au-delà de toute prise en compte du contexte dans lequel l'homme est inséré bien malgré lui, il doit fournir des efforts, de la volonté, se prendre en charge pour mériter ou non sa place dans l'échelle sociale. La gauche perçoit tous les freins familiaux, sociaux, économiques, culturels, symboliques qui pèsent sur l'individu. Jean Bruller fit comprendre que les hommes sont l'origine de leurs maux, Vercors ajouta le concept d'une réforme intérieure pour s'améliorer et devenir plus humain.

 

On le voit, Jean Bruller mêla un concept de gauche à deux concepts de droite. Après guerre, même avec des modifications, sa philosophie demeura globalement identique. Vercors ne se limita pas aux constats cette fois-ci. Il ajouta une morale comme remède aux travers de l'Homme (Voir ma page sur l'anthropologie de l'écrivain). Il tenta ainsi de gauchir sa philosophie de droite afin de faire coïncider celle-ci avec son cheminement communiste. Dès lors, il oscilla entre ces deux options métaphysiques et ontologiques portées par la droite et par la gauche. Ce "pessimiste-optimiste" - comme il se désignait lui-même - garda la vision fixiste biologiste de l'Homme symbolisée par les passions néfastes, tout en prévoyant désormais l'émergence d'un positif dans cet Homme représenté par la raison. Raison qui, selon Vercors, arriva tardivement dans l'Histoire de l'évolution humaine.

Pourtant, à y regarder de plus près, sa philosophie resta rivée à droite, alors qu'il intervint jusqu'à la fin dans les cercles des gauches. C'est en effet encore et toujours au niveau individuel que la transformation positive peut advenir. Entre pulsions agressives et raison éminemment respectable, l'Homme doit choisir en conscience pour se changer lui-même; il doit se réformer, se restreindre, être répressif vis-à-vis de ses instincts (forcément mauvais). Il est le responsable de son cheminement. Et s'il ne parvient pas à forcer sa nature (négative) par la raison (positive), la société se chargera de cette répression. C'est le point de départ et l'arrivée de sa philosophie qui, de ce fait, se classe à droite. Puisqu'il ajouta toutefois un cadre social en fustigeant les inégalités de classes, en ayant une approche des répercussions des structures de la société, nous rapprocherons alors Vercors de la gauche chrétienne. Le catholicisme social, dans le sillage d'un Victor Hugo et d'une George Sand, affleure chez notre penseur.

Vercors voulut que ses fictions soient des mises en scènes imaginaires de ses concepts théoriques. Il réussit globalement à transposer sa philosophie de l'Homme sur la scène littéraire. Et c'est dans les interstices de sa littérature que Vercors trouva de véritables échappées à gauche. Sa littérature entre alors  en contradiction avec sa philosophie. Cette littérature regarde à gauche quand le pendant philosophique collecte les idées de droite. Mettre en parallèle des thèmes évoqués dans ses théories et dans ses fictions permet de faire émerger le double discours du penseur. Un double discours non conscientisé. C'est l'hypothèse que je pose et que je vous propose d'étudier en trois temps.

Avant cette analyse, il convient de rappeler en quelques mots qu'il existe également une distorsion entre sa philosophie et sa littérature, mais dans un processus inverse au sujet des femmes. Dans ses discours, Vercors défendit l'héritage égalitaire de la gauche, notamment l'égalité entre femmes et hommes. Il prit position pour le droit des femmes. Nonobstant, sa littérature peint son héritage patriarcal: les femmes se réduisent à la vierge, la maman et la putain. Cette littérature misogyne signe son tabou du corps sexué, sa peur des femmes qui endossent de ce fait la responsabilité de la sexualité qu'il jugeait coupable. J'ai déjà parlé de cette vision réactionnaire à cette page. Sa présentation des femmes dans sa philosophie et dans sa littérature offre donc un double discours inconscient.

 

L'héritage judéo-chrétien versus L'Entraide, l'autre loi de la jungle

Le cœur de la philosophie de Vercors décrit l'Homme comme mauvais (Voir ma page sur La Sédition humaine). Le penseur hérita de la vision judéo-chrétienne de l'humain marqué du sceau du péché originel. Lui qui se déclarait agnostique transforma cet anathème religieux en version supposée darwinienne pour lui apporter une caution scientifique. Or, ne retenir des recherches de Darwin que la loi du plus fort et le principe de compétition entre les hommes est erroné. Je l'ai déjà dit ailleurs, Vercors répéta l'interprétation de Herbert Spencer et oublia que Darwin analysa aussi la nature profondément altruiste des hommes. Compétition et coopération forment le portrait complet des humains. Vercors, lui, avec de trop nombreux intellectuels, se focalisa sur la part agressive et oublia singulièrement la part empathique des hommes.

Heureusement que sous son raisonnement fautif se niche une autre vision de l'homme... qu'il nia pourtant avec constance, ou qu'il reconnut pour mieux l'oublier. Ses concepts abstraits, déjà retravaillés par sa rencontre avec des intellectuels de gauche à partir de la fin des années 20,  se heurtèrent à l'Histoire en 1934. C'est pourquoi il publia en 1935 un Relevé trimestriel de La Danse des vivants intitulé "Rien n'est perdu". Il s'agit, comme je l'ai démontré à cette page, de dessins optimistes sur les hommes. L'argument qui accompagnait ses dessins prenait la même tournure, en dépit de la constance à peindre tous les travers des hommes. Jean Bruller en resta au début de sa conversion: ces hommes dans "Rien n'est perdu" agissent dans des actes individuels et non politisés. Toutefois, le dessinateur développait enfin une vision plus complète du réel.

Plus tard, Vercors inventa des tropis dans Les Animaux dénaturés. Alors que sa philosophie démontre la violence des hommes des origines, ce conte philosophique s'arrête sur ces êtres à la frontière floue de notre passé dans une vision rousseauiste. Ces tropis ressemblent à des bons sauvages. Quelle contradiction plus éclatante entre sa philosophie et sa littérature! Et personne ne le releva...Cette vision littéraire, tout aussi erronée, est sommaire et naïve. Ses théories sur l'Homme mauvais le sont tout autant. Vercors avait une perception double, il mettait en exergue sa philosophie pessimiste tout en étant souterrainement travaillé par une autre image de l'homme. Il scinda cette double vision. Cette dernière resta donc partielle, probablement à cause du conflit entre ces deux pensées.

Il est étonnant que ce double artiste n'ait retenu que la partie négative de l'Homme. Comment ses concepts ne prirent-ils pas leurs racines dans son expérience? Il vécut en effet la douceur familiale entre des parents aimants, la sécurité bienveillante de l'Ecole Alsacienne, la camaraderie avec ses pairs. Son père aidait financièrement la famille hongroise et des amis. Beaucoup siégeaient régulièrement à leur table. Comment put-il l'occulter dans l'élaboration de sa philosophie? On est toujours étonné(e) de ce détournement du réel au profit d'une construction théorique fausse, quand les preuves sont sous les yeux de ces intellectuels.

Rétrospectivement, le mémorialiste rappela le bonheur de l'entraide et de la solidarité pendant la Seconde Guerre mondiale:

"Les deuils, la misère, la colère, l'angoisse pour chacun et pour tous - et pourtant le bonheur. Ce cœur comblé au sein des larmes que l'on ressent dans les grandes catastrophes, quand n'y subsiste d'autre sentiment que l'entraide fraternelle, la solidarité, que l'amour d'un prochain éprouvé autant que soi. En temps normal l'intérêt, l'ambition commandent. Rien ne commande plus quand, clandestins, personne ne connaît personne, ne sait d'autrui qu'un nom de guerre et ne peut en attendre, et ne peut lui offrir, que sa foi et son dévouement. Avec au bout, sans doute, la torture. Et la mort. Alors apparaît à chacun qu'il n'est qu'un seul, qu'un authentique bonheur au monde: c'est de découvrir de la noblesse en ceux qu'on aime "  (Les Nouveaux Jours, pages 47-48)

Cette remarque est étrange: l'entraide n'apparaîtrait donc que dans les moments de catatastrophes, lorsque l'humanité est en péril? Or, de nombreuses expériences dans l'existence de Jean Bruller-Vercors prouvent qu'en temps de paix aussi l'altruisme et l'empathie fonctionnent.

 

L'héritage libéral versus Le Démenti

Par nature, l'homme est mauvais à cause de pulsions agressives et de passions néfastes. Tel est le point de départ de la théorie philosophique de Jean Bruller-Vercors. L'activation de la raison est, selon notre penseur, la clé pour annihiler cette face sombre. Par un tour de force rationnel interne, l'homme fait sédition avec sa nature mauvaise. La séparation dualiste nature/culture se profile, tout comme la séparation corps naturel siège d'émotions négatives/esprit culturel moteur de la raison positive.

Cette vision de l'homme rationnel responsable de ses actes en dehors de tout contexte rappelle singulièrement l'homo oeconomicus libéral. Vercors fit l'éloge de l'homme rationnel, solution à la solidarité entre humains. Or, dans sa fiction Le Démenti, Vercors montra l'exact inverse. La raison du héros l'enjoint à ne pas entrer en Résistance pendant la guerre, pendant que ses émotions le mènent à combattre au nom de l'amour des hommes et de ses idéaux humanistes. J'ai démontré cette distorsion à cette page. Comment put-il se détourner de la réalité de son propre vécu, réalité qu'il mit en scène dans toute sa vérité dans son récit autobiographique Le Démenti, au moment où il forgea sa philosophie? Les illusions et la force du conditionnement intellectuel sont puissants chez de nombreux intellectuels. De plus, le réel historique aurait dû le détourner de cette conclusion. Tout souligna que des êtres cultivés, bien nés, oeuvrèrent pour la destruction d'une partie de l'humanité, qu'ils déroulèrent un argumentaire rationnel sophistiqué en ce sens.

 

L'héritage anthropocène versus l'héritage capitalocène

L'homme ontologiquement mauvais doit choisir la culture et la raison. Il en va de sa responsabilité individuelle pleine et entière. Ainsi, la philosophie de Vercors ne propose aucune prise en compte des conditions socio-économiques, des conditions historiques, des cadres de nos existences quotidiennes.

Sa littérature, comme support de mise en pratique de ses théories, est obligée de fournir un cadre (classe sociale, profession, langage, période temporelle). Celui-ci n'amène pas à lier les hommes à leurs conditions historiques. Du moins la réflexion ne porte-t-elle pas sur ces relations. Ce cadre est ainsi secondaire, il est le passage obligé de la mise en œuvre du récit.

Trois romans échappent à cette règle: Colères, Quota ou les Pléthoriens, Comme un frère. Aussi s'ancrent-ils dans un positionnement de gauche. Ils refusent le monde anthropocène dans lequel tous les hommes sont perçus comme ontologiquement responsables, ils doivent donc se  réformer individuellement. Ces trois romans désignent le cadre historique comme explication causale des dérives des hommes. Ils indiquent le capitalocène comme aliénation et souffrances de ces hommes.

Que Vercors le dise clairement pour Colères ou qu'on le déduise pour les deux autres, ce sont les trois romans qui sont les moins bons littérairement parlant. Faut-il y voir une conséquence de sa confrontation avec le capitalocène qu'il maîtrisait mal, avec lequel il était mal à l'aise puisque trop habitué aux développements anthropocènes appris dès le plus jeune âge et consolidés par sa classe sociale, l'école, la philosophie majoritaire? Ces trois romans sont pourtant essentiels parce qu'au cœur de la problématique politique, réelle. Si le point de départ avait été capitalocène chez Vercors, il aurait pu bâtir son éthique à la Spinoza comme il le désirait. Or, il échoua dans l'aboutissement de son système, son point de départ étant trop anthropocène, donc trop détaché des conditions concrètes d'existence de tous les hommes.

Un élément positif: les dessins de Jean Bruller restèrent anthropocènes; sa littérature, si elle mit en scène les conclusions anthropocènes de ses concepts philosophiques, s'échappa souvent vers les contrées capitalocènes. Même, elle engloba totalement l'analyse capitalocène, donc fut réellement politique, et mit davantage de côté la philosophie anthropocène dans ces trois romans. Sa morale, ici, découla de ses pertinentes analyses politiques, avec un regard porté sur le réel. Des trois récits, Quota ou les Pléthoriens s'aventure le plus loin et avec le plus de pertinence dans les analyses d'un homme de gauche, peut-être aussi parce que ce récit fut écrit à quatre mains avec son ami Paul Silva-Coronel.

 

Article mis en ligne le 1er juillet 2019

 

 

 

 

 

 

 

 

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