La
Préhistoire et son imaginaire
Préambule
Les
sources littéraires de Vercors
Vercors
et Jules Verne: Le
Village aérien (1896),
source d'inspiration des Animaux
dénaturés
L'article
de Robert Baudry
Mes
analyses supplémentaires
Vercors
et Joseph Conrad: Au cœur des ténèbres
(1899), source d'inspiration des Animaux
dénaturés
Les
autres récits de Vercors: Sylva (1961),
Les Castors de l'Amadeus (1960) et
L'Etincelle (1986)
Quel
imaginaire collectif et individuel de la
Préhistoire dans les oeuvres de Vercors?
(Réflexion autour de l'ouvrage de Pascal
Semonsut)
Nature
et environnement
Image
des Préhistoriens
Image
des hommes préhistoriques
I
Préambule
Vercors
plongea avec passion dans la Préhistoire
à la recherche de nos origines. Il souhaitait
baser ses conceptions philosophiques sur
la science afin d'établir la spécificité
de l'homme par rapport à l'animal. Il partit
dans deux directions: les essais philosophiques,
la littérature.
Il
commença en 1949 par La
Sédition humaine,
base philosophique première qu'il continua
à développer et préciser dans sa correspondance
publiée avec un plus ou moins grand décalage,
Les
Chemins de l'Etre
(1965)
et Questions
sur la vie à Messieurs les biologistes
(1973),
dans sa correspondance restée privée, au
début de son essai Sens
et non-sens de l'Histoire
(1971),
ainsi que dans sa synthèse de 1975, Ce
que je crois.
Il
espérait diffuser sa pensée plus largement
par le biais littéraire. Les deux contes
philosophiques qui se fondent sur la Préhistoire
sont Les
Animaux dénaturés
(1952)
et Sylva
(1961).
Vercors récidiva en 1986, avec un court
récit préhistorique, L'Etincelle,
resté presque totalement confidentiel. Plus
à la marge peut-être, Les Castors
de l'Amadeus est un récit de 1960 republié
en 1972 dans Sept
Sentiers du désert.
Dans
cette page, je souhaiterais donc surtout
m'appesantir sur sa production littéraire
vectrice d'une image de la Préhistoire.
Je voudrais vous montrer autant les connaissances
constamment actualisées qui parcourent les
oeuvres de Vercors, que l'imaginaire qui
en découle. Un imaginaire personnel et collectif.
En effet, Vercors fut nourri des découvertes
scientifiques de son époque mais aussi des
récits autour de cette période de l'Histoire
des premiers hommes. Par-delà objectivité
et subjectivité, son/notre rapport à la
Préhistoire, son/notre rapport aux animaux
et à l'animalité sont influencés par sa/notre
perception du monde. On ne peut détacher
Vercors de son contexte. Son regard sur
la Préhistoire est façonné par divers médias,
parfois contradictoires: les revues scientifiques
aux données objectives et sérieuses; la
littérature avec les romans préhistoriques,
les romans de science-fiction qui mettent
en scène des créatures transitionnelles
entre l'humain et l'animal, les récits d'animaux
chargés d'une représentation symbolique
(et changeante au fil des siècles comme
le rappelle l'historien Michel Pastoureau);
la radio et la télévision; l'apprentissage
de cette période à l'école et par le biais
des manuels scolaires.
Pour ce dernier vecteur, il conviendrait
de faire des recherches sur la part consacrée
à la Préhistoire dans les écoles en France
au début du XXe siècle, sur les manuels
utilisés à l'Ecole Alsacienne.
La
littérature est un creuset formidable des
représentations mentales de nos origines.
Celle de Vercors n'y échappe pas et offre
une valeur heuristique. Par exemple, deux
représentations de l'homme des origines
s'affrontent souterrainement, en particulier
dans Les
Animaux dénaturés.
Souterrainement, parce qu'il me semble qu'elles
se font à l'insu de l'écrivain. Soucieux
de précisions scientifiques objectives,
Vercors prend un personnage porte-parole
donnant leçon à un néophyte. L'exposé
de ce personnage insiste ainsi sur le buissonnement
des espèces qui consacre le cousinage entre
les hommes et les singes, tandis qu'antérieurement
l'idée de l'homme descendant du singe de
façon linéaire prévalait. Or, la narration
contredit le discours de ce vulgarisateur,
puisqu'elle rétablit la marche linéaire
à l'humanité. Cette image tenace et ancrée
dans les consciences (dont celle de Vercors)
de la marche obligatoire de l'homme
vers le progrès travaille en profondeur
la donnée scientifique, la lamine involontairement.
Les tropis, "chaînon manquant"
intermédiaire entre le singe et l'homme,
permettent
de construire une histoire unifiée des espèces.
Cette focalisation sur les
interstices nous aide à percevoir notre
représentation mentale sur le sujet.
Un
exemple parmi d'autres dans la littérature
de Vercors et de son époque.
Pour découvrir l'histoire de l'image linéaire
du singe à l'homme, lisez cette
page très
intéressante.
II
Les sources littéraires de
Vercors
1) Vercors
et Jules Verne: Le
Village aérien (1896),
source d'inspiration des Animaux dénaturés
A
ma connaissance, pour citer les sources
dans lesquelles Vercors puisa pour
écrire ses Animaux
dénaturés
(1952),
l'écrivain ne se référa pas explicitement
au récit de Jules Verne, Le
Village aérien
(lien hypertexte pour lire le texte intégralement).
L'avait-il lu? Y pensa-t-il au moment de
l'écriture de son conte philosophique? Du
moins, au colloque de 1995, Vercors et
son oeuvre, Robert Baudry tint une communication
sur "De Verne à Vercors, le mythe du
chaînon manquant, ou du Village aérien
aux Animaux dénaturés".
Le rapprochement est judicieux, puisque
les deux récits nous lancent sur les traces
d'une espèce hybride vivante qui constituerait
le chaînon manquant entre l'homme et le
singe. Nous parlons désormais de dernier
ancêtre commun ( = DAC). Aussi faut-il contextualiser
le fameux "chaînon manquant" dans
l'état de la recherche scientifique tout
autant que dans l'imaginaire collectif.
De
plus, Verne et Vercors ont tous deux écrit
une fable darwinienne. La réception des
idées darwiniennes est perceptible chez
les deux auteurs. Le romancier et vulgarisateur Verne
se faisait l'écho des avancées scientifiques
de son époque, en particulier de la toute
jeune science qu'était la Préhistoire. Ainsi
dans Voyage au centre de la terre
(1864), le héros Lidenbrock et ses compagnons
d'aventures découvrent une plaine d'ossements
d'hommes anciens. Verne cautionne donc les
connaissances de son époque.
Allez lire l'étude précise "Jules
Verne préhistorien"
sur le site hominides.
L'article
de Robert Baudry
Le Village aérien
plonge ses héros au cœur de l'Afrique,
dans la forêt de l'Oubanghi. Après bien
des péripéties dignes du roman d'aventures,
les explorateurs arrivent dans le village
retiré des WaGdis, créatures hybrides entre
l'homme et le singe.
Dans
son article, Robert Baudry compare Les
animaux dénaturés au Village
aérien. Je laisserai tomber tout l'aspect
ésotérique de certains propos pour me concentrer
sur les éléments intéressants:
-
Les héros: aux cinq aventuriers
de Verne succèdent cinq autres personnages: quatre
savants (le vieux paléontologue célèbre
Cuthbert Greame et sa jeune femme Sybil
elle-même paléontogue; Kreps, le géologue
allemand; Pop, bénédictin anglais et scientifique)
et un néophyte en la matière, Douglas Templemore,
le journaliste. Le lecteur apprend que Douglas
connaît Greame par feu son père "le
sinologue Hermon Templemore".
-
L'occasion, c'est-à-dire le motif
de la quête: chez Verne, les trafiquants
partent à la recherche d'une récolte d'ivoire;
chez Vercors, les savants veulent étudier
une mandibule avec trois molaires, mi-homme,
mi-singe. Ces héros sont déviés de leur
chemin et rencontrent par hasard le fameux
"missing link".
-
L'itinéraire: le récit de Verne
fourmille de précisions géographiques de
l'Afrique, berceau de l'humanité à peine
exploré à l'époque. Les précisions géographiques
de la Nouvelle-Guinée dans le récit de Vercors sont
rares. Après l'arrivée à "Sougaraï",
lieu réel précis, les scientifiques se perdent
dans la forêt vierge. Ils avancent pendant
76 jours "à la boussole et à l'estime"
et se passent de l'usage du "sextant"
à cause d'une nature exubérante et inextricable.
Si Vercors situe son aventure en Nouvelle-Guinée,
c'est parce que les aborigènes restés à
l'écart de la civilisation permettent le
comparatisme ethnologique et que l'Asie
est l'endroit où les savants avaient
découvert les fossiles du Sinanthrope.
Sans
compter que l'illustre King Kong, vecteur
de multiples fantasmes, n'est pas loin...
J'ajouterai
ceci: Vercors parle de "Sinanthrope"
ou "homme de Pékin". Notre
monde le rattacha à l'Homo erectus. Les
fossiles du Sinanthrope avaient été découverts
entre 1918 et 1927, en Asie, laissant penser en
l'apparition de l'homme ancien dans cette
région. Avant une autre découverte plus
ancienne en 1963, on crut que ce Sinanthrope
était le représentant le plus vieux du genre
Homo en Chine. Pierre Teilhard de Chardin,
sur lequel Vercors s'appuya fortement pour
bâtir son propre scénario évolutif, démontra
que cet homme de Pékin était un Homo
faber, celui qui fabrique des outils.
Lisez cette
page
du site
Hominides pour davantage d'informations.
Vercors n'évoqua ni Homo
habilis, ni Homo
rudolfensis, ni Homo
ergaster, plus anciens sur l'échelle
de nos ancêtres. Et pour cause: ils furent
respectivement trouvés en 1961, 1972, et
1971. L'écrivain, connaisseur des dernières
découvertes de son époque, remonta à l'aube
de l'humanité telle qu'elle se dessinait
au fur et à mesure des découvertes paléontologiques.
Faisant état des commentaires scientifiques
de son temps, Vercors rappela les divers
fossiles trouvés, l'Australopithèque "(singe
du sud)" et l"homme de
Néanderthal" auréolé de la vision
péjorative du moment, comparé à l'Homo sapiens.
Il est une brute épaisse pendant que le
pithécanthrope d'Eugène Dubois est plus
singe qu'homme. "tropis" est donc un mot
significatif de ce mixte entre "anthropopithèque"
et "pithécanthrope".
J'ajoute encore que Vercors
cite le "fossile de Heidelberg",
dont on découvrit en 1907 la mandibule
près de Mauer, en Allemagne. Cet Homo ancien
est considéré comme un ancêtre de Néandertal.
Il évoque également le "fossile
de Grimaldi", type d'Homo sapiens
trouvé en 1901 et objet d'interprétations
controversées (Voir cet
article sur ce fossile et celui
de Piltdown, car Vercors fit référence
aux deux).
- La couleur locale:
abondance chez Verne, pénurie chez Vercors.
Dans le récit de l'auteur du XIXe siècle,
les héros ne parviennent au village
aérien qu'après de multiples péripéties.
La rencontre avec les WaGdis est tardive
et s'étale des chapitres 13 à 18. Lieux, faune
et flore sont largement présents. Le dépaysement
est intégral. Vercors, quant à lui, renonce
vite au récit d'aventures. Ce n'est pas
ce qui l'intéresse. Les tropis se heurtent
aux savants dès le début du récit, au chapitre
5. J'ajoute que les scientifiques, eux,
se confrontent au jet de pierres des tropis
au bout de 81 jours, lorsqu'ils arrivent
près de leur habitation. Lieux, faune et
flore sont souvent évacués de sa prose.
Dans son article, Baudry
dit que les héros de Vercors ne rencontrent
aucune tribu, contrairement à ceux de Verne.
C'est inexact dans le sens où les savants
connaissent les Papous. L'hostilité entre
Papous et Tropis est flagrante. Elle mène
les premiers à tuer et manger certains spécimen
tropis.
- Les indices: sur
leur chemin, les héros vivent un phénomène
insolite. Les explorateurs de Verne sont
alertés par le feu des WaGdis, les savants
de Vercors par des pierres taillées. Feu
et fabrication d'outils sont des symboles
du seuil de l'humanité.
Mes
analyses supplémentaires
Dans
son article, Robert Baudry n'a pas du tout
décrit les WaGdis et les tropis. C'est donc
ce que je vous propose comme étude complémentaire.
La
description des WaGdis par Verne est beaucoup
plus détaillée et précise que celle des
tropis par Vercors. Les similitudes entre
les deux abondent, dans l'aspect physique
de ces êtres intermédiaires et dans leur
comportement et leur pratique de vie. Verne
poussa plus loin l'entrée dans l'existence
des WaGdis et les plaça probablement plus
en avant dans l'échelle de l'humanité.
-
Aspect physique: les deux auteurs
les décrivent comme des singes, singes ayant
construit leurs habitations dans les arbres
pour le premier, singes troglodytes pour
le second. Tous se déplacent debouts, mais
utilisent leurs quatre membres quand ils
courent. Ils sont couverts de poils sur
le corps, presque pas sur le visage. Leur
pelage est "roussâtre"
pour les WaGdis, "court et velouté"
pour les Tropiettes. En effet, Vercors accentua
le dimorphisme sexuel entre mâles et femelles.
Il fit des femelles des êtres plus avancés
physiquement dans le degré d'humanité: "plus
fines", "bras moins longs",
"vraies hanches" et "poitrine
très féminine", ce qui leur confère
une "apparence gracieuse et délicate".
Verne procède aussi à une différence corporelle,
mais sans donner plus d'humanité à l'un
par rapport à l'autre. Toutefois, il remarqua
une coquetterie chez les femelles par l'usage
de fleurs dans les cheveux, de perles d'ivoire.
D'ailleurs, les WaGdis sont habillés d'un
pagne végétal, pendant que Vercors ne donne
aucune information à ce sujet. L'habit sera
de rigueur lorsque l'une des tropiettes
- Derry -
sera emmenée en Angleterre. Son corps sera
couvert d'une sorte de pagne, Derry commencera
à découvrir la coquetterie perceptible au
soin qu'elle mettra dans le choix des couleurs
de ses habits. Par contre, elle restera
insensible aux bijoux.
Le
visage des tropis est bien plus simien
que celui des WaGdis. Verne remarque une
barbe peu fournie pour les mâles, peu de
prognathisme, tandis que Vercors décrit un
visage "presque aussi écrasé que
celui des singes. Le front est bas et fuyant,
l'arcade sourcillère énorme, le nez quasi
absent, la bouche prognathe comme celle
des nègres, mais sans lèvres comme celle
des gorilles, avec des dents puissantes,
et des canines comme des crocs".
Les
écrivains insistent sur la différence de
degré entre ces anthropoïdes d'une espèce supérieure
et l'homme. Ils cherchent cette divergence
dans le cerveau. Ainsi les WaGdis n'ont
pas les "douze millions de cellules
et les quatre millions de fibres du cerveau
humain". Quant aux savants de Vercors,
ils ont disséqué des cadavres tropis. Ils
découvrent que leur cervelle "présente
la plupart des circonvolutions de notre cerveau.
Les sillons toutefois sont moins approfondis,
les frisures moins nettes". Cependant, ajoute la narration, ils sont
éducables, donc susceptibles de progrès
mentaux.
-
Comportement et forme de culture: chez
Vercors, les femelles sont plus douces,
les mâles ont une humeur plus instable qui
peut les entraîner à la violence. L'industriel
Vancruysen, prêt à les exploiter dans ses
usines, prévoit d'ailleurs de castrer des
mâles pour les rendre plus malléables, à
la manière des bêtes domestiques. Rien n'est
dit ainsi chez Verne, sauf que ceux qui
gardent le village et ceux qui partent pour
des razzias pendant 2 à 3 jours sont plus
violents et semblent être tous des mâles.
En revanche, au sein de la famille, mâles
et femelles sont attentifs et bienveillants
envers leurs progénitures, Verne insiste
beaucoup sur cet aspect, contrairement à
Vercors. Une progéniture
nombreuse dans les deux récits.
Ces
deux types de créature sont accueillants
pour les explorateurs. Ils les observent,
mais ne paraissent pas si surpris de voir
des êtres différents d'eux. Il faut dire
qu'ils côtoient des peuplades primitives.
De plus, le chef des WaGdis, saurons-nous
à la fin du récit, est un être humain arrivé
auparavant chez eux et pris pour une sorte
de divinité. Ils peuvent aussi se montrer hostiles,
ils ne sont pas exclusivement de bons sauvages,
la preuve tenant dans la guerre larvée entre
Papous et Tropis.
Ils
possèdent des caractéristiques qui les renvoient
davantage à l'humanité qu'à l'animalité:
WaGdis et Tropis font du feu. Les premiers
pour cuire la viande et l'utiliser à divers
usages domestiques, les seconds pour
fumer la viande. Ces carnivores ont des
préférences culinaires.
Ils taillent
la pierre, s'en servent comme armes et comme
usage domestique. Seulement, les WaGdis
sont techniquement plus avancés que les
tropis: ils utilisent des flèches pour chasser,
fabriquent des embarcations, là où les tropis
en restent à des fabrications plus sommaires.
Ils savent rire et communiquer par un langage
sommaire, mais réel. Les tropis, par ailleurs,
enterrent leurs défunts et ont une nécropole.
L'art est absent de leurs
préoccupations. Néanmoins, ils ont des signes
que l'on prête à l'humanité: pour Verne,
les WaGdis ont pout socle la famille, preuve
pour lui d'un degré d'humanité. Ils ont
de l'empathie pour les membres de leur famille
au-delà du seul instinct de préservation
de l'espèce. L'abstraction conceptuelle
est plus évoluée chez eux. De plus, ils
ont une moralité, savent distinguer le bien
et le mal, le tien et le mien. Ils ont une
religiosité comme le démontre le dernier
chapitre.
Vercors ne s'aventura
pas dans l'organisation sociale des tropis.
Le lecteur sait que ceux-ci n'ont pas de
chef (contrairement aux WaGdis), mais suivent
les plus sages. Ils forment une communauté
avec mise en commun des biens de manière
pacifique. Rien n'est développé de leur
moralité. Si l'on suit le système vercorien,
la morale anti-naturelle est une révolte.
Les tropis n'en sont pas encore là dans
le stade de leur évolution. D'ailleurs,
les tropis sont divisés en deux camps selon
leur comportement. Certains abdiquent leur
liberté et acceptent d'être parqués dans
des réserves à la manière d'animaux domestiques.
D'autres sont indépendants et ne se laissent
pas attendrir par le jambon proposé par
les scientifiques. Ceux-là développent
des liens d'égalité et de fraternité avec
l'équipe de savants, certainement pas des
liens de subordination. A la fin du récit,
ces deux types de comportement suggèreront
que les tropis sont sur la ligne de démarcation
entre animalité et humanité. Les uns ont
franchi le seuil, tandis que d'autres sont
encore en chemin. Le fait qu'une partie
a dépassé la limite permet de classer les
tropis dans l'espèce Homo. La transmission
intergénérationnelle et celle entre adultes,
décrites une fois par Vercors quand des
tropis apprennent à tailler la pierre avec
des marteaux apportés par les savants et
qu'ils se communiquent cette nouveauté,
anticipent le futur basculement de tous
dans l'humanité. C'est une question
de temps plus long pour certains.
Leur religiosité
est marquée par les "tabous"
ou les "gris-gris", marqueur d'une forme d'interrogation,
quelle qu'elle soit, donc d'une humanité. Les
tropis seront donc classés dans le genre humain
à la fin du récit grâce à ce distinguo,
car ils ont franchi le seuil...quoique d'une
très courte longueur. En effet, les
tropis fument la viande et la conservent
quelques jours avant de la déguster. Or,
ce n'est pas pour manger de la viande cuite.
Au contraire, malgré les efforts des savants,
les tropis préfèrent la viande crue. Fumer
la viande relève d'un esprit métaphysique,
d'une sorte d'hommage à un feu divinisé.
Les savants et le tribunal en veulent pour
preuve que les Papous se sont livrés au
cannibalisme sur les tropis en cachette,
parce qu'il les prennent pour des hommes
et savent qu'il y a un interdit à s'entre-dévorer.
Ces Papous auraient pu choisir la facilité
en s'attaquant aux tropis parqués dans la
réserve. Mais ceux-là ne sont pas perçus comme
des êtres ayant franchi la barrière de l'humanité.
Les Papous, au contraire, ont exclusivement
enlevé les autres types de tropis qu'ils
considèrent donc comme des hommes. Ils se
cachent pour s'adonner sur eux au cannibalisme,
car ils savent qu'ils enfreignent une règle
propre à l'humanité.
On le voit, Vercors et
Verne proposent avec les WaGdis et les Tropis
une fable qui se veut objectivement proche
des recherches contemporaines, par l'invention
de fossiles vivants intermédiaires entre
l'animal et l'homme. Ils s'interrogent tous
deux sur le caractère évolutif des espèces,
perçoivent dans ces créatures des temps
anciens des représentants de nos ancêtres
avec une part d'imaginaire là où les recherches
balbutiaient encore.
Vercors a pu être inspiré
par Le Village aérien précisément. Plus
largement, il baigna dans un imaginaire
sur nos origines que divers médias véhiculaient
et qu'il reprit, consciemment ou non.
2)
Vercors et Joseph Conrad: Au cœur des
ténèbres (1899), source d'inspiration
des Animaux dénaturés
Vercors
était un grand admirateur de l'écrivain
Joseph Conrad. Il ne cacha pas qu'il avait
été influencé par la technique narrative
de cet écrivain: il ne voulait pas ouvrir
la "calotte crânienne" de
ses personnages, il préférait dévoiler une
part de leur psychologie par leurs gestes
et mimiques et laisser une part de mystère
intrinsèque à l'homme, comme il l'avait
dessiné dans son 3e album, Un
Homme coupé en tranches.
Son
œuvre favorite était Lord Jim. La
thématique de la mer et du voyage, par exemple,
se retrouve dans maints ouvrages de Jean
Bruller comme de Vercors. Dans ses mémoires
des années 80, Les
Occasions perdues,
Vercors s'exprime ainsi au sujet des récits
de Conrad:
"[...]
la Flèche d'or, de Conrad, me plonge,
me roule comme tous ses romans dans un univers
d'une telle richesse de volonté, de sentiments,
de risques pris, évités et repris, de subtilité
dans le jugement, la peinture des passions,
de l'ambition - un univers si envoûtant
que je souhaiterais n'en jamais sortir".
Jamais
Vercors ne dit explicitement s'être inspiré
du roman Au cœur des ténèbres pour
ses Animaux
dénaturés.
Néanmoins,
l'histoire incite à voir dans ce récit une
source possible de réflexion autour de l'animalité
et de l'humanité. Comme pour le roman de
Jules Verne, Vercors ne développe pas les
aventures épiques de l'officier britannique Charles
Marlow au cœur de l'Afrique noire, à la
poursuite de Kurtz, collecteur d'ivoire.
Ce qui intéresse encore et toujours Vercors,
c'est l'avancée dans les tréfonds de l'Afrique,
loin de l'humanité, symbole de l'avancée
de l'homme au cœur de son animalité, au
centre de ce qu'il y a de plus primitif
en lui. Au cœur des ténèbres s'inspire
lui-même de L'Homme qui voulut être roi
(1888) de Rudyard Kipling, un auteur
dont Jean Bruller illustra Puck lutin
de la colline et Comédie en marge
du monde en 1930. De plus, juste avant
la guerre, Jean Bruller postfaça Le Second
livre de la jungle. Plus précisément,
il parla de Henri Deluermoz, l'illustrateur de
ce livre tiré à 250 exemplaires par l'éditeur
Henri Creuzevault avec lequel Jean
Bruller avait l'habitude de travailler.
3)
Les autres récits de Vercors: Sylva (1961),
Les Castors de l'Amadeus (1960) et
L'Etincelle (1986)
Dans
ma page consacrée au conte philosophique
Sylva
(1961), j'avais écrit que Vercors s'était
inspiré du récit Lady into fox (1924)
de David Garnett. D'ailleurs, dès l'incipit
de Sylva, il l'évoque explicitement,
puis reprend l'histoire en inversant le
processus: le personnage de Silvia devient
progressivement une renarde, pendant que
celui de Sylva se transforme en humaine.
Biologiquement femme, elle chemine peu
à peu dans son esprit sur la voie de l'humanisation.
Vercors
glissa une citation d'une œuvre de Rudyard
Kipling au début de la deuxième partie de
Sylva:
"Mais
cet homme-ci, c'est un anachronisme, car
il date d'avant l'âge de fer, et même l'âge
de pierre. Pensez-y, il est aux commencements
de l'histoire de l'homme...".
Vercors
reprit cette phrase du récit In the Ruck
(lire le texte
intégral).
Le
thème des Castors
de l'Amadeus
(1960) est-il une relecture de l'article
"Bête, animal, brute" que Diderot
rédigea pour l'Encyclopédie? Lisons
l'extrait:
"L'argument
qu'on tire de la perfection que [les bêtes]
mettent dans leurs ouvrages est fort; car
il semblerait, à juger de leurs premiers
pas, qu'elles devraient aller fort loin,
cependant toutes s'arrêtent au même point;
ce qui est presque le caractère machinal.
Mais celui qu'on tire de l'uniformité de
leurs productions ne me paraît pas tout
à fait aussi bien fondé. Les nids des hirondelles
et les habitations des castors ne se ressemblent
pas plus que les maisons des hommes. [...]
Si vous délogez des castors de l'endroit
où ils sont et qu'ils aillent s'établir
ailleurs, comme il n'est pas possible qu'ils
rencontrent le même terrain, il y aura nécessairement
variété dans les moyens dont ils useront,
et variété dans les habitations qu'ils se
construiront".
Dans
son court récit, Vercors le montre effectivement,
en comparant ces animaux à une peuplade
dite primitive. C'est pour mieux suggérer
à quel point la différence entre homme et
animal est délimitée par l'interrogation
de la tribu. Celle-ci adresse en effet
ses imprécations au ciel, pendant que les
castors, apparemment plus intelligents puisque
eux ont reconstruit leurs habitations
ailleurs, l'ont fait sans aucune forme de
questions.
L'Etincelle
rappelle les récits préhistoriques, en particulier
le plus célèbre, La Guerre du feu
(1911) de J-H Rosny aîné. Un préhominien,
parti sur les traces de sa proie qu'il s'apprête
à déguster, est attaqué par une bête féroce
attirée par cette aubaine. Gravement blessé,
il reprend connaissance et voit un de ses
congénères mourant, car massacré par un
tigre. Incapable
de faire le moindre mouvement, il sent dans
son esprit un sursaut bref, cette étincelle
d'interrogation et de révolte face à ce
sort cruel. Etincelle ressentie pour
la première fois par un individu de son
espèce, avant qu'elle ne s'éteigne aussi
rapidement qu'elle était apparue, quand
ce préhominien meurt.
III
Quel
imaginaire collectif et individuel de la
Préhistoire dans les oeuvres de Vercors?
Je
me servirai d'un excellent ouvrage, issu
d'une thèse, de Pascal Semonsut, Le Passé
du fantasme. La représentation de la Préhistoire
en France dans la seconde moitié du XXe
siècle.
Je vous invite à lire son ouvrage pour prolonger
ma page sur le sujet. Vous pouvez aussi lire ses articles
sur le site hominides.
Sur ce site, en bas de la page consacrée à Jules Verne
que j'ai citée plus haut, vous trouverez
la liste de ses textes. De plus, allez lire "A
l'aube des Dieux. La représentation de la
religion préhistorique dans l'enseignement
et la fiction du second XXe siècle français".
La
littérature de Vercors rejoint globalement
l'imaginaire collectif sur la Préhistoire.
1)
Nature et environnement
Dans
son analyse des récits préhistoriques, Pascal
Semonsut démontre que la nature, omniprésente,
n'est pas qu'un simple décor. Elle est actrice
à part entière, ne serait-ce qu'en présentant
aux hommes préhistoriques des éléments naturels
variés et exotiques plein de dangers.
Cette
nature est seulement un décor dans Les
Animaux dénaturés, Sylva et Les
Castors de l'Amadeus. Dans le premier
conte philosophique en effet, les scientifiques
se perdent dans la forêt dense, luxuriante,
mais rien d'autre n'est dit sur les conditions
de vie de cette communauté en quête de
découvertes paléontologiques, dans des conditions
plus spartiates qu'en Angleterre. Dans le
deuxième conte philosophique, la forêt n'est
également qu'un arrière-plan. Au début de
la diégèse, la renarde Sylva, poursuivie
dans la forêt, passe symboliquement la frontière
de l'humanité par un passage dans un buisson,
symbolique d'une nature domestiquée par la main de l'homme.
Ce buisson signe la frontière entre la
nature sauvage et la maison du narrateur.
Et à chaque fois qu'elle retourne dans
son lieu des origines jamais décrit,
c'est pour signifier son oscillation entre
animalité et processus d'hominisation en
cours.
C'est
dans L'Etincelle que la nature devient
un personnage à part entière. Le préhominien
se meut dans la "forêt primitive"
pleine de dangers pour cet être plus faible
que les autres. C'est moins dans la description
de cette nature que tient l'hostilité du
milieu que
dans celle des rapports entre cet hominien
et les animaux hostiles qui l'entourent
à chaque instant. Tandis que les scientifiques
des Animaux dénaturés sont dérangés
seulement par les piqûres des moustiques,
le préhominien (représentant du sort de
toute son espèce) se déplace au milieu d'une agitation
perpétuelle: "ce qui mouvait ce
fourmillement organique, courant, broutant,
cueillant, mangeant, digérant, s'accouplant,
c'était seulement ce moteur impalpable:
la sensation"; "sans cesse
grimpant, virevoltant et volant de branche
en branche [...] elle n'obéissait pas moins
aux pulsions mécaniques venues des profondeurs".
Parmi
tout ce mouvement perpétuel auquel l'hominien
participe, un animal presque mythique se
détache, le "redoutable tigre-dent-de-sabre
dont l'instinct de mort était si puissant
que, même rassasié, il continuait d'égorger
sans motif tout ce qui lui tombait sous
les griffes". Le protagoniste est
également sa proie vulnérable, ainsi que
le chef de son groupe. Leur lutte pour la
survie stoppera net à cause de cette
rencontre avec le tigre. Ce
tigre est un animal constant dans la prose
de Vercors. Cet animal représente dans l'imaginaire
de l'écrivain, la part originelle violente
de la nature et de notre nature. Ce tigre
est mentionné dans La
Puissance du jour
(1951), suite des Armes
de la nuit
(1946), et le titre de la réécriture
de ces deux récits est explicite: Le
Tigre d'Anvers.
Ce roman fut publié la même année que la
nouvelle L'Etincelle, en 1986.
2)
Image des Préhistoriens
Dans
l'imaginaire collectif, les scientifiques
sont des hommes. Vercors n'échappe pas à
cette règle. Le narrateur de Sylva, néophyte
dans l'approche paléo-anthropologique de
son ancienne renarde devenue femme, réclame
les conseils avisés d'un médecin (le père
de Dorothy). Le journaliste Douglas Templemore
part en expédition avec le vieux Greame,
paléontologue notoire, et les personnages
masculins de Kreps et Pop.
Toutefois,
dans Les Animaux dénaturés, Douglas
reçoit des leçons de préhistoire de la part
d'une paléontologue, Sybil. Il y a un renversement
des rôles entre le masculin et le féminin,
puisque c'est elle qui détient le savoir.
Elle joue donc un rôle important en tant
que scientifique. Sa présence est prépondérante,
si on la compare au vieux Greame dont les
apparitions sont plus ponctuelles. Seulement, des éléments
amoindrissent le personnage de Sybil, voire la décrédibilisent
par des détails. D'abord, elle est décrite
comme la jeune femme d'un vieux savant célèbre,
Greame. Inconsciemment, le lecteur intègre
l'idée qu'elle a moins de connaissances
que son mari, ne serait-ce que par son inexpérience
forcément plus grande que celle de Greame
vu son âge. Ensuite, on saisit qu'elle a
tout appris d'un époux qui a été un
Pygmalion dans les connaissances paléontologiques.
De plus, elle est certes une savante reconnue
(quoique moins que son mari), mais elle est renvoyée
à son aspect de séductrice. N'oublions pas
qu'elle déclenche une aventure amoureuse
avec Douglas. Les autres scientifiques sont
perçus uniquement comme tels, ils se consacrent
exclusivement à cette science qui est leur
maîtresse. Le vieux Greame est marié à Sybil,
mais aucune scène amoureuse entre les époux
n'a lieu. Enfin, elle est infantilisée par
un détail en début de récit. Elle a la rougeole,
une maladie, insiste-t-on, propre aux enfants.
Ce sont des détails, certes, mais cumulés
avec la place des femmes dans la société
et avec leur mise en scène inégalitaire dans toute la littérature
de Vercors, ils permettent de déceler un
traitement asymétrique des scientifiques
selon leurs sexes.
De
façon identique, Dorothy, la fille du médecin
à qui le narrateur demande conseil au sujet
de Sylva, participe aux discussions dans
une moindre mesure. C'est surtout la jalousie
larvée entre les deux femmes qui semble
dominer. Au fur et à mesure du récit, cette
fille de scientifique s'enfonce dans
le mutisme et la drogue. Comment dès lors
avoir une conversation sérieuse avec cette
femme qui plonge dans la déchéance?
Dans
les romans à base scientifique, l'histoire
et les méthodes des préhistoriens sont peu
mises en scène. Dans Les Animaux dénaturés,
les autres scientifiques laissent à Kreps
8 jours pour fouiller dans la zone des tropis.
Rien n'est décrit de ses activités, les
autres le laissent vaquer à ses recherches.
La
Préhistoire, cette science des os et de
la pierre, c'est l'art de la fouille, une
activité ingrate comme le rappellent les scientifiques
à Douglas, comme pour le dissuader de les
accompagner en Nouvelle-Guinée. Dans son
ouvrage, Pascal Semonsut donne l'exemple
suivant des Animaux dénaturés:
"On
voit bien que vous n'avez jamais assisté
à ce genre de fouilles. Ce n'est pas spectaculaire,
mon vieux, je vous assure. On remue des
tonnes de terre. Au bout de six semaines,
ou de six mois, on trouve dans les cailloux
ou les coquillages un morceau d'os fossilisé,
ou une dent [...] Si dans les mois qui suivent
on a la chance encore de trouver un morceau
de crâne, ou de fémur, on est bien content.
Parce que la plupart du temps, on ne trouve
plus rien".
Les
découvertes sont sujettes à des polémiques.
Elles sont partielles, et elles sont délicates,
car elles approchent nos origines. Lors
des premières leçons dispensées par Sybil
à Douglas, cette paléonotologue fait part
des divergences d'interprétations entre
scientifiques. Et le procès contre Douglas,
meurtrier de la créature qu'il a conçue
avec une tropiette par insémination artificielle,
rend visible
ces querelles entre spécialistes.
3)
Image des hommes préhistoriques
Les
hommes préhistoriques ont une ascendance
simienne. La littérature de Vercors prend
cette voie. Ainsi les tropis sont mi-singes,
mi-hommes. Ils sont physiquement encore
couverts de poils, symbole de notre animalité
anciennement plus marquée, sont encore soumis
à un fort instinct, tout en ayant une forme
de langage (que Vercors n'invente pas, le
dialogue entre tropis et le scientifique
Kreps étant constamment indirect) et
un esprit religieux (ils enterrent leurs
défunts et ont un usage symbolique du feu).
Si dans Les Animaux dénaturés on
n'assiste pas à la conquête du feu par les
tropis (les scientifiques arrivent trop
tard dans le stade évolutif de ce chaînon
manquant), en revanche dans Pourquoi
j'ai mangé mon père de Roy Lewis que
Vercors traduisit dès les années 60 on regarde
cette épopée fascinante. Ce feu est prométhéen,
il représente l'interface visible de
l'esprit. Le biologiste Ernest Kahane écrivit
à son ami Vercors qu'à bien des égards on
pouvait faire un parallèle entre ses oeuvres
et la Psychanalyse du feu de Bachelard.
Les tropis ont une forme de pensée imprégnée
de transcendance, puisqu'ils font usage
du feu selon des règles d'une religiosité
primitive. Ce feu symbolise la pensée des
tropis, tout comme il avait symbolisé celle
des personnages du
Silence de
la mer
installés chaque soir devant le feu
de la cheminée. Cet esprit arraché de haute
lutte par notre ancêtre est, des siècles
plus tard, menacé de destruction par le
nazisme, cette nouvelle nuit des temps.
La
littérature vercorienne ne déroge pas à
cette représentation mentale collective
de l'hominisation: une montée ascendante
et continue vers le progrès dont l'homme
actuel est le triomphe absolu. Le personnage
de Sylva n'a pas d'ascendance simienne dans
la mesure où Vercors reprit l'anecdote de
Lady into fox de Garnett. Néanmoins,
c'est un autre personnage qui assure le
relais. Jérémy est un homme habitant dans
la forêt, il est comparé à un singe. Il
est perçu comme assez primaire, en contrepoint
du narrateur aux bonnes manières. Sylva,
encore très animale dans son corps de femme, rejoint
Jérémy pour des raisons d'ordre sexuel.
Les récits de Vercors sont jalonnés de personnages
qui représentent symboliquement différents
stades de l'homme dans la marche à l'humanité.
Ces
ancêtres vivent en petites communautés:
communauté pacifique et égalitaire
pour les tropis, communauté plus hiérarchisée
pour les protagonistes de L'Etincelle.
En effet, quand le héros attaqué par le
tigre reprend connaissance, il distingue
"le mâle dominant de sa harde"
qui l'anime d'une "onde de crainte
et d'adoration". Ce chef regarde
la proie que le héros a tuée précédemment
lors de la chasse (un topos des récits préhistoriques).
Il semble vouloir la lui dérober. Des
règles régissent leur groupe, car le héros
éprouve le "sentiment de son droit
de possession prioritaire sur ce qui subsistait
de sa proie, droit que, dominant ou non,
l'autre devait respecter". Aussi
une rivalité s'instaure-t-elle un instant
entre ces deux mâles avant que le tigre
ne règle le problème en massacrant ce deuxième
hominien. Cette brève mention suggère donc
que le conflit est inhérent aux hominiens.
Non seulement ceux-ci doivent lutter contre
les autres animaux dangereux en cette époque
où la mort et le meurtre prédominent, mais
ils doivent encore se méfier les uns des
autres au sein de leur propre espèce. Nous
sommes au cœur de l'inconscient collectif
en ce qui concerne notre vision de la nature
humaine. Homo est homini lupus. Dans
son ouvrage, Pascal Semonsut explique finement
que la guerre néolithique, scientifiquement
prouvée, s'efface dans notre imaginaire
au profit de la guerre préhistorique. Elle
est vue comme consubstantielle à nos origines
animales. Cette vision pessimiste de l'homme,
qui parcourt majoritairement les mentalités,
forme le noyau conceptuel du système de
Vercors. J'ai déjà insisté dans
cette page et
dans celle-ci
sur la lecture erronée (car spencériste)
de Darwin par Vercors et ses contemporains.
Le regard porté sur les découvertes scientifiques
est biaisé par des préjugés mentaux
plus prégnants sur l'agressivité sauvage
du monde des origines. Pascal Semonsut me
rejoint sur ce point fondamental quand il
s'interroge avec pertinence sur cette représentation peu
nuancée qui crée un filtre entre nous
et le réel, qui érige une barrière peu propice
à la véritable connaissance du réel:
"Il
est étonnant, et peut-être même inquiétant,
de constater que, pour les auteurs de manuels
scolaires comme de romans, l'ordre qui règne
déjà aux temps premiers ne constitue pas
un antidote à la violence originelle"
(Le Passé
du fantasme. La représentation de la Préhistoire
en France dans la seconde moitié du XXe
siècle, p. 249).
C'est
le point aveugle du système vercorien,
je l'ai déjà signifié à maintes reprises
dans ce site. Il limite l'élaboration de
son système personnel dans le scénario évolutif
de l'homme, parce qu'il n'a pas interrogé
cet imaginaire collectif qui fausse le réel.
Dans
la vie communautaire des tropis des Animaux
dénaturés et des hominiens de L'Etincelle,
les rapports hommes-femmes relèvent également
d'une vision fantasmée. La construction
sociale du féminin et du masculin de notre
société se superpose sur la fable de nos
ancêtres. Le mâle part à la chasse, il est
conquérant, s'érige comme défenseur de son
groupe, tandis que la femelle, de nature
plus douce, est protégée par la horde et
reste au foyer. C'est un vieux tropi mâle
muni de son coup-de-poing qui vient rendre
visite aux scientifiques la première fois,
ce sont des mâles qui se lient d'amitié
avec le clan des paléontologues et vaquent
d'égal à égal à des occupations communes.
Et c'est la paléontologue Sybil que l'on
doit rapidement éloigner du camp à cause
du désir que manifestent les tropis à son
égard. Dans L'Etincelle, c'est le
héros mâle affamé que l'on suit dans la
traque de sa proie. Mortellement blessé,
il entrevoit dans un flash mental la douceur
du foyer où sont restées "ses
femelles". La représentation collective
peint les hommes des origines comme polygames,
Vercors ne fait pas exception avec tous
ses récits. Ce détail semble montrer une
double aspiration contradictoire: d'un côté,
la marche à l'élévation vers l'humanité
nous a fait passer de la polygamie à la
monogamie. J'ai montré que c'est un des
multiples indices qui circule
dans la prose vercorienne comme marqueur
d'une séparation entre nature et culture.
D'un autre côté, cette polygamie des origines,
du moins supposée, fonctionne comme une
donnée fantasmatique, une licence innocemment
permise avant la censure civilisationnelle.
J'avais démontré dans
cette page
que dans le scénario de Vercors, calque
de nombreux autres, filtre une vision
judéo-chrétienne omniprésente. Les récits
préhistoriques de Vercors, ses romans à
base scientifique sont, eux aussi, bel et
bien vecteurs du Passé du fantasme analysé
par Pascal Semonsut.
Article
mis en ligne le 18 février 2014.
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