Ecologie
et capitalisme
ou
l'oxymore impossible
Vercors et l'écologie
Un sujet secondaire
Entre écologisme...
... et écologie
politique
Ecologisme
ou écologie politique?
Tout
était bien dans le meilleur des mondes possibles:
écologisme conservateur, écologisme réactionnaire
Je
cuisine comme un chef (1976):
manger, c'est voter?
Sciences
et techniques
Nature
absolue versus nature politisée
Une
Nature divinisée
La
sobriété malheureuse
Changement
individuel de l'homme versus
changement collectif social: quel paradigme?
La
libération de l'homme par un effort individuel
Bâtir
la société du temps libéré
Vercors et l'écologie
On
analyse de façon contradictoire le réchauffement climatique,
on parle pêle-mêle de destruction accélérée de la nature
et de certaines espèces animales, de déséquilibres des
éco-systèmes, de mouvements de population liés à l'urgence
environnementale facteurs de tensions (Voir cet
article notamment),
de malbouffe, de l'agro-industrie, de l'agriculture
raisonnée et de l'agriculture bio, de relocalisation,
etc. Vercors fut-il sensible à l'écologie? Le
soubassement philosophique de son système le porta-t-il
vers l'écologisme ou l'écologie politique? C'est à ces
questions que mon nouvel article tente de répondre.
Un sujet secondaire
Disons-le
d'emblée: la question de l'écologie est
très secondaire dans le système philosophique
de Jean Bruller et de Vercors. C'est un
enjeu tellement minoritaire qu'il faut avoir
lu intégralement ses oeuvres pour déceler
son avis. Un avis morcelé, parcellaire,
ponctuel, partiel.
Pourquoi
ce désintérêt apparent pour l'écologie?
Nous pouvons avancer deux motifs principaux:
-
Le souci de l'écologie est somme toute récent.
Il est perçu désormais comme une urgence
absolue, une urgence vitale dans un monde
néo-libéral triomphant totalement dérégulé. Il
est repris en boucle dans les médias. Il
cristallise l'attention d'esprits sincèrement
inquiets de l'accélération de la destruction
de la nature et de ses espèces, qui souhaitent
un réel changement et/ou agissent pour celui-ci,
mais qui ne se rendent pas toujours bien
compte qu'ils sont susceptibles de cheminer vers des
solutions aveugles, voire dangereuses, des
solutions qui ne prennent pas en compte
les conditions concrètes, si ce n'est matérialistes,
du moins matérielles. Ce souci de l'écologie
cristallise également l'attention d'une
petite caste politique et financière prompte à
prononcer de grands discours officiels pour
la sauvegarde de cette nature quand leurs
décisions politiques prennent l'exact contrepied.
Le but de cette caste est de maintenir sa
domination, de faire perdurer le système
néo-libéral en place, voire de profiter
de cette aubaine pour financiariser la nature,
récupérer les problématiques écologiques
pour façonner les esprits et faire rebondir
un capitalisme effréné en phase d'essoufflement.
Dans
sa longue traversée du XXe siècle, Jean
Bruller-Vercors n'eut pas à se préoccuper
de l'écologie, du moins jusqu'aux années
70, années au cours desquelles des intellectuels
se firent davantage remarquer par leurs
prises de position sur une question
devenue prioritaire pour eux. Celle-ci ne
le fut toujours pas pour Vercors à cause,
me semble-t-il, du second motif. Un motif
relevant de sa complexion personnelle.
-
Vercors fut en effet obnubilé par d'autres
centres d'intérêt qui lui paraissaient plus
importants. J'en ai déjà parlé sur ce site:
l'enjeu de la nature humaine (relisez cette
page), la spécificité
de l'homme dans le monde naturel (son interrogation
et sa rébellion à relire ici) comme barrière contre toute
hiérarchisation raciale. Il partit d'une
réflexion matérialiste pertinente des origines,
puis se trompa en ayant une lecture
spencériste de l'oeuvre darwinienne (Voir
cette
page),
et, en séparant résolument nature et culture, il
retourna à son point d'ancrage idéaliste
qui façonna sa pensée dès son plus jeune
âge.
Si
la nature est visible dans ses dessins et
dans ses récits, elle n'est qu'un simple décor,
qui plus est symbolique. Prenons un exemple
frappant: dans son conte philosophique Sylva,
Vercors sépare nettement la forêt, symbole
de nos origines (d'où le nom symbolique
de l'héroïne issu de silvia = la forêt),
et la maison du narrateur-personnage et
la ville. La haie est une barrière naturelle
qui montre la frontière philosophique tracée
par Vercors entre nature et culture. Le
trou dans la haie par lequel la renarde
passe révèle le saut évolutif de l'animalisation
à l'hominisation. Reste l'évolution vers
l'humanisation vers laquelle le narrateur-personnage
conduira progressivement cette renarde
transformée en femme.
De
même, dessins et descriptions de la nature
chez Jean Bruller-Vercors forment des stéréotypes
conventionnels: la nature est signe de liberté,
d'insouciance, de tranquillité, de vagabondage,
etc. Rien de bien novateur. Ce n'est pas
à proprement parler une réflexion sur l'écologie.
Vecors est donc passé à côté d'une question
cruciale qui aurait pu être l'une des solutions
pour faire basculer son système entier vers
une cohérence rigoureuse et absolue.
Pourtant,
Vercors évoque, même ponctuellement, l'écologie.
Aussi convient-il, de façon directe d'abord,
de rassembler les quelques pièces parsemées
d'un puzzle inachevé sur ce sujet. De
façon indirecte ensuite, nous nous demanderons
si sa pensée penche ou non vers l'écologisme.
En effet, les problématiques qui taraudent
Vercors rejoignent celles des écologistes.
La manière de poser certaines thèses mettent
en lumière l'inflexion vers l'écologisme
ou bien vers l'écologie politique. Par ce
biais, cela permet d'esquisser un puzzle
plus complet et de montrer que Vercors oscilla
entre les deux directions.
Entre écologisme...
Ce
n'est qu'à la fin de sa vie que Vercors
se rendit audible sur la question écologique,
dans son entretien filmé en 1989 avec le
journaliste Gilles Plazy. Cet entretien
parut ensuite dans le recueil A
dire vrai
qui a l'avantage
de synthétiser toute la pensée de l'artiste
et de l'écrivain:
"Ce
n'est pas la planète que les trous dans
l'ozone ou l'effet de serre mettent en danger,
elle s'en moque, c'est nous avec notre environnement.
Ce sera désormais un combat entre nous et
nous, entre les hommes avisés et les lourdeurs
paralysantes de l'industrie et de l'économie;
et les habitudes prises actuellement intouchables:
automobilistes fous de voitures et prenant
seuls la leur sans passager; chasseurs tout
aussi fous transgressant les lois, tirant
sur tout ce qui bouge et faisant disparaître
les espèces menacées. La lutte sera sévère,
et longue, et incertaine".
Cette
réponse est bien décevante par son caractère
très conventionnel. Ce laïus se présente
sous la forme de la déploration, sans commentaire
analytique des raisons de ce constat et
sans apport de solutions concrètes. Même,
c'est un laïus culpabilisant pour l'être
humain en général, sans historicisation
et sans prise en compte de la vie concrète.
Prenons
un exemple: la voiture, son utilisation
et la pollution intolérable qu'elle génère.
Ce propos généralisant oublie de nombreuses
zones d'un questionnement plus pertinent.
Tel que l'énoncé est rapporté, la culpabilité
pèse sur l'ensemble de la population censée
être égoïste car inconsciente d'utiliser
un moyen de locomotion polluant. Or, c'est
faire l'impasse sur les raisons de l'utilisation
croissante de l'automobile. A savoir un
emploi éloigné du domicile; et/ou un
décentrement pour vivre dans les périphéries
à cause de prix des logements réservés à une
minorité; des magasins excentrés qui obligent
à être véhiculés; un réseau de transports
en commun défaillant dans son offre et disparaissant
progressivement; une absence de mise sur
le marché de voitures non polluantes afin
de préserver un marché mondial sur le mode
du capitalisme, etc.
En
évoquant la voiture et la pollution sans
remise en contexte, Vercors s'embourba dans les ornières de l'écologisme
moralisateur. Il n'évita pas l'écueil d'un
argument placé hors du réel. Généralisé,
cet argument sous-entend que la population,
inconsciente des enjeux environnementaux,
sur-utilise la voiture pour son unique loisir
égoïste. Or, Vercors oublia singulièrement
sa joie des années 30 d'acquérir une vieille
Ford avec laquelle il fit de nombreux voyages
et partit en vacances dans des circonstances
mémorables, sa voiture tirant son bateau:
"La
vieille Ford avait parfois des retards à
l'allumage qui produisaient, par salves,
détonations à l'échappement et hoquets aux
ressorts [...]. par dessus une masse roulante
haute et noire un long mât garni de poulies,
de cordages [...]" (Les
Occasions perdues).
Dans les années 30, qui
pouvait se permettre un tel achat? Qu'il
y ait eu multiplication des automobilistes
depuis prouve que cet objet s'est démocratisé.
Faut-il alors que Vercors, homme de gauche
qui prône l'égalité, le déplore? Evidemment
l'humaniste Vercors n'a pas cette idée-là
en tête quand il prononce une telle phrase.
Ceci dit, il ne réfléchit pas assez à l'aune
du réel. Il s'enlise dans des impensés aux
conclusions dangereuses. L'écologisme permet
involontairement de donner des armes au
capitalisme débridé. De tels propos remettent
en cause l'homme - le Grand Coupable! -,
mais épargne un système dans lequel les
humains sont majoritairement prisonniers
et aliénés afin tout simplement de survivre.
... et écologie
politique
C'est paradoxalement
dans deux fictions autour des années 70
que Vercors atteignit judicieusement le
cœur de l'écologie politique: Quota
ou les Pléthoriens
(1966)
et Comme
un frère
(1973).
Dans
ces deux récits dont il faudrait relire
mes analyses, l'écrivain se fait penseur
avisé. Il démontre à quel point écologie
et capitalisme sont antinomiques. Le capitalisme
effréné sait créer de la demande inutile,
il oriente les désirs, façonne les esprits
et détruit tout sur son passage.
Dans
Quota
ou les Pléthoriens,
la société marchande accélère la vente de
voitures. Afin de réguler le marché, les
anciennes voitures, encore en bon état,
sont obligatoirement mises à la casse pour
stimuler la production d'automobiles. S'ouvrent
alors à ciel ouvert de vastes espaces
pour entreposer les carcasses anciennes.
Le recyclage n'est pas une priorité de ce
monde capitaliste. La mesure qui consisterait
à stopper ce système de ventes absurde contrevient
à l'essence même du capitalisme.
Dans
Comme
un frère,
les plus aisés possèdent à la fois le cœur
de Paris et les villas dans une superbe
nature, quand les plus démunis doivent
se contenter d'un terrain vague, d'une banlieue
déshumanisée, et craindre à tout moment
les expulsions. La grande bourgeoisie
se livre à une véritable bataille
rangée pour grignoter progressivement sur
les espaces des autres, et se les approprier.
Toute la narration de la lutte désespérée
de la petite troupe théâtrale emmenée par
Louis pour obtenir un autre local, mais
également le "Jardin des Arts"
qu'occupe le personnage de Casthel censé
aider Louis dans sa démarche prouvent que
les hautes fortunes menacent les espaces,
les déséquilibrent à leur profit:
"[...]
lieux délicieux, dans ces jardins vieillots
et attendrissants [...], d'étroits jardins
tout en longueur flanqués d'ateliers d'artistes
[...]. Des arbustes, des jets d'eau, de
vieilles statues moussues, et des fleurs
en vrac [...], maintes plantes vivaces venues
à la va-comme-je-te-pousse dans un désordre
plein du charme cocasse de l'imprévu [...]
[...]
Vous ne voulez pas dire [...] qu'on veut
raser ce paradis pour y construire une de
ces cages à poules [...]. On ne peut pas
quand même [...] détruire cette verdure,
ce dernier oasis!
-
Il se gêneraient [...]. Ca représente des
milliards [...].
-
[...] s'ils continuent ils vont faire de
Paris un Chicago sinistre!
-
Après eux le déluge, dit le garçon. Nous
vivons tout au bout d'un système - d'une
"civilisation" qui explose en
pleine absurdité, en connerie monumentale
[...]".
C'est
donc bien ce système capitaliste qui détruit
la nature et l'humain. Vercors historicise
le propos, ouvre les yeux sur le réel, et
s'éloigne d'une globalisation idéaliste
sur l'homme en dehors de tout contexte.
Hélas, cet argument est pontuel sous la
plume de l'écrivain, qui plus est dans des
récits confidentiels, là où l'entretien
avec Gilles Plazy (A
dire vrai) atteint
un plus large public. Et cet argument est
toujours partiellement détruit par l'abstrait
idéaliste auquel Vercors revint avec
constance, façonné qu'il fut par cette philosophie
majoritaire. Sa formation politique est
tardive, elle le travaille de l'extérieur,
comme si cela lui était étranger, alors
que son intériorité a été façonnée depuis
son enfance par une philosophie généraliste
sur l'Homme détachée du réel. C'est pourquoi
Vercors oscilla entre écologisme et écologie
politique, au même titre qu'il oscilla entre
matérialisme et idéalisme.
Ecologie politique
ou écologisme?
L'intérêt
est maintenant de nous demander dans quelle
proportion Vercors oscilla entre écologie
politique et écologisme. Certes, sa pensée
n'est rien moins que développée sur le sujet.
Il n'empêche que ses problématiques rejoignent
celles des écologistes et permettent ainsi
de connaître la sensibilité de l'écrivain
entre ces deux mouvements.
Quelles
problématiques donc? Celles portant sur
la nature de l'homme, sur la nature/Nature,
sur les sciences et les techniques, sur
le type de changement ( = d'interrogation
et de révolte) de l'homme.
1)
Tout était bien
dans le meilleur des mondes possibles: écologisme
conservateur, écologisme réactionnaire
Je
cuisine comme un chef (1976):
manger, c'est voter?
Si Vercors ne s'intéressa
pas spécialement au monde agricole dans ses
écrits, en revanche il fut un passionné
d'art culinaire. C'est pourquoi, de-ci de-là,
il livra quelques points d'une position écologique,
sans les développer pourtant.
Tous les amis de Vercors
s'accordèrent pour dire que celui-ci était
un hôte parfait. Jacqueline Duhême, l'illustratrice
de son livre pour la jeunesse Camille
ou l'enfant double, le présenta
ainsi:
"Il
ne sortait guère et aimait à cuisiner pour
ses amis. Nous partagions d'ailleurs ce
goût pour la cuisine. Fin gourmet et bon
cuisinier, il cuisinait le poisson comme
personne!" (A popos de Patapoufs
et Filifers, catalogue d'exposition,
p. 13).
Vercors
fut à tel point un passionné de cuisine
qu'il publia un livre de recettes en 1976,
Je cuisine comme un chef, en
avertissant son lecteur:
"Le vrai
art culinaire, ce n'est pas d'additionner
langoustes, caviar et truffes à des filets
de soles, c'est obtenir les plus exquises
saveurs avec les denrées les plus modestes.
La seule nécessité: qu'elles soient fraîches
et de bonne qualité".
Cette
citation appelle plusieurs commentaires.
C'est
d'abord un hymne aux matières premières
de qualité. On peut saisir à partir de là
qu'il s'opposait à tout le système agro-industriel
productiviste. Dans une lettre à
son ami végétarien Théodore Monod, Vercors
ne manqua pas de s'élever contre le mode
d'élevage déshumanisant: "L'élevage en batterie est un scandale".
Un triple scandale: un scandale avant
tout éthique à cause du comportement
inhumain des hommes face aux espèces vivantes
et sensibles; un scandale sanitaire, un
scandale enfin contre le goût.
Ensuite, même si Vercors
ne choisit pas uniquement d'assembler des
matières nobles et onéreuses, il déclina
ses recettes à partir de viande et de poisson.
Or, en resituant la part de consommation
de protéines animales tout au long du XXe
siècle, nous conclurons que l'écrivain ne
s'adressait déjà pas à toute la population,
ne serait-ce que pour des raisons de barrières
financières. Il n'aurait pas troqué ses
plats de viande contre un plat de lentilles!
Les protéines végétales sont quasiment absentes
de ses recettes.
Enfin, Vercors incite
à cuisiner soi-même. A notre époque, cela
fait écho aux plats transformés à la qualité
médiocre pour baisser les coûts. S'élèvent
alors des discours écologistes pour se réapproprier
son assiette en achetant des produits bruts
de qualité - discours jusque là plein
de bon sens -, mais des discours tellement
globalisants en dehors des luttes sociales
concrètes que les conclusions - implicites
ou non - culpabilisent la population, et
non le système capitaliste qui engendre
le désastre.
Explications: cuisiner
soi-même plutôt que d'avoir recours aux
plats agro-industriels, causes de la "malbouffe",
c'est réfléchir à la perte temporelle
à laquelle la population, pressée par les
transformations de l'emploi salarié, s'est
trouvée soumise. La question écologique
est donc subordonnée à la question de l'émancipation
des salariés. Malheureusement, déconnecté
de cette lutte sociale, le propos tend à
rejeter la faute sur tous ces gens qui désormais
ne prennent plus le temps de cuisiner. C'est
donc implicitement eux les coupables. Et
lorsqu'on parle des "gens", en
réalité, parce que nous sommes des héritiers
d'un patriarcat toujours en vigueur malgré
des infléchissements, on pense surtout aux
femmes auxquelles les questions domestiques
sont dévolues dans un système de répartition
stéréotypée des tâches. Et si on pousse
la logique, on aura à l'esprit que lorsqu'elles
ne travaillaient pas (idée par ailleurs
bien partielle au regard de l'Histoire),
c'était bien mieux. Ne pas réfléchir dans
une dimension d'écologie politique à la
réappropriation de son temps par des
réformes économiques et sociales, c'est
vouloir revenir dans ce passé traditionnel
mythifié et reprendre (même sans le vouloir)
les arguments de la droite, de son extrême
aussi, sur le bon vieux temps où la femme
était confinée dans le cercle domestique
restreint et se consacrait/se sacrifiait exclusivement
à la petite famille pendant que le pater
familias tout puissant partait travailler.
Nous ne pouvons pas faire
d'anachronisme en formulant l'idée que Vercors
était nostalgique de cet illusoire âge d'or
du passé. Dans les années 60-70, au moment
où il énonce quelques points écologiques
cités ci-dessus, cette transformation sociétale
en était encore à ses balbutiements. Vercors,
partisan de la littérature engagée, aurait
pu toutefois avoir un discours politisé
sur ce point.
Sciences et techniques
Malgré cela, nous pouvons
être persuadés que Vercors s'allia clairement
à l'écologie politique au sujet des sciences
et des techniques. Dans la vision erronée
d'un âge d'or idéal du passé, des écologistes
fustigent les techniques et la science.
Vercors, au contraire, s'émerveilla de cette
lutte de l'homme à travers les siècles pour
savoir, pour chercher à améliorer ses connaissances.
Toute nouvelle découverte, si minime soit-elle,
est, pour le penseur, une victoire de l'homme
contre ses déterminismes naturels. C'est
l'objet de ses deux essais Ce
que je crois
et surtout
Sens
et non sens de l'Histoire
qu'il introduisit
comme:
"[...] une Histoire
des recherches, des idées, des progrès et
des inventions qui ont fait de l'espèce
humaine autre chose que ces collections
de protoplasmes mécanisés à quoi se résolvent
toutes les autres espèces. Ces pages ont
été écrites à la gloire de ces découvreurs.
Et c'est avant tout dans l'évolution planétaire,
de l'antique homo indifférencié à
l'homme personnel, social, libre
et connaissant, qu'un sens apparaît pleinement
dans le déroulement de l'Histoire".
Vercors a souvent été
taxé de scientiste, c'est vrai en un sens;
du moins regarde-t-il systématiquement l'avenir
et loue-t-il les découvertes techniques
et scientifiques (malgré les utilisations
néfastes que des dominants ont pu en faire).
Certains acteurs de l'écologisme se
réfugient à l'inverse dans le passé, mythifié,
avec une condamnation des machines et de
la chimie. C'est confondre leur potentiel
libérateur et leur utilisation à mauvais
escient dans certains cas et certains domaines.
Ces arguments deviennent d'ailleurs dangereux
quand on aborde notamment la médecine. A
la médecine dite traditionnelle, ce type
d'écologistes préfère les médecines dites
douces ou alternatives. Celles-ci peuvent
certes soigner ponctuellement des petits
soucis de santé bénins. En aucun cas, elles
ne soignent comme la véritable médecine
qui a, il n'est pas inutile de le rappeler,
fait reculer la mortalité infantile et maternelle,
augmenter l'espérance de vie et permis
de soulager les maux des humains. Le reste
n'est qu'obscurantisme pernicieux.
Cet obscurantisme se
retourne contre les femmes essentiellement,
et contre les couples. Le naturel, c'est
le bien, le chimique, c'est le dangereux,
le mal. Ce soubassement idéologique génère
le souhait d'une contraception "naturelle"
(sic). Doit-on rappeler ironiquement
que c'est grâce à la contraception naturelle que
de nombreux enfants non désirés sont nés?!
Ce type d'écologisme rejoint point par point
l'idéologie de l'Eglise (n'oublions pas
l'éducation religieuse de nombreux
écologistes. La dimension chrétienne de
beaucoup de leurs propositions émane de
cette formation). Par tabou (Voir ici),
Vercors fera silence sur ce sujet précis.
Or, tout le problème du silence, c'est qu'il
affaiblit l'écologie politique et offre
une faille qui mène à l'écologisme conservateur,
au pire réactionnaire.
2) Nature
absolue versus nature politisée
Une Nature divinisée
Il faudrait visionner l'émission La
nature est un champ de bataille
sur hors
série , un site sur les différentes
composantes qui expliquent la littérature et l'art dans
leurs conditions concrètes, au-delà de l'approche très
partielle des institutions scolaires et universitaires. Si
vous n'êtes pas abonnés, vous pouvez profiter
des "happy hours" régulières.
Razmig
Keucheyan explique avec pertinence que certains
discours défendent le fait que l'écologie
est spécifique. La nature est dépolitisée,
elle se situerait en dehors de toute lutte
sociale. Cet écologisme privilégie la nature
et moins les conditions de vie des humains
dans la nature... ou plutôt de la Nature.
En effet, la conception de la nature est
absolue, elle est divinisée. L'écologie
est une voie de sublimation comme sas
de décompression d'expériences politiques
malheureuses. Le représentant actuel est
Yann Arthus-Bertrand, ce photographe devenu
fervent défenseur de l'écologie. Son film Home,
produit grâce aux subsides de grands capitalistes
(!), se présentait comme une grand'messe
médiatique de Culpabilisation de l'homme
plein d'hybris face à la Nature grandiose.
Que dire par ailleurs du quota carbone (pour
compenser le tournage de ce film) exhibé
comme une solution miracle, là où la notion
même de quota carbone est une approche marchande?
Hélas,
quand Vercors s'exprimait sur la Nature,
il y mettait les majuscules et la divinisait
tout autant. Nous ne pouvons pas extrapoler
sur ce que Vercors aurait dit sur le milieu
environnemental du point de vue écologiste.
Néanmoins, pour Vercors, l'homme lutte contre
la nature pour lui extirper ses secrets,
en acquérant des connaissances scientifiques
pour faire une lecture du monde, pas pour la détruire. Vercors aurait probablement
navigué confusément entre écologie politique
et écologisme.
La
sobriété malheureuse
De
nombreux écologistes prônent la sobriété
heureuse, la décroissance, insistent sur
l'être qui est plus important que l'avoir.
Ils enjoignent souvent à quitter la ville
viciée, polluée, déshumanisée pour retrouver
l'air pur de la campagne, devenir acteur
de son propre destin en cultivant son propre
jardin, tisser des liens sociaux, solidaires
et bienveillants. Le représentant actuel
le plus médiatique est Pierre Rahbi. Celui
qui se met en scène comme un paysan, écrivain
et penseur est agréable à écouter, de nombreux
arguments sont plein de sagesse. Comment
ne pas abonder en son sens quand il fustige
le consumérisme béat, quand il dénonce le
capitalisme ravageur, quand il plaide pour
l'empathie entre les hommes et pour un respect
de l'animal, quand il veut une éducation
douce (du type Montessori) en
phase avec l'évolution de l'enfant? Nonobstant
cet accord de principe, je suis immédiatement
étonnée que le propos passe vite sur
le système néo-libéral pour se focaliser
sur la culpablité de tous les hommes à cause
de leur égoïsme congénital, leur cupidité
et leur incapacité individuelle à se
réformer. Il me fait indéniablement penser
à Vercors glissant rapidement à un idéalisme
abstrait et à des généralités sur l'homme
en dehors de la structure capitaliste.
Ce
type d'écologistes peint une campagne bucolique,
signe de vie loin des tentations consuméristes
des villes et signe de relations harmonieuses
et apaisées comme auparavant. Elle est le
symbole de la sobriété heureuse et celui
d'une relation directe avec la nature et
entre les humains, loin des outils virtuels
(aujourd'hui Internet, à mon époque la télévision).
Cette idéalisation spatiale (la campagne), temporelle
(l'âge d'or de l'avant) et relationnelle
relève là encore de l'écologisme. Avant
donc, la communication entre les êtres humains
était idyllique? Observons les dessins
de Jean Bruller, issus de La
Danse des vivants,
stigmatisant l'incommunicabilité dans les
familles et entre les humains, et nous comprenons
que cette relecture du passé est totalement
aveugle! Jean Bruller y vit une conséquence
de la nature humaine mauvaise jusqu'au mois
de février 1934, date du "péril
fasciste" qui lui fit entrevoir
les difficultés de vie des humains se répercutant
sur les relations humaines, qui lui fit
prendre conscience du poids étouffant des
structures sociales et familiales. Je n'ai
pas lu Les Nouveaux rouges bruns de
Jean-Louis Amselle, mais j'ai écouté ce
dernier dans plusieurs émissions (dont celle-ci).
Certains arguments sont intéressants, notamment
celui sur l'exode rural des jeunes loin
de l'étouffement social, de la tradition
sclérosante des campagnes.
Ces
écologistes invitent à la sobriété heureuse
comme si la plupart des hommes ne savaient
pas se réfréner et ne vivaient que pour
la possession consumériste. C'est faire
fi de tous ces gens raisonnables. C'est
surtout faire injure à ces millions de femmes
et d'hommes
plongés dans la misère... donc dans la sobriété
subie, le dénuement, le combat chaque jour
pour la survie! Laissons Oscar Wilde
conclure:
"C'est par la désobéissance
et la rébellion que l'homme a progressé.
On loue parfois les plus pauvres pour leur
frugalité, mais conseiller à un pauvre d'être
frugal est grotesque et insultant".
La
désobéissance et la rébellion: des mots
essentiels pour Vercors. Pris dans sa
dimension sociale dans les romans Colères(1956),
Quota
ou les Pléthoriens
(1966)
et Comme
un frère
(1973),
le propos est stimulant et le place dans
le sillage de l'écologie politique.
Pris dans sa dimension philosophique - la
rébellion contre la Nature, la rébellion
contre sa nature mauvaise -, le propos
dérive invariablement vers l'écologisme.
3)
Changement individuel de l'homme versus
changement collectif social: quel paradigme?
La
libération de l'homme par un effort individuel
Les
partisans de l'écologisme oublient d'établir
des liens entre la question écologique et
la question de l'émancipation humaine. Ils
affirment qu'il faut se changer soi-même
pour changer le monde. La révolution est
spirituelle, elle relève de l'individuel.
Elle n'est en rien politique. L'homme doit
combattre sa part mauvaise et c'est dans
cette transformation personnelle que résidera
le changement de toute la société.
Ainsi
l'hémorragie de la perte de sens s'interrompra
et la société gagnera une forme de sagesse.
Pour ce type d'écologistes, l'Inde constitue
le modèle suprême. C'est être bien aveugle
sur la violence de cette société hiérarchisée
en castes et sur la violence physique et
sexuelle dont sont victimes les femmes et
les enfants. Souvenons-nous des manifestations
récentes contre les violences faites aux
femmes après un énième sordide fait divers
dans ce pays.
Vercors
centre l'histoire de l'homme sur l'interrogation
et la sédition à la fois contre cette Nature
qui cache ses mystères à ses créatures et
contre sa propre nature mauvaise. De l'être
solitaire, il passe à la solidarité pour
s'émanciper. Nous sentons dans sa philosophie
une filiation certaine avec l'écologisme.
Bâtir
la civilisation du temps libéré
Dans
les années 70, des philosophes repolitisèrent
la question de la nature: Adorno, Illitch,
Gorz.
C'est
particulièrement à André Gorz qu'on pense
quand on étudie la pensée de Vercors. Du
moins sa pensée plus confidentielle, parce
que nichée dans une correspondance non publiée.
Il est bien dommage que Vercors n'ait pas
insisté sur ce point-là...André Gorz milita
pour une société du temps libéré grâce à
une réduction drastique du temps de travail
et à l'octroi d'un revenu de base
universel pour tous. Son combat contre le
capitalisme destructeur et l'aliénation
des travailleurs l'amena à penser une société
de l'otium. Il plaida pour un réformisme
révolutionnaire qui permette de changer
non pas la société, mais de société. Je
vous renvoie à ma page Du
contrat social vercorien
dans laquelle je fournissais une lettre
de Vercors en faveur d'une libération du
travail. Il imagina une société dans laquelle
les hommes n'auraient à travailler qu'une
à deux heures par jour au maximum. N'est-ce
pas ce changement de système qui est capable
de libérer véritablement l'humain, de redonner
sens à son existence, de se réapproprier
celle-ci?
J'avais
évoqué dans une autre page de ce site l'hédonisme.
Or, ce mot est mal interprété (dans le sens
en général de débauche et de libertinage).
Substituons-lui les termes de bien-être,
de buen vivir, de slow life, d'épanouissement
à tous points de vue. On saisit que la question
écologique est intimement liée à la question
démocratique, c'est-à-dire à une question
politique.
Pour découvrir la
pensée d'André Gorz, voici quelques liens:
Vers
la société libérée
Crise
du capitalisme: André Gorz avait tout compris
Il
s'agit de quitter la Terre
(documentaire)
Vercors oscilla donc
constamment entre écologisme et écologie
politique. Il représente cet aveuglement
inconscient de nombre d'intellectuels cultivés,
bardés de diplômes et qui pourtant portent
des oeillères face au réel. Leur extraction
bourgeoise leur permet de garder du temps
pour penser le monde, elle leur dérobe
en même temps une partie de la vérité de
ce monde. (Voir par exemple l'émission
La
classe de l'écrivain).
Article mis en ligne le 27 décembre 2015
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