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Ecologie et capitalisme

ou l'oxymore impossible

Vercors et l'écologie

Un sujet secondaire

Entre écologisme...

... et écologie politique

Ecologisme ou écologie politique?

Tout était bien dans le meilleur des mondes possibles: écologisme conservateur, écologisme réactionnaire

            Je cuisine comme un chef (1976): manger, c'est voter?

           Sciences et techniques

Nature absolue versus nature politisée

           Une Nature divinisée

           La sobriété malheureuse

Changement individuel de l'homme versus changement collectif social: quel paradigme?

           La libération de l'homme par un effort individuel

           Bâtir la société du temps libéré

 

 

 

Vercors et l'écologie

On analyse de façon contradictoire le réchauffement climatique, on parle pêle-mêle de destruction accélérée de la nature et de certaines espèces animales, de déséquilibres des éco-systèmes, de mouvements de population liés à l'urgence environnementale facteurs de tensions (Voir cet article notamment), de malbouffe, de l'agro-industrie, de l'agriculture raisonnée et de l'agriculture bio, de relocalisation, etc.  Vercors fut-il sensible à l'écologie? Le soubassement philosophique de son système le porta-t-il vers l'écologisme ou l'écologie politique? C'est à ces questions que mon nouvel article tente de répondre.  

Un sujet secondaire

Disons-le d'emblée: la question de l'écologie est très secondaire dans le système philosophique de Jean Bruller et de Vercors. C'est un enjeu tellement minoritaire qu'il faut avoir lu intégralement ses oeuvres pour déceler son avis. Un avis morcelé, parcellaire, ponctuel, partiel.

Pourquoi ce désintérêt apparent pour l'écologie? Nous pouvons avancer deux motifs principaux:

- Le souci de l'écologie est somme toute récent. Il est perçu désormais comme une urgence absolue, une urgence vitale dans un monde néo-libéral triomphant totalement dérégulé. Il est repris en boucle dans les médias. Il cristallise l'attention d'esprits sincèrement inquiets de l'accélération de la destruction de la nature et de ses espèces, qui souhaitent un réel changement et/ou agissent pour celui-ci, mais qui ne se rendent pas toujours bien compte qu'ils sont susceptibles de cheminer vers des solutions aveugles, voire dangereuses, des solutions qui ne prennent pas en compte les conditions concrètes, si ce n'est matérialistes, du moins matérielles. Ce souci de l'écologie cristallise également l'attention d'une petite caste politique et financière prompte à prononcer de grands discours officiels pour la sauvegarde de cette nature quand leurs décisions politiques prennent l'exact contrepied. Le but de cette caste est de maintenir sa domination, de faire perdurer le système néo-libéral en place, voire de profiter de cette aubaine pour financiariser la nature, récupérer les problématiques écologiques pour façonner les esprits et faire rebondir un capitalisme effréné en phase d'essoufflement.

Dans sa longue traversée du XXe siècle, Jean Bruller-Vercors n'eut pas à se préoccuper de l'écologie, du moins jusqu'aux années 70, années au cours desquelles des intellectuels se firent davantage remarquer par leurs prises de position sur une question devenue prioritaire pour eux. Celle-ci ne le fut toujours pas pour Vercors à cause, me semble-t-il, du second motif. Un motif relevant de sa complexion personnelle.

- Vercors fut en effet obnubilé par d'autres centres d'intérêt qui lui paraissaient plus importants. J'en ai déjà parlé sur ce site: l'enjeu de la nature humaine (relisez cette page), la spécificité de l'homme dans le monde naturel (son interrogation et sa rébellion à relire ici) comme barrière contre toute hiérarchisation raciale. Il partit d'une réflexion matérialiste pertinente des origines, puis se trompa en ayant une lecture spencériste de l'oeuvre darwinienne (Voir cette page), et, en séparant résolument nature et culture, il retourna à son point d'ancrage idéaliste qui façonna sa pensée dès son plus jeune âge.

Si la nature est visible dans ses dessins et dans ses récits, elle n'est qu'un simple décor, qui plus est symbolique. Prenons un exemple frappant: dans son conte philosophique Sylva, Vercors sépare nettement la forêt, symbole de nos origines (d'où le nom symbolique de l'héroïne issu de silvia = la forêt), et la maison du narrateur-personnage et la ville. La haie est une barrière naturelle qui montre la frontière philosophique tracée par Vercors entre nature et culture. Le trou dans la haie par lequel la renarde passe révèle le saut évolutif de l'animalisation à l'hominisation. Reste l'évolution vers l'humanisation vers laquelle le narrateur-personnage conduira progressivement cette renarde transformée en femme.

De même, dessins et descriptions de la nature chez Jean Bruller-Vercors forment des stéréotypes conventionnels: la nature est signe de liberté, d'insouciance, de tranquillité, de vagabondage, etc. Rien de bien novateur. Ce n'est pas à proprement parler une réflexion sur l'écologie. Vecors est donc passé à côté d'une question cruciale qui aurait pu être l'une des solutions pour faire basculer son système entier vers une cohérence rigoureuse et absolue.

Pourtant, Vercors évoque, même ponctuellement, l'écologie. Aussi convient-il, de façon directe d'abord, de rassembler les quelques pièces parsemées d'un puzzle inachevé sur ce sujet. De façon indirecte ensuite, nous nous demanderons si sa pensée penche ou non vers l'écologisme. En effet, les problématiques qui taraudent Vercors rejoignent celles des écologistes. La manière de poser certaines thèses mettent en lumière l'inflexion vers l'écologisme ou bien vers l'écologie politique. Par ce biais, cela permet d'esquisser un puzzle plus complet et de montrer que Vercors oscilla entre les deux directions.

 

Entre écologisme...

Ce n'est qu'à la fin de sa vie que Vercors se rendit audible sur la question écologique, dans son entretien filmé en 1989 avec le journaliste Gilles Plazy. Cet entretien parut ensuite dans le recueil A dire vrai qui a l'avantage de synthétiser toute la pensée de l'artiste et de l'écrivain:

"Ce n'est pas la planète que les trous dans l'ozone ou l'effet de serre mettent en danger, elle s'en moque, c'est nous avec notre environnement. Ce sera désormais un combat entre nous et nous, entre les hommes avisés et les lourdeurs paralysantes de l'industrie et de l'économie; et les habitudes prises actuellement intouchables: automobilistes fous de voitures et prenant seuls la leur sans passager; chasseurs tout aussi fous transgressant les lois, tirant sur tout ce qui bouge et faisant disparaître les espèces menacées. La lutte sera sévère, et longue, et incertaine".

Cette réponse est bien décevante par son caractère très conventionnel. Ce laïus se présente sous la forme de la déploration, sans commentaire analytique des raisons de ce constat et sans apport de solutions concrètes. Même, c'est un laïus culpabilisant pour l'être humain en général, sans historicisation et sans prise en compte de la vie concrète.

Prenons un exemple: la voiture, son utilisation et la pollution intolérable qu'elle génère. Ce propos généralisant oublie de nombreuses zones d'un questionnement plus pertinent. Tel que l'énoncé est rapporté, la culpabilité pèse sur l'ensemble de la population censée être égoïste car inconsciente d'utiliser un moyen de locomotion polluant. Or, c'est faire l'impasse sur les raisons de l'utilisation croissante de l'automobile. A savoir un emploi éloigné du domicile; et/ou un décentrement pour vivre dans les périphéries à cause de prix des logements réservés à une minorité; des magasins excentrés qui obligent à être véhiculés; un réseau de transports en commun défaillant dans son offre et disparaissant progressivement; une absence de mise sur le marché de voitures non polluantes afin de préserver un marché mondial sur le mode du capitalisme, etc.

 En évoquant la voiture et la pollution sans remise en contexte, Vercors s'embourba dans les ornières de l'écologisme moralisateur. Il n'évita pas l'écueil d'un argument placé hors du réel. Généralisé, cet argument sous-entend que la population, inconsciente des enjeux environnementaux, sur-utilise la voiture pour son unique loisir égoïste. Or, Vercors oublia singulièrement sa joie des années 30 d'acquérir une vieille Ford avec laquelle il fit de nombreux voyages et partit en vacances dans des circonstances mémorables, sa voiture tirant son bateau:

"La vieille Ford avait parfois des retards à l'allumage qui produisaient, par salves, détonations à l'échappement et hoquets aux ressorts [...]. par dessus une masse roulante haute et noire un long mât garni de poulies, de cordages [...]" (Les Occasions perdues).

Dans les années 30, qui pouvait se permettre un tel achat? Qu'il y ait eu multiplication des automobilistes depuis prouve que cet objet s'est démocratisé. Faut-il alors que Vercors, homme de gauche qui prône l'égalité,  le déplore? Evidemment l'humaniste Vercors n'a pas cette idée-là en tête quand il prononce une telle phrase. Ceci dit, il ne réfléchit pas assez à l'aune du réel. Il s'enlise dans des impensés aux conclusions dangereuses. L'écologisme permet involontairement de donner des armes au capitalisme débridé. De tels propos remettent en cause l'homme - le Grand Coupable! -, mais épargne un système dans lequel les humains sont majoritairement prisonniers et aliénés afin tout simplement de survivre.

 

... et écologie politique

C'est paradoxalement dans deux fictions autour des années 70 que Vercors atteignit judicieusement le cœur de l'écologie politique: Quota ou les Pléthoriens (1966) et Comme un frère (1973).

Dans ces deux récits dont il faudrait relire mes analyses, l'écrivain se fait penseur avisé. Il démontre à quel point écologie et capitalisme sont antinomiques. Le capitalisme effréné sait créer de la demande inutile, il oriente les désirs, façonne les esprits et détruit tout sur son passage.

 Dans Quota ou les Pléthoriens, la société marchande accélère la vente de voitures. Afin de réguler le marché, les anciennes voitures, encore en bon état, sont obligatoirement mises à la casse pour stimuler la production d'automobiles. S'ouvrent alors à ciel ouvert de vastes espaces pour entreposer les carcasses anciennes. Le recyclage n'est pas une priorité de ce monde capitaliste. La mesure qui consisterait à stopper ce système de ventes absurde contrevient à l'essence même du capitalisme.

Dans Comme un frère, les plus aisés possèdent à la fois le cœur de Paris et les villas dans une superbe nature, quand les plus démunis doivent se contenter d'un terrain vague, d'une banlieue déshumanisée, et craindre à tout moment les expulsions. La grande bourgeoisie se livre à une véritable bataille rangée pour grignoter progressivement sur les espaces des autres, et se les approprier. Toute la narration  de la lutte désespérée de la petite troupe théâtrale emmenée par Louis pour obtenir un autre local, mais également le "Jardin des Arts" qu'occupe le personnage de Casthel censé aider Louis dans sa démarche prouvent que les hautes fortunes menacent les espaces, les déséquilibrent à leur profit:

"[...] lieux délicieux, dans ces jardins vieillots et attendrissants [...], d'étroits jardins tout en longueur flanqués d'ateliers d'artistes [...]. Des arbustes, des jets d'eau, de vieilles statues moussues, et des fleurs en vrac [...], maintes plantes vivaces venues à la va-comme-je-te-pousse dans un désordre plein du charme cocasse de l'imprévu [...]

[...] Vous ne voulez pas dire [...] qu'on veut raser ce paradis pour y construire une de ces cages à poules [...]. On ne peut pas quand même [...] détruire cette verdure, ce dernier oasis!

- Il se gêneraient [...]. Ca représente des milliards [...].

- [...] s'ils continuent ils vont faire de Paris un Chicago sinistre!

- Après eux le déluge, dit le garçon. Nous vivons tout au bout d'un système - d'une "civilisation" qui explose en pleine absurdité, en connerie monumentale [...]".

 

C'est donc bien ce système capitaliste qui détruit la nature et l'humain. Vercors historicise le propos, ouvre les yeux sur le réel, et s'éloigne d'une globalisation idéaliste sur l'homme en dehors de tout contexte. Hélas, cet argument est pontuel sous la plume de l'écrivain, qui plus est dans des récits confidentiels, là où l'entretien avec Gilles Plazy (A dire vrai) atteint un plus large public. Et cet argument est toujours partiellement détruit par l'abstrait idéaliste auquel Vercors revint avec constance, façonné qu'il fut par cette philosophie majoritaire. Sa formation politique est tardive, elle le travaille de l'extérieur, comme si cela lui était étranger, alors que son intériorité a été façonnée depuis son enfance par une philosophie généraliste sur l'Homme détachée du réel. C'est pourquoi Vercors oscilla entre écologisme et écologie politique, au même titre qu'il oscilla entre matérialisme et idéalisme.

 

Ecologie politique ou écologisme?

L'intérêt est maintenant de nous demander dans quelle proportion Vercors oscilla entre écologie politique et écologisme. Certes, sa pensée n'est rien moins que développée sur le sujet. Il n'empêche que ses problématiques rejoignent celles des écologistes et permettent ainsi de connaître la sensibilité de l'écrivain entre ces deux mouvements.

Quelles problématiques donc? Celles portant sur la nature de l'homme, sur la nature/Nature, sur les sciences et les techniques, sur le type de changement ( = d'interrogation et de révolte) de l'homme.

 

1) Tout était bien dans le meilleur des mondes possibles: écologisme conservateur, écologisme réactionnaire

Je cuisine comme un chef (1976): manger, c'est voter?

Si Vercors ne s'intéressa pas spécialement au monde agricole dans ses écrits, en revanche il fut un passionné d'art culinaire. C'est pourquoi, de-ci de-là, il livra quelques points d'une position écologique, sans les développer pourtant.

Tous les amis de Vercors s'accordèrent pour dire que celui-ci était un hôte parfait. Jacqueline Duhême, l'illustratrice de son livre pour la jeunesse Camille ou l'enfant double, le présenta ainsi:

"Il ne sortait guère et aimait à cuisiner pour ses amis. Nous partagions d'ailleurs ce goût pour la cuisine. Fin gourmet et bon cuisinier, il cuisinait le poisson comme personne!" (A popos de Patapoufs et Filifers, catalogue d'exposition, p. 13).

Vercors fut à tel point un passionné de cuisine qu'il publia un livre de recettes en 1976, Je cuisine comme un chef, en avertissant son lecteur:

"Le vrai art culinaire, ce n'est pas d'additionner langoustes, caviar et truffes à des filets de soles, c'est obtenir les plus exquises saveurs avec les denrées les plus modestes. La seule nécessité: qu'elles soient fraîches et de bonne qualité".

Cette citation appelle plusieurs commentaires.

C'est d'abord un hymne aux matières premières de qualité. On peut saisir à partir de là qu'il s'opposait à tout le système agro-industriel productiviste. Dans une lettre à son ami végétarien Théodore Monod, Vercors ne manqua pas de s'élever contre le mode d'élevage déshumanisant: "L'élevage en batterie est un scandale". Un triple scandale: un scandale avant tout éthique à cause du comportement inhumain des hommes face aux espèces vivantes et sensibles; un scandale sanitaire, un scandale enfin contre le goût.

Ensuite, même si Vercors ne choisit pas uniquement d'assembler des matières nobles et onéreuses, il déclina ses recettes à partir de viande et de poisson. Or, en resituant la part de consommation de protéines animales tout au long du XXe siècle, nous conclurons que l'écrivain ne s'adressait déjà pas à toute la population, ne serait-ce que pour des raisons de barrières financières. Il n'aurait pas troqué ses plats de viande contre un plat de lentilles! Les protéines végétales sont quasiment absentes de ses recettes.

Enfin, Vercors incite à cuisiner soi-même. A notre époque, cela fait écho aux plats transformés à la qualité médiocre pour baisser les coûts. S'élèvent alors des discours écologistes pour se réapproprier son assiette en achetant des produits bruts de qualité - discours jusque là plein de bon sens -, mais des discours tellement globalisants en dehors des luttes sociales concrètes que les conclusions - implicites ou non - culpabilisent la population, et non le système capitaliste qui engendre le désastre.

Explications: cuisiner soi-même plutôt que d'avoir recours aux plats agro-industriels, causes de la "malbouffe", c'est réfléchir à la perte temporelle à laquelle la population, pressée par les transformations de l'emploi salarié, s'est trouvée soumise. La question écologique est donc subordonnée à la question de l'émancipation des salariés. Malheureusement, déconnecté de cette lutte sociale, le propos tend à rejeter la faute sur tous ces gens qui désormais ne prennent plus le temps de cuisiner. C'est donc implicitement eux les coupables. Et lorsqu'on parle des "gens", en réalité, parce que nous sommes des héritiers d'un patriarcat toujours en vigueur malgré des infléchissements, on pense surtout aux femmes auxquelles les questions domestiques sont dévolues dans un système de répartition stéréotypée des tâches. Et si on pousse la logique, on aura à l'esprit que lorsqu'elles ne travaillaient pas (idée par ailleurs bien partielle au regard de l'Histoire), c'était bien mieux. Ne pas réfléchir dans une dimension d'écologie politique à la réappropriation de son temps par des réformes économiques et sociales, c'est vouloir revenir dans ce passé traditionnel mythifié et reprendre (même sans le vouloir) les arguments de la droite, de son extrême aussi, sur le bon vieux temps où la femme était confinée dans le cercle domestique restreint et se consacrait/se sacrifiait exclusivement à la petite famille pendant que le pater familias tout puissant partait travailler.

Nous ne pouvons pas faire d'anachronisme en formulant l'idée que Vercors était nostalgique de cet illusoire âge d'or du passé. Dans les années 60-70, au moment où il énonce quelques points écologiques cités ci-dessus, cette transformation sociétale en était encore à ses balbutiements. Vercors, partisan de la littérature engagée,  aurait pu toutefois avoir un discours politisé sur ce point.

 

Sciences et techniques

Malgré cela, nous pouvons être persuadés que Vercors s'allia clairement à l'écologie politique au sujet des sciences et des techniques. Dans la vision erronée d'un âge d'or idéal du passé, des écologistes fustigent les techniques et la science. Vercors, au contraire, s'émerveilla de cette lutte de l'homme à travers les siècles pour savoir, pour chercher à améliorer ses connaissances. Toute nouvelle découverte, si minime soit-elle, est, pour le penseur, une victoire de l'homme contre ses déterminismes naturels. C'est l'objet de ses deux essais Ce que je crois et surtout Sens et non sens de l'Histoire qu'il introduisit comme:

"[...] une Histoire des recherches, des idées, des progrès et des inventions qui ont fait de l'espèce humaine autre chose que ces collections de protoplasmes mécanisés à quoi se résolvent toutes les autres espèces. Ces pages ont été écrites à la gloire de ces découvreurs. Et c'est avant tout dans l'évolution planétaire, de l'antique homo indifférencié à l'homme personnel, social, libre et connaissant, qu'un sens apparaît pleinement dans le déroulement de l'Histoire".

Vercors a souvent été taxé de scientiste, c'est vrai en un sens; du moins regarde-t-il systématiquement l'avenir et loue-t-il les découvertes techniques et scientifiques (malgré les utilisations néfastes que des dominants ont pu en faire). Certains acteurs de l'écologisme se réfugient à l'inverse dans le passé, mythifié, avec une condamnation des machines et de la chimie. C'est confondre leur potentiel libérateur et leur utilisation à mauvais escient dans certains cas et certains domaines. Ces arguments deviennent d'ailleurs dangereux quand on aborde notamment la médecine. A la médecine dite traditionnelle, ce type d'écologistes préfère les médecines dites douces ou alternatives. Celles-ci peuvent certes soigner ponctuellement des petits soucis de santé bénins. En aucun cas, elles ne soignent comme la véritable médecine qui a, il n'est pas inutile de le rappeler, fait reculer la mortalité infantile et maternelle, augmenter l'espérance de vie et permis de soulager les maux des humains. Le reste n'est qu'obscurantisme pernicieux.

Cet obscurantisme se retourne contre les femmes essentiellement, et contre les couples. Le naturel, c'est le bien, le chimique, c'est le dangereux, le mal. Ce soubassement idéologique génère le souhait d'une contraception "naturelle" (sic). Doit-on rappeler ironiquement que c'est grâce à la contraception naturelle que de nombreux enfants non désirés sont nés?! Ce type d'écologisme rejoint point par point l'idéologie de l'Eglise (n'oublions pas l'éducation religieuse de nombreux écologistes. La dimension chrétienne de beaucoup de leurs propositions émane de cette formation). Par tabou (Voir ici), Vercors fera silence sur ce sujet précis. Or, tout le problème du silence, c'est qu'il affaiblit l'écologie politique et offre une faille qui mène à l'écologisme conservateur, au pire réactionnaire.

 

2) Nature absolue versus nature politisée

Une Nature divinisée

Il faudrait visionner l'émission La nature est un champ de bataille sur hors série , un site sur les différentes composantes qui expliquent la littérature et l'art dans leurs conditions concrètes, au-delà de l'approche très partielle des institutions scolaires et universitaires. Si vous n'êtes pas abonnés, vous pouvez profiter des "happy hours" régulières.

Razmig Keucheyan explique avec pertinence que certains discours défendent le fait que l'écologie est spécifique. La nature est dépolitisée, elle se situerait en dehors de toute lutte sociale. Cet écologisme privilégie la nature et moins les conditions de vie des humains dans la nature... ou plutôt de la Nature. En effet, la conception de la nature est absolue, elle est divinisée. L'écologie est une voie de sublimation comme sas de décompression d'expériences politiques malheureuses. Le représentant actuel est Yann Arthus-Bertrand, ce photographe devenu fervent défenseur de l'écologie. Son film Home, produit grâce aux subsides de grands capitalistes (!), se présentait comme une grand'messe médiatique de Culpabilisation de l'homme plein d'hybris face à la Nature grandiose. Que dire par ailleurs du quota carbone (pour compenser le tournage de ce film) exhibé comme une solution miracle, là où la notion même de quota carbone est une approche marchande?

Hélas, quand Vercors s'exprimait sur la Nature, il y mettait les majuscules et la divinisait tout autant. Nous ne pouvons pas extrapoler sur ce que Vercors aurait dit sur le milieu environnemental du point de vue écologiste. Néanmoins, pour Vercors, l'homme lutte contre la nature pour lui extirper ses secrets, en acquérant des connaissances scientifiques pour faire une lecture du monde, pas pour la détruire. Vercors aurait probablement navigué confusément entre écologie politique et écologisme.

La sobriété malheureuse

De nombreux écologistes prônent la sobriété heureuse, la décroissance, insistent sur l'être qui est plus important que l'avoir. Ils enjoignent souvent à quitter la ville viciée, polluée, déshumanisée pour retrouver l'air pur de la campagne, devenir acteur de son propre destin en cultivant son propre jardin, tisser des liens sociaux, solidaires et bienveillants. Le représentant actuel le plus médiatique est Pierre Rahbi. Celui qui se met en scène comme un paysan, écrivain et penseur est agréable à écouter, de nombreux arguments sont plein de sagesse. Comment ne pas abonder en son sens quand il fustige le consumérisme béat, quand il dénonce le capitalisme ravageur, quand il plaide pour l'empathie entre les hommes et pour un respect de l'animal, quand il veut une éducation douce (du type Montessori) en phase avec l'évolution de l'enfant? Nonobstant cet accord de principe, je suis immédiatement étonnée que le propos passe vite sur le système néo-libéral pour se focaliser sur la culpablité de tous les hommes à cause de leur égoïsme congénital, leur cupidité et leur incapacité individuelle à se réformer. Il me fait indéniablement penser à Vercors glissant rapidement à un idéalisme abstrait et à des généralités sur l'homme en dehors de la structure capitaliste.

Ce type d'écologistes peint une campagne bucolique, signe de vie loin des tentations consuméristes des villes et signe de relations harmonieuses et apaisées comme auparavant. Elle est le symbole de la sobriété heureuse et celui d'une relation directe avec la nature et entre les humains, loin des outils virtuels (aujourd'hui Internet, à mon époque la télévision). Cette idéalisation spatiale (la campagne), temporelle (l'âge d'or de l'avant) et relationnelle relève là encore de l'écologisme. Avant donc, la communication entre les êtres humains était idyllique? Observons les dessins de Jean Bruller, issus de La Danse des vivants, stigmatisant l'incommunicabilité dans les familles et entre les humains, et nous comprenons que cette relecture du passé est totalement aveugle! Jean Bruller y vit une conséquence de la nature humaine mauvaise jusqu'au mois de février 1934, date du "péril fasciste" qui lui fit entrevoir les difficultés de vie des humains se répercutant sur les relations humaines, qui lui fit prendre conscience du poids étouffant des structures sociales et familiales. Je n'ai pas lu Les Nouveaux rouges bruns de Jean-Louis Amselle, mais j'ai écouté ce dernier dans plusieurs émissions (dont celle-ci). Certains arguments sont intéressants, notamment celui sur l'exode rural des jeunes loin de l'étouffement social, de la tradition sclérosante des campagnes.

Ces écologistes invitent à la sobriété heureuse comme si la plupart des hommes ne savaient pas se réfréner et ne vivaient que pour la possession consumériste. C'est faire fi de tous ces gens raisonnables. C'est surtout faire injure à ces millions de femmes et d'hommes plongés dans la misère... donc dans la sobriété subie, le dénuement, le combat chaque jour pour la survie! Laissons Oscar Wilde conclure:

"C'est par la désobéissance et la rébellion que l'homme a progressé. On loue parfois les plus pauvres pour leur frugalité, mais conseiller à un pauvre d'être frugal est grotesque et insultant".

La désobéissance et la rébellion: des mots essentiels pour Vercors. Pris dans sa dimension sociale dans les romans Colères(1956), Quota ou les Pléthoriens (1966) et Comme un frère (1973), le propos est stimulant et le place dans le sillage de l'écologie politique. Pris dans sa dimension philosophique - la rébellion contre la Nature, la rébellion contre sa nature mauvaise -,  le propos dérive invariablement vers l'écologisme.

 

3) Changement individuel de l'homme versus changement collectif social: quel paradigme?

La libération de l'homme par un effort individuel

Les partisans de l'écologisme oublient d'établir des liens entre la question écologique et la question de l'émancipation humaine. Ils affirment qu'il faut se changer soi-même pour changer le monde. La révolution est spirituelle, elle relève de l'individuel. Elle n'est en rien politique. L'homme doit combattre sa part mauvaise et c'est dans cette transformation personnelle que résidera le changement de toute la société.

Ainsi l'hémorragie de la perte de sens s'interrompra et la société gagnera une forme de sagesse. Pour ce type d'écologistes, l'Inde constitue le modèle suprême. C'est être bien aveugle sur la violence de cette société hiérarchisée en castes et sur la violence physique et sexuelle dont sont victimes les femmes et les enfants. Souvenons-nous des manifestations récentes contre les violences faites aux femmes après un énième sordide fait divers dans ce pays.

Vercors centre l'histoire de l'homme sur l'interrogation et la sédition à la fois contre cette Nature qui cache ses mystères à ses créatures et contre sa propre nature mauvaise. De l'être solitaire, il passe à la solidarité pour s'émanciper. Nous sentons dans sa philosophie une filiation certaine avec l'écologisme.

Bâtir la civilisation du temps libéré

Dans les années 70, des philosophes repolitisèrent la question de la nature: Adorno, Illitch, Gorz.

C'est particulièrement à André Gorz qu'on pense quand on étudie la pensée de Vercors. Du moins sa pensée plus confidentielle, parce que nichée dans une correspondance non publiée. Il est bien dommage que Vercors n'ait pas insisté sur ce point-là...André Gorz milita pour une société du temps libéré grâce à une réduction drastique du temps de travail et à  l'octroi d'un revenu de base universel pour tous. Son combat contre le capitalisme destructeur et l'aliénation des travailleurs l'amena à penser une société de l'otium. Il plaida pour un réformisme révolutionnaire qui permette de changer non pas la société, mais de société. Je vous renvoie à ma page Du contrat social vercorien dans laquelle je fournissais une lettre de Vercors en faveur d'une libération du travail. Il imagina une société dans laquelle les hommes n'auraient à travailler qu'une à deux heures par jour au maximum. N'est-ce pas ce changement de système qui est capable de libérer véritablement l'humain, de redonner sens à son existence, de se réapproprier celle-ci?

J'avais évoqué dans une autre page de ce site l'hédonisme. Or, ce mot est mal interprété (dans le sens en général de débauche et de libertinage). Substituons-lui les termes de bien-être, de buen vivir, de slow life, d'épanouissement à tous points de vue. On saisit que la question écologique est intimement liée à la question démocratique, c'est-à-dire à une question politique.

 

Pour découvrir la pensée d'André Gorz, voici quelques liens:

Vers la société libérée

Crise du capitalisme: André Gorz avait tout compris

Il s'agit de quitter la Terre (documentaire)

 

 

Vercors oscilla donc constamment entre écologisme et écologie politique. Il représente cet aveuglement inconscient de nombre d'intellectuels cultivés, bardés de diplômes et qui pourtant portent des oeillères face au réel. Leur extraction bourgeoise leur permet de garder du temps pour penser le monde, elle leur dérobe en même temps une partie de la vérité de ce monde. (Voir par exemple l'émission La classe de l'écrivain).

 

Article mis en ligne le 27 décembre 2015

 

 

 

 

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