Surmenages
Au cours de sa double carrière, Jean
Bruller-Vercors connut 4 périodes de surmenage. Du moins
c'est ainsi qu'il le raconta rétrospectivement, et très
probablement qu'il le vécut. Il ne faut pas le confondre
avec les périodes au cours desquelles il n'hésitait
pas à travailler des heures parce qu'il était intérieurement
taraudé par un projet artistique. Ces moments d'activités
intenses étaient volontaires et vécus comme indispensables.
Son intérêt, son attention étaient happés au point de
préférer la solitude. Nous en avons la preuve avec son
journal de 1942. L'illustration de Hamlet aspirait
toute son attention et son intérêt:
"Tout le plaisir que j'ai
à discuter avec [Yvonne Paraf] disparaît quand je suis en "peine
de travail". Alors je ne demande que la paix".
Il s'agit plutôt
de surmenages liés à un contrat signé ou à des commandes.
L'artiste devait donc honorer ses contrats dans un temps
imparti.
L'année
1938:
l'album Silences
En 1938, Jean
Bruller composa un nouvel album: Silences.
A la veille de la guerre, le monde éditorial avait évolué
et notre artiste se montra prudent dans le choix de
la composition matérielle de son oeuvre. Il décida d'imprimer
lui-même son album comme il l'avait déjà fait pour 21
Recettes de mort violente
en 1926, afin de n'avoir
qu'à avancer le prix du papier. Seulement, il évalua
mal son succès. De ce fait, il dut accélérer la
cadence pour fournir à temps tous les exemplaires à
ses clients:
"Par
prudence, j'imprimerai la série limitée à trois cents
exemplaires par petites tranches de cinquante ou soixante
et ne passerai de l'une à l'autre que quand la précédente
aura été rendue. J'ai tout l'été pour ce travail.
J'aurais
pu éviter cette peine et ce tracas. Dès la première
tranche les commandes affluèrent. Trop tard: ayant
fixé un prix de vente trop bas, je ne pourrai pas me
faire aider. Alors du matin au soir j'encre, tamponne,
essuie à la tarlatane dure, termine légèrement à la
paume, au blanc d'Espagne, place le cuivre sur la planche
de la presse, le papier humide sur le cuivre, les "langes"
de laine sur le papier et, roulez! un aller et retour
à la force des bras, je recueille l'épreuve - et à la
suivante! Peu entraîné, deux heures de ce travail m'irritent
la paume, épuisent mes biceps. Après trois heures je
souffre et le surplus m'évoque l'enfer" (Cent
ans d'Histoire de France).
Les années 1945-1948
J'ai déjà évoqué
cette période intense de la vie du mythe Vercors. Je
vous invite à relire l'article sur les
années intenses autour de ces années-là.
1952-1954: les callichromies
En 1952, alors
que Vercors souhaitait redevenir Jean Bruller en terminant
sa grande œuvre graphique La
Danse des vivants,
il inventa le procédé des callichromies
comme j'en ai parlé auparavant. Et le succès fut immédiat.
Lié par un contrat avec les Editions Braun, Vercors
alourdit sa tâche avec cette activité supplémentaire
afin de livrer dans le temps imparti sa production:
"Et
je commence à ressembler à l'homme-orchestre. Je fais
tout à la fois. Le matin, j'écris; l'après-midi je tire
avec mes fils mes callichromies; et le reste du temps
je me bats contre les adversaires du CNE"
(Cent
ans d'Histoire de France).
L'activité
se pousuivit jusqu'en 1958. Pourtant, en 1954, il fut
encore plus surmené lorsque ses jumeaux décidèrent
de ne pas poursuivre l'aventure avec lui. Ses enfants
avaient compris le peu d'avenir de cette aventure artistique:
"La
séparation se fait donc sans drame [...]. En attendant,
leur départ me laisse seul avec le travail à faire.
Et deux ou trois jeunes personnes que j'embauche dans
le pays sont évidemment trop peu expertes pour ne pas
m'obliger à une vigilance de tous les instants. Je n'en
ai plus le temps d'écrire. Mais que faire? J'ai signé
un contrat et ne puis pas laissé à présent, honnêtement,
tomber Braun. Il s'ensuit, pour fournir à temps les
mille répliques promises, des semaines intensives d'un
surmenage pénible. Je crois devenir enragé et mes nerfs
sont à bout. Enfin, le 5 mai, tout est prêt. Il était
temps. Et doublement: car le 8 mai nous devons partir
pour l'Italie, où j'ai promis des conférences"
(Cent
ans d'Histoire de France).
Mais, comble
de malchance, la nuit même, son Moulin des Iles s'enflamme,
détruisant les callichromies si durement travaillées.
L'anné 1964
Dans une lettre du 27 février 1964,
Rita Barisse, la seconde épouse de Vercors, déclare
qu'ils se sont réfugiés à Menton après trois semaines
de travail intense pour la représentation de Zoo
ou l'assassin philanthrope.
Remarquons le statut particulier
de l'artiste: celui-ci a la liberté de s'octroyer du
temps libre, des loisirs et/ou un voyage dès la fin
d'une activité professionnelle imposée par un contrat
ou par l'agenda d'une programmation. La tâche, qui plus
est non ingrate, est resserrée dans un temps précis,
elle réclame tous les efforts de l'artiste, elle est
chronophage et impose temporairement un emploi du temps
fixe. Mais cet effort intense ne se poursuit pas indéfiniment.
L'artiste retrouve sa liberté de mouvement et d'activités
qui avait été mis entre parenthèses ponctuellement.
Article mis
en ligne le 1er mai 2019.
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