Pour
une introduction à ce premier album de Jean Bruller...
Et si ce n'était pas le premier album publié par Jean
Bruller? Et si c'était l'ouvrage pour la jeunesse Frisemouche
fait de l'auto?
Roberta Sapino a publié en ligne « De Jean Bruller à Vercors : texte et images dans les 21 recettes pratiques de mort violente ».
Vous pouvez admirer quelques-uns de ses
dessins qui proviennent d'un site consacré aux artistes et aux poètes
de l'humour noir et de l'absurde: La
Môme Néant.
De gauche à droite: "Du suicide par chute
sur le sol", "Du suicide par asphyxie carbonique",
"Du suicide par section artérielle ou veineuse",
"Du suicide par immersion prolongée totale"
Approche de l’album
Contexte de la création
Une philosophie pessimiste ?
I Editions et rééditions
21 Recettes pratiques de mort
violente à l’usage des personnes découragées ou dégoûtées de la vie pour des
raisons qui, en somme, ne nous regardent pas constitue le premier album de
Jean Bruller publié le 10 octobre 1926. 425 exemplaires circulèrent cette
année-là. Il représente 21 manières possibles de noyer son chagrin dans le
suicide. Chaque chapitre contient un dessin et un texte explicatif. En 1977,
Dallayrac, chargé de la collection « la mort en question » chez
Tchou, eut la bonne idée de rééditer cet album de
jeunesse. Il collabora avec Vercors, lequel ajouta pour chaque chapitre
un commentaire rétrospectif dans le même esprit que le texte de 1926. Ce
commentaire tardif souligne à quel point Vercors n’avait pas perdu son humour
et sa verve. A la mi-février 2010 sortira chez Portaparole une autre réédition
de l’album, dans la même collection que pour Le Commandant du Prométhée,
afin de faire redécouvrir le dessinateur.
Allez lire mon analyse de cet
ultime récit de Vercors et des autres rééditions des œuvres vercoriennes depuis
le début des années 2000.
Cette réédition de 2010 permet de
faire sortir de l’oubli un album dont les exemplaires de 1926 circulent assez
rarement sur le Net et dans les librairies. Pour avoir le plaisir de le
feuilleter, il convient de se rendre dans certaines bibliothèques, en
particulier à la Bnf. Mais il est évident que les bibliophiles ne pourront
qu’apprécier les exemplaires des années 20 par rapport aux rééditions, parce
que Jean Bruller se soucia de la fabrication matérielle de ses ouvrages. La
réédition de 1977, bien qu’ayant le mérite de rendre visible à faible coût
financier l’album original, masque la saveur des dessins, la finesse du trait,
le rendu des coloris, soit dans leur
délicatesse comme ce bleu clair que l’on peut observer notamment dans les
chapitres II et VIII respectivement intitulés « Du suicide par immersion
prolongée totale » et « Du suicide par empoisonnement », soit
dans leur violence agressive volontaire tel ce rose récurrent décliné dans
plusieurs nuances (chapitre II toujours, ou chapitre VI : « Du
suicide par suspension par le col »).
Allez voir un ancien paragraphe
dans la page « Jean Bruller illustrateur » : « Comment se
procurer ces deux livres illustrés, et plus généralement les albums de Jean
Bruller ? ».
II Le dessinateur et l’imprimeur
Jean Bruller composa des albums
de luxe. Ses diverses chroniques dans La Quinzaine critique et dans Arts
et métiers graphiques attestent de son goût de la Belle Ouvrage. Comme il
le répéta courageusement dans ses articles, au risque de froisser certains
acteurs du livre, un beau livre doit combiner valeur du texte, de la
typographie et de l’illustration, afin de satisfaire à la fois l’œil, l’esprit
et l’intellect. Aussi Jean Bruller se préoccupa-t-il avec constance de la
qualité matérielle des ouvrages, donc bien sûr de la mise en forme de ses
propres albums. Le dessinateur était un technicien du livre expérimenté. Aussi
comprenons-nous le succès des Editions de Minuit
clandestines.
Pour 21 Recettes de mort
violente, le jeune dessinateur décida de s’auto-éditer (comme il le fera
pour son deuxième album Hypothèses sur les amateurs de peinture). Il se
rendit auprès de plusieurs libraires dans l’intention d’obtenir des
souscriptions d’avance. Notons que c’est à cette occasion qu’il rencontra son
ami Pierre de Lescure, directeur de la revue La Quinzaine critique
(1929-1932) et co-fondateur des Editions de Minuit. De même, le père de Henri
Creuzevault retint la moitié des exemplaires de tête de ce premier album. Les
connaisseurs de Vercors savent que le dessinateur éditera sa Nouvelle Clé
des songes chez Creuzevault fils, ainsi que Dix Légendes en marge du
livre, ouvrage de Samuel Sylvestre de Sacy qu’il illustra, belle mise en
abyme de l’histoire matérielle et technique du livre.
Les souscriptions en poche, Jean
Bruller franchit le seuil des ateliers d’imprimeurs qu’il prit soin de se
choisir en fonction de la qualité de leur travail artisanal (au sens noble du
terme) : les Presses des artisans imprimeurs et l’atelier des Coloris
Modernes (Jean Bruller fit encore appel à ce second atelier pour Hypothèses
pour les amateurs de peinture). Ses travaux pour la publicité avant la
publication de 21 Recettes de mort violente l’avaient amené à côtoyer
ces ouvriers du livre, donc à les choisir en connaissance de cause.
On ne peut raisonnablement faire
l’impasse de cette question si l’on veut pénétrer l’univers brullérien dans sa
complétude. Dans quelques semaines paraîtra mon article sur « Vercors et
l’imprimerie » dans l’ouvrage collectif L’écrivain et l’imprimeur.
Je déroule le fil du « roman d’amour » de Jean Bruller-Vercors avec
l’imprimerie, titre significatif d’un dessin de La Danse des vivants qui
représente un atelier typographique.
III Approche de l’album
1) Contexte
de la création
En réalité, ce n’est pas en 1926 que Jean Bruller créa cet
album, mais comme il le signifie lui-même à Gilles Plazy il composa cette « suite
de dessins fantaisistes exécutés en amateur quelques années plus tôt ».
En public, il ne fut pas plus précis sur la date exacte ; en privé, dans
une lettre datée de 1978, il posa clairement la date de 1923. Elle est
essentielle pour l’appropriation intellectuelle que nous allons mettre en
lumière dans la partie suivante. A cette date donc, en vacances avec son amie
d’enfance Yvonne Paraf, future cheville ouvrière
des Editions de Minuit clandestines, les deux jeunes gens se séduisirent avant
que la jeune femme ne se rétracte. Le soir, par dépit amoureux tout autant que
par jeu, Jean Bruller dessina un amoureux transi qui se suicide par
déception ; Yvonne poursuivit le jeu :
« je m’amusais à dessiner […] un amoureux transi
qui se fait sauter la cervelle. […] elle dessina un homme, droit comme un I de
rigidité cadavérique, tombé le nez sur un poêle entouré de fumée. Je dessinai
un homme qui se noie, comme Poil de Carotte, la tête dans un seau d’eau. Elle
dessina un homme qui se jette, bille en tête, du haut d’un cinquième étage. Je
dessinai un homme qui passe, tout aplati, dans les rouleaux d’un
laminoir ».
Ce projet resta confidentiel. Bientôt Jean Bruller effectua
son service militaire à Tunis. A son retour, plusieurs facteurs le
convainquirent de publier ce premier album. Parce qu’il devait gagner sa vie,
il se lança dans la publicité. Comme il le dit dans son livre de souvenirs La Bataille du silence, ce travail florissant
menaça rapidement ses velléités créatives. C’est pourquoi il mit fin à ce
travail alimentaire et sauta le pas de la publication de ses 21 Recettes de
mort violente. Vercors conclut ainsi devant Gilles Plazy:
« mes 21 Recettes de mort violente ont été
épuisées en trois jours [...]. Du coup la voie m'était ouverte et je suis
devenu, de caricaturiste amateur, un dessinateur à temps plein ».
2)
Une
philosophie pessimiste ?
L’univers brullérien est sombre.
A de nombreuses reprises, Vercors revint sur le pessimisme qui tarauda le jeune
homme dans l’entre-deux-guerres, guida le crayon et colora la philosophie de
l’artiste. Aussi est-il légitime de nous demander si son premier album
contenait ce pessimisme véhiculé avec le plus d’acuité dans La Danse des
vivants. Vercors répondit d’ailleurs à la question :
« C'est seulement quand
je préparais mon deuxième album que j'ai commencé à réfléchir un peu et à me
demander ce que nous faisions sur terre. […] C'est dans mon deuxième album, Hypothèses
sur les amateurs de peinture, qu’a commencé de se glisser un grain de
philosophie » (A Dire vrai).
Selon ce constat de 1989, l’album
est donc du comique pur. Le pessimisme aux accents pascaliens le frappera
brusquement juste après 21 Recettes de mort violente et se concrétisera
dans le deuxième album, et surtout dans Un Homme coupé en tranches.
Pourtant, dans Ce que je crois en 1975, voici qu’il a l’air de se
contredire :
« Sous le titre de 21
recettes pratiques de mort violente il traitait du suicide et le sujet
indique assez, malgré ses intentions burlesques, dans quel sens mes pensées,
entre-temps, avaient évolué ».
Cela semble corroborer un article
de la revue Connaissance des hommes dans lequel Vercors livre une date
très précise quant à ce tourment moral nouveau qui le frappa subitement. Selon
cette source rétrospective, c’est au printemps 1926 qu’il plongea dans ce
malaise existentiel, c’est-à-dire avant la publication de 21 Recettes de
mort violente en octobre de la même année. Cela témoigne conjointement que
cet album fut bien inventé avant 1926 et que Jean Bruller ne retoucha pas sa
création de 1923. Ce pessimisme était-il déjà là en 1923, mais en
latence ? Difficile à soutenir quand on lit les lettres du jeune homme
autour de ces années 20. Il se montre en effet d’une grande insouciance et
d’une légèreté affichée. Il apprécie les activités ludiques et joyeuses. Bien
plus tard, autant dans ses mémoires que dans ses fictions autobiographiques
tels Le Radeau de la méduse et Tendre Naufrage, Vercors se présenta comme un
enfant attardé jusqu’à l’écriture de son deuxième album. Ce qui nous fait aussi
dire que 21 Recettes de mort violente appartient
au pur comique, c'est qu'à la même époque,
entre 1923 et 1924, Jean Bruller dirigea 16 numéros de sa propre revue
intitulée L’Ingénu, à l’humour au premier degré, du comique pur et
festif tournant autour des relations maritales et adultérines. 21 Recettes
de mort violente se présente donc comme un album à l’humour truculent.
Humour macabre de jeunesse, conclut Vercors à un correspondant.
Jean Bruller débuta sa carrière
par un ouvrage agrémenté d’un texte conséquent. Cela permet de comprendre à
quel point le dessinateur goûtait déjà l’écriture et s’inspirait d’héritages
culturels. Le postulat de départ vise à signifier que l’auteur ne fera pas
l’apologie du suicide. Son but est plutôt de procéder à un renversement des
mentalités sur ce sujet grave : tout son argumentaire sert à prouver que « l’anormal
est, non pas que l’on se suicide, mais bien qu’on ne se suicide pas ».
L’homme ne devrait pas confier sa mort au hasard, mais choisir « le
lieu, l’époque et les circonstances » de sa finitude. Suivent 26
chapitres destinés à montrer l’étendue et la variété des modes de suicide
adaptés à la personnalité de chacun. 21 Recettes de mort violente est un
manuel clé en mains pour les suicidaires. L’auteur, investi dans sa mission,
entend alors décrire les divers modes du trépas dans le but charitable d’aider
les candidats à la « Grande Expérience » !
Chaque paragraphe des chapitres
est ciselé. Il exhibe sa maîtrise du dispositif textuel humoristique. Il
consiste en une définition de la palette de moyens de se donner la mort révélés
dans les titres des chapitres, avec des exempla illustres du passé, puis
en une description technique du mode opératoire le plus efficace. L’humour
tient dans le décalage entre le docte exposé scientifique au ton imperturbablement
détaché de tout pathos et le développement d’une réalité perçue communément
comme révoltante. Chaque chapitre s’amuse de manière immuable et parodique de
cet écart. Le caractère itératif du tissu textuel d'un chapitre à l'autre accentue habilement cet
humour noir.
21 Recettes de mort violente
ne figura pourtant pas dans L’Anthologie de l’humour noir d’André
Breton. La sortie de l’album en 1926 fut remarquée par les Surréalistes qui
dépêchèrent le défroqué abbé Gegenbach auprès de Jean Bruller…en vain. En
effet, l’artiste éprouva toujours des sentiments ambigus pour ce mouvement
littéraire. D’un côté, Vercors reconnaissait la même identité de refus d’un
univers absurde (Cf. sa préface à l’ouvrage Tapisseries de Jean Lurçat,
Pierre Vorms, 1958) ; de l’autre, il condamnait les procédés des
Surréalistes. Explicitement dans Arts et métiers graphiques (n°44 du 15
décembre 1934), le chroniqueur écrivait :
« On sait que le Surréalisme consiste à laisser, si
l’on peut s’exprimer ainsi, parler l’inconscient (donc à supprimer le contrôle
de la raison). Les œuvres des Surréalistes m’intéressent généralement peu,
parce que, justement, on y sent trop l’invention consciente ».
Les dessins (qui accompagnent le texte ou qui sont
accompagnés par le texte ?) jouent de cet écart constaté plus haut. Par
exemple, dans le chapitre II, « Du suicide par immersion
prolongée totale», un plan d’ensemble découvre un homme dans les
profondeurs de l’océan, la corde au cou attachée à une pierre. L’insolite vient
de l’impassibilité de cet homme observé par des poissons interloqués pendant
qu’il attend sa mort imminente, les mains dans les poches. Le contraste de la
délicatesse du bleu clair de la mer et de la violence criarde du rose des
poissons et du vert de l’asphyxie assure son effet. Ce dessin est à rapprocher
de celui du chapitre XI, « Du suicide par écrasement » dans lequel un
homme attend patiemment sur les rails le passage du train, montre en main, ou
de celui du chapitre X, « Du suicide par empalement » avec cet
imperturbable homme empalé à un piquet. Le vert de l’asphyxie rappelle celui
du chapitre VI, « Du suicide par suspension par le col », au vert de
la maladie (chapitre XIX, « Du suicide par contagion volontaire ») et
se décline en jaune, celui de l’inanition fatale (chapitre XX : « Du
suicide par défaut d’alimentation »).
Nous pourrions multiplier les
exemples. Disons du moins ceci: autant de dessins, autant de
scènes théâtrales à l'exagération parodique. Les candidats au suicide sont cernés
par un rectangle
fortement coloré, ou dans une auréole caractéristique des dessins d’humour et
de jeunesse de Jean Bruller. Pour comprendre de quoi il est question, regardez
au haut de cette page pour le dessin "Du suicide
par asphyxie carbonique" le personnage enfermé
dans son cercle jaune sur le sol.
Bien que nous l’ayons dit dans
d’autres pages de ce site, nous rappellerons que « Du suicide par
immersion prolongée totale » (chapitre II) est annonciateur de ce réseau
lexical récurrent chez le double artiste, ce silence et cette mer d’avant le
mythique récit de 1942, vecteur de l’oubli des autres œuvres. Dans une émission
de Bernard Rapp, Vercors se plut à cette réminescence de ce dessin de 21
Recettes de mort violente:
« Oui (…) après la guerre
précédente, je veux dire, Dorgelès a écrit Les Croix de Bois et son ami
Gus Bofa, qui était un confrère, un grand dessinateur et qui est un peu oublié
ce qui est d’ailleurs tout à fait dommage, car c’est un grand dessinateur, a
publié une plaquette qui s’appelait Synthèses littéraires et en une
image il synthétisait l’œuvre d’un écrivain, et Dorgelès, c’était un homme qui
portait une énorme croix sur son épaule parce qu’effectivement il était l’homme
des Croix de Bois pour toujours. Et moi, je pense qu’on pourrait me
représenter au fond de l’eau avec une pierre au cou dans le silence de la
mer ».
Allez lire le paragraphe sur les
réseaux lexicaux dans la page consacrée à La
Bataille du silence.
Un album jubilatoire à
redécouvrir assurément…
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