Vercors
face à mai 68
Préambule
Les
questions politiques et sociales
Vercors
dans la mobilisation collective
Les initiatives
personnelles de Vercors
"Pour
la jeunesse": lettre de Vercors au
Général de Gaulle
"Les
parents terribles"
Son combat dans
la guerre contre le Vietnam
Les
questions sociétales et culturelles
Vercors,
un réactionnaire progressiste
Le
changement culturel et sa récupération
Préambule
Depuis
de nombreuses années déjà, "Mai 68"
cristallise les esprits pour tenter d'expliquer
notre monde actuel. Pour les contempteurs
de cet événement, il est la cause
de tous nos maux présents (crise morale,
crise de l'autorité, crise de la famille,
crise des moeurs, crise de l'école,
individualisme effrené, consumérisme...).
Pour ceux qui se réclament de son héritage,
il a été vecteur de progrès et d'avancées
sans que l'on ait pu aller au bout du processus
de libération et d'émancipation des humains.
Au
moment de cette contestation estudiantine
et ouvrière, Vercors avait 66 ans. Il n'hésita
pas à être solidaire de cette révolte, aux
côtés d'autres intellectuels aux affinités
sociologiques et intellectuelles identiques.
Il serait faux de croire que ce symbole
de la Résistance intellectuelle, ayant démissionné
de la Présidence du CNE
en 1956 et s'étant globalement éloigné du PCF avec un
ouvrage-état des lieux PPC
l'année
suivante (sans rompre toutefois), s'était désengagé de l'action
politique. Depuis cette époque, il s'était
mis en grande partie en retrait, mais toujours au
sein des institutions littéraires et politiques
qu'il fréquentait, comme le CNE et le
PEN Club. Pour cette dernière association,
c'est Pierre Emmanuel qui revint en 1973
vers Vercors pour le convaincre d'adhérer
à nouveau et de ne pas seulement jouer les
figurants. Néanmoins, de 1956 à 1968, Vercors
continua à être attentif à l'actualité et
à s'engager dans des prises de position
selon des logiques d'alliance et de conflit
plus variées. Ainsi, sa mobilisation contre
la guerre d'Algérie l'éloigna du PCF (Voir
le bas de ma page "Brèves"
pour rappel rapide de son rôle). Et, on
le verra plus loin dans cette page, il fut
dans les années 60 aux premiers rangs d'une
autre bataille. Sa solidarité avec les étudiants
de mai 68 s'explique d'ailleurs en fonction
de cette autre bataille, puisque l'écrivain
fit une lecture analogique des deux
événements.
Pour une approche plus large de la mobilisation
des intellectuels en mai 68, je vous conseille
de lire en ligne Les
mobilisations de l'avant-garde littéraire
française en mai 1968,
et également l'ouvrage Les Clercs de
68 de Bernard Brillant (PUF, 2015).
Les
questions politiques et sociales
1) Vercors dans la mobilisation collective
Vercors s'enthousiasma
de la contestation des étudiants et il soutint
activement le mouvement de convergence entre
les étudiants et les ouvriers. Dans une
lettre de son épouse Rita Barisse à leurs
amis les Bieber, on apprend d'ailleurs que
Vercors alla, comme d'autres intellectuels, à
la rencontre des ouvriers dans les usines.
Il se détacha donc de la politique des dirigeants du PCF
qui assimilèrent les étudiants à des "petits
bourgeois" au service de la Bourgeoisie.
Le 18 juin 1968 dans Le Monde, Vercors
et des intellectuels habituellement
proches des positions du PCF (Jean Vilar,
Robert Merle, Etienne Lalou, Alfred Manessier,
Roberto Matta, Jacques Berque, Jean-Claude
Pecker, Paul-Henry Chombart de Lauwe, Georges
Condominas, Jacques Droz, Jacques Gernet,
Jacques Le Goff, André Miquel, Roger Portal),
dirent dans une lettre leur désapprobation
du positionnement du Parti. Ils exprimèrent
leurs "regrets qu'envers les
étudiants dans la présente circonstance,
comme en d'autres dont elle découle, la
perspicacité et la sympathie aient
de votre part laissé à désirer".
Le lendemain, dans Le Monde des 19 et 20 mai 1968,
le CNE publia un communiqué de solidarité
avec les étudiants. Parmi les signataires,
outre Vercors: Adamov, Aragon, Effel, Madaule, Merle,
Roy, Sarraute, Triolet, Gascar,
Leiris, Sartre, de Beauvoir...
Le 26 juin, Le Nouvel
Observateur publia la « Lettre au Parti Communiste Français »,
lettre reprochant le manque de perspicacité du Parti face à ce
soulèvement, signée par 21 personnalités dont Vercors.
Les circonstances de
ces mises en cause publiques nous sont livrées
dans une lettre de Vercors à Roland Leroy,
rédacteur en chef de
l’Humanité, le 14
juillet de la même année: selon lui, cette lettre aurait dû d'abord être distribuée
au PCF avant d'être rendue publique, afin
d'engager la conversation et de faire revenir
le Parti de son erreur d'analyse de la révolte,
donc de son erreur de stratégie dans son
positionnement. Cette
lettre, dont vous pouvez prendre
connaissance au format pdf, appelle plusieurs
commentaires:
- On reconnaît là la
posture constante de Vercors, qu'on la juge sage,
naïve ou aveugle: sa volonté depuis la Libération
d'être suffisamment convaincant pour établir
une jonction entre les membres du PCF et
ses sympathisants dont il faisait partie et
qu'il jugeait plus clairvoyants dans leur lecture
du monde. Vercors crut souvent qu'il pouvait
avoir un rôle dans l'alliance des membres
et des compagnons de route pour engager
le Parti dans un processus de destalinisation.
Il espérait agir dans le sens d'une réforme
interne de ce parti politique. Il faut rappeler
que cette démarche est consubstantielle
à Vercors. N'oublions pas que sa fable anthropologique
repose sur l'interrogation des hominiens,
puis sur leur révolte/ réforme/ révolution
interne face à leur sort injuste (Voir ma
page sur La
Sédition humaine). Dans sa
lettre à Roland Leroy, Vercors se plaça
dans le rôle de la conscience éclairée dans
la lecture des événements pour amener le
PCF à s'interroger (mieux) et à se révolter
avec la jeunesse dans un élan de solidarité.
Le parallèle avec sa fable anthropologique
me semble signifiante du noyau inaltérable
de la personne même de Jean Bruller.
- Vercors dévoile sa
vision de la jeunesse de l'époque. Pour
lui, avant "mai 68", une majorité
dépolitisée était soumise à la société
consumériste, donc elle se dirigeait droit dans
une impasse. Cette voie sans issue, une
minorité qu'il décrit comme des jeunes gens
portés vers le "hooliganisme"
ou le "gauchisme anarchisant"
la prend dangereusement dans une "révolte
stérile". De ces deux cheminements qu'il
n'approuve pas, on comprend toutefois que
Vercors éprouve plutôt de la pitié pour
le premier et de la désapprobation totale
pour le second. Sa pitié se transforme en
admiration pour cette majorité au soulèvement
porteur d'espoir d'un changement de société.
Cette révolte-là, solidaire, n'est
pas stérile pour l'écrivain. Elle est positive,
celle d'une concience en éveil et en action.
- Pour lui, le PCF devrait
être le relais politique de ce soulèvement
estudiantin et ouvrier. Or, s'il n'en est
rien, c'est parce que, selon l'écrivain,
le Parti a mal
analysé la situation. Il
« a pris la cause
pour l’effet » en pensant que le "gauchisme" menait la
majorité. Vercors n'analysa pas davantage l'attitude
du PCF face à la jeunesse, et on peut s'interroger
sur son erreur de jugement.
- Ses paragraphes allant
de "mes convictions socialisantes"
à "à l'Est comme à l'Ouest"
sont essentiels pour comprendre la pensée
politique et philosophique de Vercors ainsi
que son attitude. Il faudrait y revenir
dans un autre article, mais vous pouvez
déjà les rapprocher de ma page Du
contrat social vercorien.
2) Les initiatives
personnelles de Vercors
Outre son évolution dans
les mobilisations collectives des clercs,
Vercors défendit personnellement la
cause de la jeunesse dans plusieurs textes
publics. Dans la partie "Ce que la crise fait aux avant-gardes émergentes"
de l'article en ligne Les
mobilisations de l'avant-garde littéraire
française en mai 1968, l'auteur
montre que le mouvement prit de court les
intellectuels et les bouscula dans
leur légitimité au point que leur forme
de mobilisation et
leur répertoire d'actions durent s'adapter.
Vercors, quant à lui, resta toujours en
retrait des conflits d'intérêt dans le champ
intellectuel pour obtenir gloire et reconnaissance.
Souvenons-nous que dès la Libération il
regrettait déjà le temps de la solidarité
dans la clandestinité. Loin de ces querelles
d'ego, il continua donc à utiliser les formes
d'alerte et de protestation traditionnelles.
"Pour
la jeunesse": lettre de Vercors au
Général de Gaulle
Fort de son aura d'écrivain
résistant, Vercors s'adressa directement
au Général de Gaulle dans une
lettre ouverte (format pdf).
Il conjura
l’ancien chef de la Résistance de comprendre ce réveil salvateur
qui repoussait le pays bien loin du « modèle de société
consommatrice », à l’image néfaste des États-Unis. Il fit la même analyse
auprès de Roland Leroy cité plus haut dans
cette page. C'est bel et bien la dimension
anti-capitaliste et anti-américaniste que
Vercors vit dans le soulèvement de "mai
68". D'ailleurs, deux ans plus tôt,
il en faisait déjà le sujet de sa fiction Quota ou les Pléthoriens
(en réalité dès 1950, puisqu’il fomentait ce projet avec
son ami Paul Silva-Coronel dès cette époque). Quota ou comment
pousser jusqu’à l’absurdité à une consommation toujours plus
effrénée, et plus pernicieusement, comment procéder pour que cet
acte devienne le but ultime de l’existence. Dans sa lettre au
Président, Vercors se réjouit que cette jeunesse « découvre que
la civilisation, ce n’est pas cela, que l’homme, ce n’est pas
cela. Qu’elle retrouve, sans le savoir, […] le sens de la vie
dans l’interrogation », essence même de la quête philosophique
de Vercors, qui rejoint sa lettre à Pierre Ryaniol que j'avais étudiée dans
Du
contrat social vercorien.
Il me semble qu'il convient
de tempérer son assertion
"ce
n’est pas l’appétit d’un meilleur avenir économique, ce n’est
pas même celui d’un changement social".
Les revendications concrètes pour une amélioration de l'existence, les mots
d'ordre anti-constitutionnels, autogestionnaires
et anti-répressifs ne plaident pas en ce sens
unique que Vercors donne au mouvement
contestataire. Le moteur de l'action fut plurifactoriel.
"Les
parents terribles"
Le 16 mai 1968, Vercors
publia l'article "Les parents terribles" dans
Le Monde. Voici la suite des archives
du journal:
"Cette guerre des générations va peser sur la France, je le crains, d'un poids bien lourd. La
vision de l'existence humaine que peuvent avoir, à l'entrée de leur vie responsable, ces jeunes
gens désemparés, a de quoi enflammer leur révolte. Ils pouvaient croire jusqu'à ces derniers
jours que leurs prédécesseurs manquaient à leur égard non de bonne volonté, mais de moyens
et d'idées. Ils savent aujourd'hui que, s'ils prétendent élever la voix et prendre en main leur
propre destin, la génération des adultes réagira par la violence et les réduira au silence, sous
les coups de la force armée. Cela ne s'oublie pas, et je doute que les pères retrouvent jamais
l'estime et le respect des fils qu'ils ont fait assommer, asphyxier, pour les contraindre à la
soumission. Les conséquences lointaines de cette mémoire-là, je me demande si personne est
en mesure de les prévoir".
Peut-on voir dans "mai
68" un conflit générationnel? En partie,
oui... Peut-on du moins généraliser et classer
les acteurs en deux camps résolument opposés?
Les forces armées ne représentaient pas
tous les adultes. Elles obéissaient au pouvoir
politique en place, pas aux adultes en général.
Et des adultes, - les intellectuels notamment
- firent partie de ceux qui aidèrent le
mouvement, quel que soit le moyen utilisé.
De plus, qui furent ces jeunes? Cette notion
est bien vaste, déconnectée des enjeux sociologiques.
Tous ne participèrent pas à ces manifestations,
tous n'adhérèrent pas aux idées de cette
grève. Le problème est donc plus complexe
que Vercors ne semble le décrypter.
3) Son combat dans
la guerre contre le Vietnam
Il
fit pour "mai 68" des analogies
avec son combat contre la guerre du Vietnam.
Nous pouvons expliquer sa lecture de ces
événements par rapport à ses prises de position
anti-impérialistes et anti-américaines.
Son positionnement face à "mai 68"
plonge ainsi ses racines dans ses luttes
antérieures. Il prolonge ces dernières et
trouve donc sa logique.
Dans
ce combat, il se rapprocha du PCF, alors que la guerre d’Algérie
l’avait tenu éloigné de celui-ci. Dès février 1965, la gauche,
PCF en tête, s'indigna contre les bombardements américains sur le
Vietnam du Nord, base arrière de la guérilla du Viêtcong qui, au
Sud-Vietnam, avait fondé à la fin de 1960 le Front National de
Libération. Le Monde du 24 février publia un grand manifeste,
émanation du Mouvement de la Paix.
Comme au début de la guerre d'Algérie,
le rassemblement de cette gauche fut composite, marqué du sceau de
l'anti-américanisme. Les années 1965-1966 bouillonnaient de
l'activité de ces militants favorables à la paix et à la lutte du
peuple vietnamien pour la réunification de son pays. Leur combat
commun aboutit à la volonté de mettre en place des États Généraux
pour la Paix au Vietnam en 1967. Vercors prit une part active à leur
organisation, c’est ce qui ressort de sa correspondance inédite, comme nous l'apprend une lettre de Rita
Barisse aux Bieber du 11 avril 1967. On apprend que Vercors présida la
manifestation fin mai, perturbée par les heurts avec l’extrême droite.
Tribunes et articles se multiplièrent et son correpondant Pierre Tarcali le félicita
de sa pensée si juste sur la situation de ce pays, pensée qu'il livra dans
Le Monde du 24 octobre 1967.
L'Appel des intellectuels pour un grand rassemblement se tint le 23 mars 1968 à
Paris, au Parc des Expositions de la porte de Versailles. Dans la lettre au
couple Honan, datée du 3 avril, Rita Barisse se réjouit de la
réussite de cette journée aux multiples manifestations. Rita
Barisse se félicita de la convergence des clercs de gauche montés
sur une tribune représentative de tous les courants de la
Résistance, lors de cette journée au Parc des Expositions. Ce
parallèle avec la Seconde Guerre mondiale n'est pas spécifique à
Vercors: beaucoup d'intellectuels s'insurgèrent contre ce qu'ils
appelèrent un nouveau génocide.
Parmi
ces multiples manifestations, un
film sur le Vietnam proposé par le cinéaste Joris Ivens. Totalement
engagé contre cette guerre impérialiste, ce réalisateur obtint un
prix pour Le Ciel la Terre (1965), documentaire sur la vie
quotidienne des Nord-Vietnamiens survivant sous les bombes des B-52
américains.
Dans sa lettre du 16 décembre
1966, il invita les Bruller à visionner le film. Il
récidiva en 1967 avec Loin du Vietnam, co-réalisé avec Resnais,
Varda, Godard, Lelouch et Klein, et en 1968 avec Le 17e parallèle.
En 1972, à la suite immédiate de
l'intervention publique d'anciens résistants et déportés, des
organisations de gauche auxquelles s'associa Vercors appelèrent à
manifester le 20 janvier 1973 devant l'ambassade des États-Unis, le
jour de l'entrée en fonction du Président Nixon dans son deuxième
mandat.
Vercors continua la lutte après cette
journée du Parc des Expositions, de l'appel du 8 mai 1968 publié
dans Le Monde au retrait des Américains du Vietnam en avril 1975.
Dès août de cette année 1975, Vercors se rendit à Hanoï pour
fêter le trentième anniversaire de la République du
Nord-Vietnam, puis après être reparti en octobre, il commenta ce
qu'il vit sur place dans son témoignage « Le Vietnam dans la paix
», « sans prétendre en tirer, bien sûr des conclusions trop
hasardeuses », article publié dans Le Monde des 7, 8 et 9
octobre : si Hanoï offre le visage d’une « pauvreté digne mais
souriante », écrivit Vercors, Saïgon connaît des problèmes
monumentaux avec des bidonvilles misérables et des pénuries de
matières premières, héritages de la guerre coloniale. Le chemin
est encore long, les deux populations ayant à apprendre à vivre
ensemble dans la réunification tant humaine que politique. Vercors
finit en espérant que les liens entre ce pays et la France
perdureront.
Il
convient d'ajouter qu'au début des années
60, Vercors participa à la revue Partisans
de François Maspero. Celui-ci représentait
la sensibilité tiers-mondiste, anticolonialiste
et anti-impérialiste. Vercors ouvrit le
premier numéro de septembre-octobre 1961
par un discours programmatique de cette
nouvelle revue. Sa lecture de "mai
68" se situe dans la droite ligne de
son anti-impérialisme de toute cette décennie.
Les
questions sociétales et culturelles
1)
Vercors, un réactionnaire progressiste
Dans le feu des événements,
Vercors s'intéressa donc à la critique
de l'économisme et du productivisme, cette
focale coïncidant parfaitement avec sa propre
philosophie du sens de l'humain. Pour autant,
dédaigna-t-il l'exigence d'émancipation
individuelle à l'égard des cadres rigides
traditionnels?
Je n'ai pas trouvé de
textes de l'écrivain, concommittants à mai
68, de défense des aspirations des opprimé(e)s
d'une société patriarcale, corsetée dans
une hiérarchie verticale. Cela tend à prouver
que ce n'est pas ces revendications dites
sociétales qui retinrent son attention.
Pourtant, dans le sillage de cette révolte,
il se prononça pour des avancées en faveur
des femmes: dans son essai de 1975, Ce
que je crois, il milita pour le droit
à l'avortement, c'est-à-dire pour le droit
des femmes à disposer de leurs corps. Cette
loi, votée de façon houleuse, fut fondamentale pour
distinguer procréation et sexualité. Vercors
ne défendit pas, en revanche, la loi pour
le droit à la contraception, alors qu'elle
est tout aussi essentielle. En
1978, dans un ouvrage pour la jeunesse,
Camille ou l'enfant double, Vercors mit
en scène des parents qui, en cachant l'identité
de leur enfant, espèrent pour leur fille un
destin libéré de la pétrification mentale
générée par les carcans des stéréotypes
des genres. Chaque être humain, en particulier
les filles et les femmes sur lesquelles
pèse encore plus le poids des rôles sexués traditionnels,
doit être considéré comme un individu, au-delà de son sexe: telle est la morale de
ce conte. Ces deux ouvrages se prononcent
ainsi en faveur de la liberté et de l'égalité
de la moitié de l'humanité, dans le prolongement
des revendications féministes de mai 68.
Mais Vercors est un "féministe
misogyne". Sous le progressisme
de certaines de ses idées se cache une vision
conservatrice de la femme, produite
par une vision réactionnaire de la sexualité.
Dans ses albums et dans ses récits il décline
les 3 images (images idéologiques à
combattre car très dangeureuses pour
la vie des femmes dans les sociétés) de
la vierge, de la maman et de la putain.
La sexualité est peccamineuse dans son esprit.
Aussi rejette-t-il sa culpabilité apprise
depuis l'enfance sur les
compagnes féminines. La compréhension
du plaisir féminin est nulle, ou presque. Je
l'ai notamment démontré à
cette page, je vous invite à
la relire.
Dans Ce que je crois,
il défendit donc le droit des femmes à l'IVG,
quand, un an plus tôt, au tout début de son
roman autobiographique Tendre
naufrage, il condamnait la
volonté de libération sexuelle
de mai 68. Dans un court préambule, Vercors
dit ainsi:
"Car [l'auteur]
apercevait aussi qu'avec l'évolution des
mœurs de ces dernières années devenait plus
étrange, pour ne pas dire plus saugrenue,
mais aussi plus doucement poignante, certaine
pudeur des rapports entre adolescents qui
avait cours dans sa jeunesse".
Au début de ce récit
encore, il dresse un portrait sociologique
de la jeunesse des années 20 face à la relation
amoureuse. Implicitement aussi, il donne,
par le choix de ses mots, par l'image de
la femme et le thème des rapports amoureux
de toute sa littérature, son avis
sur la morale sexuelle qu'il favorise. Dans
l'extrait ci-dessous, le personnage principal
Marc rencontre Clémence:
"ils ont bientôt
fait de se lier et sans doute, de nos jours,
n'auraient-ils pas tardé à coucher ensemble.
Mais en même temps, dans cette première
moitié des années vingt, c'était très mal
vu encore et pas du tout du genre ni d'elle,
ni de lui, du genre de la société "bien
élevée" qui était la leur. Une jeune
fille était censée venir vierge au mariage.
C'est par abus que l'on désigne cette période
sous le nom récent des "années folles",
elles n'étaient telles que pour un tout
petit groupe de gens gravitant de Montparnasse
à Boeuf-sur-le-Toit, dans le sillage de
Jean Cocteau et des surréalistes. Mais ces
mœurs échevelées n'avaient guère débordé
ce milieu très restreint".
Le noyau de ce roman
réside dans la pureté des sentiments amoureux
face à l'impureté de la sexualité. Sexualité
entre jeunes gens qui, à ses yeux, a pris
une trop grande place dans les relations
amoureuses des années 70. Or, c'est la sexualité
libre des femmes qu'il remet en cause, plus
que celle des deux sexes. En effet, en 1969
dans le roman (largement autobiographique)
Le
Radeau de la méduse,
si le personnage principal de Fred, "élevé
dans le respect d'une excessive pruderie"
au point de se croire malade et impur
face à ses désirs naissants, reste
niais et innocent jusqu'à sa première expérience
sexuelle d'un soir avec une femme plus âgée,
ses camarades décident à leurs 18 ans de
joindre "leurs économies pour se
payer une poule". Sa fiction de
jeunes gens purs à son époque (le fameux
"c'était mieux avant"!) ne tient
pas un instant, sans
qu'il ne s'aperçoive vraiment de ses
contradictions. Dans sa morale, la jeune
fille bourgeoise est préservée jusqu'au
mariage, elle doit être pure, tandis que
les jeunes hommes ont droit aux prostituées
en attendant le mariage. De manière cocasse
car hypocrite, avant et après cette
information sur ses camarades, Fred (et
son double narrateur) dit:
"Aujourd'hui,
partout et à tout âge, la sexualité est
à l'ordre du jour. Jusqu'à faire partie
du monde de l'enfance. [...] " à présent
gamins mâles et femelles pratiquent presque
au berceau" (chapitre
IX).
Sauf
que...le récit du Radeau de la méduse
démontre à chaque coin de pages que la
sexualité est partout et à tout âge à l'ordre
du jour bien avant mai 68! C'est d'ailleurs
l'objet de la révolte outrée du jeune Fred
et l'origine de son premier pamphlet. Quelle
différence donc entre les années 60-70 et
avant? Pour les jeunes hommes surtout, la
sexualité
existait - comme d'ailleurs Vercors le raconte,
tout en affirmant ensuite l'exact inverse
-, ce qui entraîne
des contournements pour trouver des partenaires
(prostitution, par exemple). Pour les jeunes
filles, elle existait beaucoup moins, voire
pas du tout, par l'imposition d'un carcan
idéologique. Pour les adultes, nous dit
encore Vercors, elle était
partout, mais
elle ne se disait pas...ou on en riait sous cape,
tout en faisant semblant de croire qu'elle
n'existait pas. Comme dirait Gide, "Le
véritable hypocrite est
celui qui ne s'aperçoit plus du mensonge,
celui qui ment avec sincérité". La
demande dans les années 60-70, c'est de
s'émanciper de cette hypocrisie qui ne permet
pas aux couples de vivre totalement leurs
histoires d'amour, de briser ce culte du
secret ambiant qui engendre de la culpabilité.
Par son système idéologique travaillé par
la pudibonderie et par l'hypocrisie tacite,
Vercors regarda les comportements minoritaires
de mai 68 pour se conforter dans l'idée
que c'était mieux à son époque. Il confondit libération sexuelle, liberté
sexuelle avec licence sexuelle et
libertinage.
Il véhicula également
de nombreux poncifs propices au maintien
des lois sociales et patriarcales établies
de longue date. Parmi ces idées reçues,
le viol est surtout le crime d'un
prédateur inconnu. L'un des dessins de l'album
Silences (1938) est à ce titre éloquent:
une femme traversant seule une forêt sent
la peur l'envahir quand elle croise un homme
potentiellement dangereux pour elle. La
symbolique du lieu conduit à entériner l'idée
de l'irrépressible sexualité de l'homme,
censé être un violeur par nature que la
culture répressive tente de policer (Vercors
ne dira rien sur la culture du viol). Or,
dans la majorité écrasante des cas, le viol
n'est pas le fait d'un inconnu dans un endroit
désert. Il est commis par un proche de la
victime. Et tabou des tabous: au sein de
la famille. Ponctuellement, Vercors évoqua
le viol intra-familial, dans un mépris de
classes et un aveuglement dont il ne se
rendit
pas compte. La petite fille Clémentine,
héroïne éponyme de son récit, issue du peuple,
est violée par son père et ses frères. En
revanche, dans Monsieur Prousthe (2e
tome de la trilogie Sur ce Rivage)
qui met en scène un pervers sexuel au sein
d'une famille bourgeoise, l'inceste que
subit l'adolescente est requalifié en consentement
mutuel.
A part ces deux exemples,
Vercors ne parla quasiment pas du viol et
de l'inceste, comme la majorité d'ailleurs
puisque l'omerta régnait....et, hélas, règne
encore trop grâce à tous ces poncifs sclérosants.
Si, de nos jours, le silence autour de ces
injustices de l'inégalité et de ces crimes
est de plus en plus difficile à contenir
autant par l'ordre établi que par nos imaginaires
réfractaires à cette réalité, c'est certainement
grâce à la lente évolution des mentalités
depuis mai 68. L'émancipation très progressive
des femmes depuis cette période en France
a permis
la dénonciation des violences à leur encontre
et du sexisme délétère. Cette émancipation
a pour corollaire celle des enfants (les
avancées et les régressions autour des droits
des femmes et des enfants sont inextricablement
liées). Des scandales à la Spotlight
éclatent enfin,
car la parole se libère. La violence intra-familiale
est de moins en moins tolérée au nom du
bien-être et de l'intégrité physique, sexuelle
et psychique des individus. Et en parlant
de cet éclairage individuel,
on déplore généralement l'individualisme
de cette société post-68 que l'on assimile
ipso facto à l'égoïsme. Ce glissement
est quasi-systématique. Or, peu d'intellectuels
affirment que c'est l'intérêt pour l'individu qui permet l'évolution progressiste:
dans cette conférence
sur le viol
de guerre, l'intervenante rappelle
que le doux nom de "rapt" est,
à partir du siècle des Lumières, enfin qualifié de "viol" des femmes.
Pourquoi le XVIIIe siècle?
L'individu
est davantage pris en compte. De même, dans
ce débat,
à partir de la 26e minute: dans les
sociétés qui ne pensent pas qu'elles sont
définies par le biologique, la femme
violée subit moins la double peine
de l'opprobre, de l'exclusion, de la honte
(29 à 31mn). Vercors n'évoqua pas le viol
de guerre. Toutefois, dans un court texte
inédit acheté par le fonds Vercors, il décrivit
la femme comme "repos du guerrier".
On comprend, avec les autres multiples indices
que j'ai mis au jour, qu'il resta ancré
inconsciemment dans ce qui participe à la
culture du viol, à l'impunité et à l'exercice
de la toute-puissance qu'un type
de société permet aux hommes.
Vercors
est bel et bien un réactionnaire progressiste
sur
le plan des moeurs. C'est, sur la scène
privée, l'homme
du maintien de l'ordre établi, donc par
prolongement sur la scène publique, un penseur gardien des carcans
d'une société, avec néanmoins quelques échappées fondamentales
en faveur d'une évolution.
2) Le changement culturel
et sa récupération
Mai 68 cristallisa l'aspiration profonde
au changement de société qui couvait depuis
plusieurs années et qui, à force d'être
contenu, s'exprima dans cette disruption
spontanée. Cette génération, en raison des
changements sociaux d'après guerre, s'interrogeait
sur sa place en tant qu'individu, sur
son sens, quand régnait toujours autant l'immobilisme
des pratiques sociales et de l'organisation
du travail.
Deux articles - celui-ci
et celui-là
- synthétisent avec pertinence ce hiatus
devenu intolérable. Ils montrent également
l'aubaine que représenta ces revendications pour
un capitalisme à bout de souffle. Pour rebondir,
ce capitalisme, caractérisé par son intelligence
adaptative, sut vite récupérer
ces aspirations:
- Dans cet article,
l'auteur étudie le tournant libidinal du
capitalisme. Ce dernier envahit le temps
libre concédé par des activités d'hyperconsommation
grâce à son industrie du loisir.
- Par recherche du profit
maximal, par recherche de nouveaux consommateurs,
il accepta les revendications féministes
du moment afin que les femmes, libérée de
la tutelle maritale, puisse se placer sur
le marché du travail. Dans cet article,
dans la dernière partie "Le rôle historique
du capitalisme", Christophe Darmangeat
explique le paradoxe de cette organisation
sociale capitaliste qui a constitué un facteur
d'émancipation des femmes, tout en maintenant
l'oppression de celles-ci.
- La libération sexuelle,
quoique effective en partie, n'a pas trouvé
son point d'aboutissement. L'industrie du
sexe exploite la frustration de millions
de gens. D'érotisme, on n'entendra pas parler.
La société livrée au spectable audiovisuel
vulgaire éloigné de toute émancipation, absorbe
tous les poncifs masculinistes d'une grande
violence, elle est incitée à voir le corps
comme une marchandise. Face à ce rouleau
compresseur, de minimes avancées bien fragiles :
à la rentrée 2017 un seul manuel de SVT
(Editions Magnard) a enfin représenté avec
exactitude le sexe féminin! (Voir cette
page de France
culture).
Etc.
En 2017, nous semblons
de nouveau à un tournant: la crise du néolibéralisme,
ses excès, les souffrances qu'il génère,
poussent beaucoup à s'interroger sur le
sens de leur existence, sur la valeur-travail
et sur les actions concrètes pour redonner
du sens et se réapproprier leurs vies. Ces
idéaux gagnent du terrain, particulièrement
dans le domaine
écologique, mais surtout
dans une dimension
morale de changement individuel
(relocalisation, bio, AMAP, zéro déchet,
DIY, etc, etc, etc.) plutôt que dans une
dimension plus politique malgré des tentatives
que cet article
interroge. Pour se renouveler, le capitalisme
guette ces initiatives de nouvelles pratiques
de consommation qui se concrétisent et
commence à se les réapproprier avec la souplesse
et la puissance qui le caractérisent.
Article
mis en ligne le 30 janvier 2017 et le 1er
juin
2017
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