Un Homme coupé en tranches (1929)
Quelques clés de compréhension de ce troisième album de Jean Bruller publié en 1929, composé de 18 eaux-fortes et d’un journal intime fictif, celui de Polimorfès, personnage principal dont le lecteur suit une tranche de vie.
Sommaire
Éditions et rééditions
Un homme coupé en tranches constitue le troisième album du jeune dessinateur de 27 ans. Il fut imprimé précisément le 10 décembre 1929 à 398 exemplaires, avec en outre 60 exemplaires supplémentaires pour des librairies comme Champion et celle d’Hartmann à Colmar.
Une réédition chez Omnibus permet de se faire une idée de cet album.
Jean Bruller et la Belle Ouvrage
On ne peut raisonnablement faire l’impasse de cette question si l’on veut pénétrer l’univers brullerien dans sa complétude. Allez lire mon article sur « Vercors et l’imprimerie » dans l’ouvrage collectif L’écrivain et l’imprimeur. Je déroule le fil du « roman d’amour » de Jean Bruller-Vercors avec l’imprimerie, titre significatif d’un dessin de La Danse des vivants qui représente un atelier typographique.
Comme pour ses deux précédents albums, Jean Bruller prit grand soin de la fabrication matérielle d’Un Homme coupé en tranches. Pour 21 Recettes de mort violente et Hypothèses sur les amateurs de peinture, le jeune dessinateur s’était auto-édité et avait établi un lien direct avec les imprimeurs afin de veiller à la qualité de l’impression, pratique qu’il gardera pendant toute sa carrière, et au-delà de la guerre.
En 1929, il s’adjoint un éditeur, Paul Hartmann (1907-1988). Leur collaboration s’étendit aux 9 premiers Relevés trimestriels de l’œuvre graphique de la maturité, La Danse des vivants, et porta en particulier sur les ouvrages que le dessinateur illustra entre 1929 et 1930, c’est-à-dire 1992. Deux fragments d’une histoire universelle et Patapoufs et Filifers d’André Maurois, Compagnons de la nuée d’André Chamson, Puck lutin de la colline et Comédie en marge du monde de Rudyard Kipling. Cette énumération suggère à quel point ces deux années-là furent des années d’intense rapprochement professionnel entre Jean Bruller et Paul Hartmann. Cet éditeur était versé dans l’art de l’imprimerie, on peut donc comprendre en partie pourquoi Jean Bruller se tourna vers lui. Hartmann noua des liens étroits et fidèles avec plusieurs ateliers d’imprimeurs : Paul Haasen pour la taille-douce, Ernest Aulard pour la typographie. Or, tous les ouvrages cités ci-dessus ont été illustrés par Bruller, imprimés par Haasen et Aulard, édités par Hartmann. Ce réseau restreint exhibe tous les acteurs de la chaîne de fabrication d’un travail artisanal noble. Vercors ne le dit jamais explicitement, mais il dut franchir le seuil de ces deux ateliers d’imprimeurs, selon ses habitudes antérieures. La connaissance de ce milieu spécifique des années 20-30 explique les raisons pour lesquelles Jean Bruller fit immédiatement appel à Aulard quand il mit en place sous l’Occupation les Éditions de Minuit, la maison d’édition clandestine qu’il fonda avec Pierre de Lescure.
Pour Un Homme coupé en tranches, Jean Bruller accepta Haasen pour les eaux-fortes (notons que c’est également lui qui s’occupera de l’ouvrage de Sylvestre de Sacy, Dix Légendes en marge du livre, édité chez le relieur-éditeur Creuzevault). Par contre, il recourut pour la typographie à Bonnet et Chanovre, satisfait de leur travail sur Hypothèses sur les amateurs de peinture.
Jacques Vallette, beau-frère de Paul Hartmann, proposa un compte-rendu de cet album dans La Quinzaine critique de Pierre de Lescure, à la rubrique « Les Éditions de luxe ». Ce compte-rendu figura ainsi en lieu et place des commentaires dont Jean Bruller était chargé d’habitude. Le modèle du commentaire se décline systématiquement en une description des caractéristiques de l’ouvrage de luxe, puis en une synthèse de la typographie utilisée et des illustrations.
Dans La Quinzaine critique, Jacques Vallette se substitua donc exceptionnellement au technicien du livre expérimenté qu’était Jean Bruller (n’oublions pas que Jean Bruller tenait aussi la rubrique « L’œil du bibliophile » dans la revue cossue Arts et Métiers graphiques entre 1932 et 1937). La présentation sobre d’Un Homme coupé en tranches, son agencement séduisent visiblement Jacques Vallette, ainsi que l’heureux choix du Didot. Quant aux illustrations, elles forment le départ du texte, non son prolongement. Les couleurs conviennent au sujet, et Jacques Vallette a un goût prononcé pour l’eau-forte du 18e chapitre (« Le même , dans le fond de sa propre pensée ») sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin.
- Allez lire le commentaire complet de Jacques Vallette sur le portail numérique de la Bnf, Gallica: La Quinzaine critique, n°7, 10 février 1930, pp. 354-355.
Un Homme coupé en tranches : titre symbolique de l’approche autobiographique de Jean Bruller-Vercors
L’enjeu de l’aventure humaine de Polimorfès
Ce 3e album de 1929 reprend, en l'approfondissant, une réflexion de Hypothèses sur les amateurs de peinture: celle de la polyvalence du caractère humain. Comme son nom l'indique symboliquement, le personnage Polimorfès est perçu de manière différente et souvent contradictoire par son entourage familial, amical et professionnel. Aussi, à partir de la même photo, sa tante découvre-t-elle un mari modèle de cet homme au « sourire austère et grave », alors que l'ami de jeunesse décrit sa « bouche sensuelle » et son « air satisfait et bien nourri » ! Nous pourrions multiplier les exemples avec une série de portraits contradictoires du même individu, tant dans les textes que dans les dessins de 18 chapitres.
Pour autant, et paradoxalement en apparence, tous ces portraits, déclinés suivant les autres personnages sous forme d’éloge ou de blâme, peut révéler la véritable personnalité de Polimorfès:
ce que nous sommes, c'est la synthèse de ces quelques personnages-là et des autres, innombrables, que nous ignorons (A dire vrai).
Derrière l'humour des dessins accompagnés du journal intime de Polimorfès qui rend compte des commentaires de son entourage familial, amical et professionnel, se cache ainsi une réflexion sur la difficulté de saisir son être véritable, que cette analyse soit faite par les autres ou par soi-même.
Le chapitre 1 s’ouvre sur le projet de Polimorfès : la tenue régulière d’un journal intime relève d’une prise de conscience nouvelle et douloureuse. Pour se plier aux attentes implicites d’autrui et anticiper la vision qu’autrui porte sur lui, Polimorfès compose un personnage face à chaque interlocuteur, donc joue une comédie personnelle et sociale. L’écriture diariste se veut une introspection exigeante pour partir à la recherche de son Moi véritable. Elle est un acte de franchise envers soi-même, bientôt envers les autres.
Après cette captation de l’attention, Polimorfès passe à la narration évoquée plus haut de toutes les remarques de son milieu. La conclusion au chapitre 20 clôt définitivement le journal personnel, sur un semi-échec. Jamais Polimorfès ne pourra se montrer à chacun sous le même jour, et sous son vrai jour, difficile à cerner même avec la meilleure volonté du monde. Il continuera à offrir des visages multiples aux yeux de chacun et à chacun. Cette aventure individuelle a force de conclusion universelle.
Par contre, Polimorfès ressent, en refermant son journal, une certaine quiétude morale, car il accepte la vanité de son entreprise. Ce calme intérieur ne doit cependant pas faire oublier les chapitres 18 et 19, antithétiques, respectivement intitulés « Le même, dans le fond de sa propre pensée » et « Le même, dans l’univers ». Dans le chapitre 18, Polimorfès voit l’importance démesurée qu’il s’est accordée, par orgueil et vanité. Ce nombrilisme est noté efficacement dans le texte par les reprises anaphoriques des « moi », « je », « mon », « mes », etc. Ce leitmotiv est conjugué à l’eau-forte qui se focalise en gros plan sur le nombril énorme de Polimorfès, dont l’échelle contraste avec, au premier plan, de minuscules personnages insignifiants. Le chapitre 19 forme un contrepoint signifiant : quelle vanité quand on ramène Polimorfès à l’échelle d’un univers infini et celui-ci le résume comme suit :
Le Drame, en ce triste Monde, c’est le sentiment où Je suis d’être minusculement inutile dans l’Immense Inutilité.
Rappelons que depuis Hypothèses sur les amateurs de peinture, l’univers brullerien s’est assombri. Cette philosophie de l’absurde aux accents pascaliens trouva surtout à s’exprimer dans La Danse des vivants (1932-1938). Pourquoi alors ce calme relatif du personnage ? Il faut plonger dans la biographie de Vercors, certes frappée d’une angoisse existentielle après la publication de 21 Recettes de mort violente, mais quelque peu adoucie par la rencontre en 1928 du Général Diego Brosset. Vercors raconte cette inflexion de son pessimisme dans Portrait d’une amitié (1945), cet hommage sobre et poétique à son ami disparu. Cette caractéristique autobiographique sous-tend tout l’album de 1929.
Polimorfès, un double de Jean Bruller, puis de Vercors
A Gilles Plazy, dans A dire vrai, Vercors rapporte explicitement l’aspect autobiographique de cet album. Il avoue rétrospectivement qu'en ce temps-là il était « féru d'introspection »:
le multiple Amateur de peinture, c'était moi, et l'Homme coupé en tranches aussi. C'était moi qui, divers avec chacun de mes amis, rieur et léger devant un copain gai luron, austère et réfléchi devant un étudiant à l'Ecole des chartes, ne savais plus comment me comporter devant les deux ensemble; au point de redouter des réunions à trois, voire de les éviter.
Polimorfès se présente pour Jean Bruller Comme un frère, reprise significative d’un roman de 1973. Pour le comprendre, il convient de rapprocher le journal fictif d’Un homme coupé en tranches du journal intime réel que le dessinateur tint en 1930 pendant quelques mois, au moment de l’agonie et de la mort de son père Louis Bruller.
- Allez à la page consacrée à La Marche à l’Etoile, un récit écrit en grande partie en hommage à son père.
Le journal de 1929 de Polimorfès se concluait par le constat de l’échec de se connaître véritablement et de montrer un visage homogène à chacun. Le moi conserve une fictionnalisation certaine et il reste coupé en tranches dans la subjectivité d’autrui. Pourtant, dans le réel cette fois, Jean Bruller tente aussi l’expérience seulement un an plus tard. C’est autant un exutoire à sa douleur de perdre un être cher qu’une tentative de capter son essence. Dès lors, l’essai de 1929 n’aurait-il eu aucun impact sur l’auteur ? Connaissant l’intransigeance de Vercors , nous supposons qu’il retenta l’expérience en adoptant une autre perspective : là où Polimorfès narrait son aventure, Jean Bruller trace sur le papier de courtes notations en forme de sentences péremptoires. La méthode est différente, mais les réflexions sont identiques, jusqu’à l’utilisation d’un même lexique du journal fictif au journal réel qui se répondent en écho. Seulement, l’échec point de nouveau, puisque Jean Bruller abandonne vite ce journal et qu’il le garde privé jusqu’à sa mort. Impossible d’être complètement lucide sur soi-même. Réside dans l’introspection un fond d’inconnu de soi-même et de fictionnalisation inévitable. On est autant étranger à soi-même que les autres le sont pour nous (Cf. notamment les planches « Le viol impossible », « Les âmes étrangères » de La Danse des vivants sur ce thème central chez le dessinateur).
Aussi la solution de passer par un écrit et un personnage fictifs apparaît-elle, a priori paradoxalement, comme un vecteur plus tangible de la quête de soi. D’ailleurs, si nous observons l’ensemble de la double carrière de Jean Bruller-Vercors, nous remarquons vite que celui-ci ne recourut que très peu aux écritures de soi assumées. Journaux intimes de 1930 et de 1942 furent abandonnés, ainsi qu’un récit d’enfance laissé inachevé et écrit dans les années 70. En revanche, les éléments biographiques passent dans nouvelles et romans. Par exemple, c’est Fred du Radeau de la méduse qui prend en charge une partie de l’enfance de Jean Bruller ; c’est Marc Walter de Tendre Naufrage qui devient le truchement de la vie amoureuse de Vercors. La vision unitaire d’une personne réelle est impossible selon Vercors, ce dernier parcellise donc des épisodes de son existence dans divers récits, aux côtés d’éléments totalement inventés. La complexité du dispositif autobiographique chez Jean Bruller-Vercors mime la complexité de la connaissance de soi.
De plus, la fiction sert l’auteur qui aime se dévoiler tout en se couvrant d’un voile plus ou moins opaque, qui avoue sans signer de pacte de vérité, qui se cache derrière ses personnages principaux en même temps qu’il se livre par leur biais. La fragmentation d’un moi éclaté par petits morceaux dans tous ses ouvrages le coupe littéralement en tranches. Le lecteur, s’il veut espérer l’aborder dans sa complétude, devra lire l’ensemble de ses œuvres, en sachant pertinemment que des mystères sur l’identité réelle demeureront. Les contours du moi peuvent s’esquisser, le tout reste insaisissable dans sa totalité. Un Homme coupé en tranches est annonciateur de ces enjeux et se révèle une belle mise en abyme de ces problématiques fascinantes.
Seuls le livre de souvenirs La Bataille du silence (1967), puis les mémoires en trois volumes Cent ans d’Historie de France (1981-1984) assument le pacte autobiographique. Vercors consent alors à une certaine unification du moi, au risque de le simplifier et de le fixer. Il faut savoir que ses deux autobiographies ont un but différent: son intention est de lutter contre l’oubli de l’Histoire et contre les traumatismes que la Seconde Guerre mondiale a engendrés. Encore en ces lieux scripturaux pourtant Vercors ne livre-t-il qu’un pan de sa vie, celui de l’établissement de son mythe. Il rejoint donc jusqu'au bout la symbolique du titre et du contenu d'Un homme coupé en tranches.
Article mis en ligne le 28 février 2010