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Pourquoi Vercors anthropomorphisa-t-il la nature?

Préambule: l'intentionnalité d'une nature réifiée

Le paradigme chrétien

                Le châtiment naturel

                "Nous sommes en guerre": la dé-nature contre le Grand Reset

                 La réintégration de l'Homme dans la Nature

Le naturalisme de Vercors ou la Fable du Grand Partage

                  Ontologie dualiste...

                  ... versus ontologie relationnelle

La fable de Vercors est-elle dépassée?

 

 

Préambule: l'intentionnalité d'un nature réifiée

Je l'ai écrit à de multiples reprises sur ce site: la nature décrite par Vercors est anthropomorphisée. Dans la fable anthropologique dont il déroula le scénario pour la première fois dans son essai La Sédition humaine, il mit en scène la Nature (majuscule de Vercors puisqu'il réifie cette dernière) comme un personnage à part entière. Ses interlocuteurs s'en rendirent compte, lui en firent part. Vercors se défendit toujours en stipulant que la métaphore, la personnification sont des figures de style pour imager le propos et le rendre accessible. Ses pairs en doutèrent et continuèrent à disputer avec lui ce point névralgique de sa théorie.

Prenons un des exemples les plus récents avec une très longue lettre datée de 1988 de Georges Mounin, un fidèle ami qui sut critiquer avec nuances et acuité l'oeuvre littéraire et la pensée philosophique de Vercors:

"Cependant, à mes yeux, le point le plus fragile des constructions de Vercors – qui sont, répétons-le, des essais et des romans –,  c’est qu’elles risquaient de dramatiser, c’est-à-dire d’anthropomorphiser la nature, ou l’univers. Des termes comme exil, exclusion, suggèrent qu’il y a quelque part un pouvoir omniscient et omnipotent, qui exile et qui exclut. Le terme insoumission pousse au même glissement. Le terme refus, plus neutre, moins dramatique, serait meilleur ici que rébellion même, lequel conduit vers l’image d’un tyran, qui sait ce qu’il fait. Vercors est souvent tombé dans ce piège, qui aurait dû parler au lecteur romanesque mais ne fournissait pas de base au penseur. Ainsi, dans Colères, le protagoniste : « On me guette, on m'épie […], on me surveille… ». ON, c’est la nature, l’univers, qui devient de la sorte un Dieu à l’envers. Le protagoniste (en 1956) et les personnages centraux insultent, injurient l’univers – le titre du roman dit exactement cette position : Colères".

Mounin avait bien conscience de la délicate tension qui existe entre pensée philosophique et mise en scène littéraire. Il espérait probablement que Vercors comble le fossé entre philosophie et littérature sur ce point:

"Certes, il écrit des romans, et des essais, mais il y a là une fiction philosophique, analogue à celle du « contrat social » de Rousseau. C’est trop rapide pour l’anthropologie d’aujourd’hui".

Vercors aurait-il pu résorber cette difficulté de transposer sa pensée philosophique sur la nature sans l'anthropomorphiser? Ce n'est pas parce qu'il dénia cette personnification de la nature dans son élaboration théorique qu'elle n'existait pas. Comme à chaque fois que l'on soulevait cet épineux problème, Vercors répliquait invariablement:

" [ce] que vous me reprochez n’est pas un anthropomorphisme, c’est seulement une manière de personnifier, si l’on peut dire, non pas un dieu ni un Univers, mais la fonction auto-organisatrice de la matière (ou plutôt qui se confond avec celle-ci), fonction qui réagit, dans le vivant, contre tout ce qui pourrait mettre en danger ses constructions".

Comme avec Paul Miraki et Ernest Kahane (respectivement dans Les Chemins de l'être et dans Questions sur la vie à messieurs les biologistes), il trouvait l'explication dans une fuite plus en avant encore dans la matière première, au cœur de l'univers. La "fonction auto-organisatrice" de la matière, ce fut rapidement le refuge constant de Vercors qui se plaçait sous l'égide scientifique pour éviter la critique de son idéalisme. Or, son idéalisme le poursuivit jusqu'au cœur de cette matière initiale.

Donc, l'anthropomorphisation de la Nature n'est pas une simple licence poétique. Elle est au cœur de la pensée philosophique de notre penseur. Elle est la preuve que Vercors appréhenda le rapport entre l'Homme et la nature de manière religieuse et dualiste.

 

Le paradigme chrétien

Sa fable primitiviste La Sédition humaine obéit au schéma chrétien. Est-ce extrapolation de ma part? Absolument pas, puisque Vercors le revendiqua de son propre chef. Ainsi, dans son recueil Plus ou moins homme, à la suite de La Sédition humaine, il publia une annexe intitulée La Sédition humaine et la pensée biblique dans laquelle il démontre le parallèle et la connexion étroite entre les deux fables.

Vercors retint trois grandes étapes du paradigme chrétien: l'entente fusionnelle de l'Homme et de la Nature-Dieu au Paradis, le péché originel qui le dé-natura et lui interdit l'accès à la Connaissance, la reconquête pour une réintégration harmonieuse de l'Homme au sein du paradis. Examinons ces trois temps.

                          Le châtiment naturel, calque du châtiment divin

Vercors dota la Nature d'intentions. Dans une vision panthéiste, il divinisa la nature qui acceptait l'Homme en son sein à partir du moment où il ne commettait pas le péché originel de la prise de conscience de son état et qu'il ne refusait pas cette condition naturelle imposée. A partir de cette sédition, la Nature omnipotente et omnisciente châtia impitoyablement ce rebelle.

Qu'est-ce que l'Homme selon Vercors? Georges Mounin le synthétisa ainsi dans sa lettre de 1988:

"Pour lui, le trait spécifique (s’il en est un) de l’espèce humaine doit être recherché par l’élimination de tous les comportements communs à l’homme et à l’animal, ainsi que par l’examen du ou des traits communs à tous les hommes en tant que tels et qui ne se retrouvent pas chez l’animal. Et ce trait spécifique, pour Vercors, c’est le refus par l’homme de subir les lois de l’univers ; c’est la rébellion contre l’ignorance animale, la saisie de la réalité par l’intellect et l’entendement, c’est-à-dire par la raison : l’homme est devenu un animal raisonnable".

Le Paradis ne fut alors plus possible, une fois la prise de conscience de l'Homme qui désormais interrogea orgueilleusement le monde dans un face-à-face assumé. Il devint un pécheur devant l'éternelle Nature.

L'exclusion du Paradis dans lequel l'Homme baignait de manière inconsciente est double: la Nature l'exclut dans le même temps que l'hominien progressivement homme s'exclut de lui-même, puisque "L’homme, parce qu’il raisonne et sait, doit s’insurger contre le sort animal que lui a infligé l’univers" (Lettre de Mounin).

                       "Nous sommes en guerre": la dé-nature contre le Grand Reset

Alors Nature et Homme devinrent antagonistes. L'Homme fut désormais un animal dé-naturé, du nom du conte philosophique de 1952. Cette dénature, c'est à la fois son exil hors de la nature et sa lutte contre la nature. Ce combat se concrétisait dans les recherches scientifiques pour rendre progressivement lisibles les secrets de l'univers et ceux du corps humain. L'opération du cerveau dans La Puissance du jour, les recherches en laboratoire par Mirambeau et l'exploration solitaire de son corps par Egmont dans Colères, les relations entre le corps et l'esprit dans Le Commandant du Prométhée sont autant de variations littéraires de sa passion scientifique et philosophique pour la question.

"La réflexion de [Jean] Rostand, comme celle de Vercors aussi, restent sûrement trop centrées sur la biologie. Mais c’est là pourtant qu’est la novation de Vercors. Les autres sont des stoïciens désolés et courageux mais résignés : l’homme est mortel et nous devons nous en accommoder ; l’humanité est mortelle et nous devons nous en accommoder ; le système solaire et notre galaxie sont mortels et il faudra s’en accommoder. Cette position n’est tout au plus qu’une bonne éthique de l’individu. Mais elle ne peut pas être celle de l’humanité parce qu’elle ne reflète pas la lutte mille fois millénaire des hommes contre leur environnement - seulement la prise de conscience extrêmement lente du destin que signifiait pour l’homme la connaissance toujours plus affinée de l’astronomie d’abord, et de la biologie. Oui, Vercors a raison contre l’espèce de quiétisme et de passivité de ceux qu’il continue : en créant l’homme, l’univers s’est donné non seulement une victime et un juge, mais un adversaire. Plus encore que les mots rébellion ou refus, encore anthropomorphes et théomorphes, le bon terme ici, c’est lutte"(Lettre de Mounin).

C'est cette partie que Vercors mit le plus en scène dans ses oeuvres. En revanche, on connaît moins l'attitude de la nature anthropomorphisée vis-à-vis de cet homme entré en rébellion. La correspondance privée, la correspondance avec Misraki et Kahane, publiée mais au public plus restreint, recueillent cette facette de la fable primitiviste. Selon le scénario de Vercors, la punition qu'infligea la Nature consista à interdite à l'Homme toute connaissance infuse immédiate, quand l'animal qu'il était avant sa dénature avait accès à une connaissance immédiate et instinctive de son corps et de l'univers. Le cerveau de l'Homme subit un "grand reset" qui effaça tout savoir instantané.

Face à cette théorie, on ne peut que penser au platonisme, donc à l'idéalisme de la fable. Pour contrer les critiques, Vercors s'avança sur le terrain scientifique en évoquant une dualité des propriétés biochimiques du cerveau humain. Cette dualité antagoniste évacuait la personnification de la nature, du moins dans l'esprit de Vercors, parce que ses interlocuteurs le poussèrent encore dans ses retranchements.

Ce combat inégal de David contre Goliath exigeait pour Vercors une solidarité entre les hommes afin d'avancer plus vite et plus loin vers la vérité du monde. Aussi la lutte contre l'exploitation de l'homme par l'homme sur le court et le moyen terme s'avérait-elle impérative aux yeux de notre penseur. La disparition des inégalités sociales est le gage d'une avancée collective dans la quête de sens, puisque tous les efforts seront tendus vers cet objectif. Par leur libération, les hommes rejoignent, progressivement plus nombreux, les rangs des lutteurs contre une Nature hostile et coriace.

 

                          La réintégration par les outils scientifiques

Changer la vie des hommes est donc la première étape pour que de plus en plus d'hommes s'allient dans les découvertes, scientifiques surtout, mais également artistiques, littéraires, etc. Cela explique l'intérêt de Vercors pour le marxisme. Dans le roman Colères, les trois ilôts de résistance - ilôt social, ilôt scientifique, ilôt littéraire - miment cette alliance nécessaire, mais largement incomplète car encore en construction incertaine et continuellement fragile.

Dans la fable de notre penseur, arracher les secrets de la Nature, ce n'est pas triompher d'elle pour la terrasser et l'anéantir. C'est au contraire pour cesser de lutter contre elle dans le cheminement final afin de la réintégrer pleinement. Cette réintégration consiste pour Vercors à trouver la clé neurobiologique susceptible de permettre à l'Homme d'accéder immédiatement à la Connaissance infuse et universelle, mais cette fois-ci en toute conscience. Changer la vie des hommes dans une lecture marxiste, c'est donc le moyen de changer l'Homme dans une fin ultime de réintégration de cet être dé-naturé au sein de la Nature et même du Cosmos. Mounin a raison dans sa lettre lorsqu'il écrit que la pensée de Vercors excède la terre:

"L’originalité de Vercors consiste en ceci qu’il n’essaie pas de définir l’espèce humaine par des caractères spécifiques intrinsèques, mais dans ses rapports – soulignons-le, c’est neuf – avec l’Univers. Rares au contraire me semblent les philosophes classiques qui considèrent le couple Homme-Univers comme antagoniste. Quand ils disent : « la nature », « le monde », ils pensent souvent seulement « la terre », « le globe », au mieux « le système solaire ». Pour eux c’est un donné sur lequel on ne peut rien. Même Pascal, quand il écrit de l’homme : « …Mais l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien »

Car l’homme du dernier quart du XXe siècle doit se penser, non plus dans « le monde » et non seulement dans la galaxie, mais dans un univers intergalactique et transgalactique (Ici, les science-fictions de toute espèce doivent jouer, dans l’inconscient de beaucoup de lecteurs, le rôle d’un ersatz qui bouche un trou des philosophies)".

Après guerre, Vercors expliqua avoir évolué dans le sens où désormais il n'examinerait l'Homme qu'à l'échelle de la planète-terre et non plus de l'univers comme dans son album La Danse des vivants. Or, le combat entre l'Homme et la Nature qu'il imaginait, sur lequel il se centra dans ses théories philosophiques comme dans ses mises en œuvre littéraires, ne sont qu'une partie de sa fable totale. Quoi qu'il en ait dit après guerre, Vercors ne renonça pas à son regard englobant l'univers. Il fit silence publiquement sur ce point, mais dans sa correspondance privée - notamment celle avec Marc Beigbeder - il élargit la perspective. Dans un élan spiritualiste et cosmique, il croyait en la grande réconciliation entre la Nature (la matière) et l'Homme (désincarné). Cette fusion, il la nomma "l'Estière", mot-valise de l'esprit et de la matière. C'est pourquoi j'ai écrit à cette page que la fable de Vercors frôlait le transhumanisme. Vercors rêvait d'un homme nouveau par la transformation neurobiologique censée réduire la dualité des propriétés du cerveau. Dans ce paradigme chrétien, il considérait cette fin comme la possibilité de la rédemption de l'Homme. Rédemption grâce au pardon de l'entité anthropomorphisée jouée par la Nature.

Cette anthropomorphisation de la Nature, ce châtiment naturel calqué sur le châtiment divin est tributaire de la séparation occidentale entre Nature et Culture.

 

Le naturalisme de Vercors ou la Fable du Grand Partage

                       Ontologie dualiste...

La séparation nette entre la Nature et l'Homme dans la fable primitiviste de Vercors est ni plus ni moins un héritage occidental qui irrigue majoritairement la société. Vercors tenta d'ajouter sa touche personnelle à un schéma déjà préétabli dont il retint la leçon au même titre que d'autres intellectuels à travers les siècles. Après la Seconde Guerre mondiale, la notion de révolte est dans l'air du temps, il l'expliqua dans Colères à ce point précis. C'est la raison pour laquelle il fut rapproché des philosophes Camus et Sartre. Il s'en démarqua, souhaita d'ailleurs s'en démarquer. Dans sa lettre, Mounin rappelle l'originalité de son ami:

"La réflexion [...] de Vercors [...] rest[e] sûrement trop centr[ée] sur la biologie. Mais c’est là pourtant qu’est la novation de Vercors".

Le rapport au monde de Vercors est celui du naturalisme, ce mode de pensée de séparation dualiste de l'Homme et de la Nature. Ce naturalisme n'est pas le seul à exister. Des chercheurs répertorient ces conceptions du monde, en particulier Philippe Descola, Bruno Latour, Isabelle Stengers et Baptiste Morizot.

Vous pouvez lire Par-delà nature et culture de Philippe Descola, Nous n'avons jamais été modernes de Bruno Latour, mais également les réserves que certains chercheurs émettent à l'encontre de ces thèses, notamment ici et .

Vercors se glissa pleinement dans le sillage de la tradition occidentale qui se diffusa en Europe au XVIIe siècle: le naturalisme  stipule que les humains ont une filiation avec les autres espèces vivantes sur le plan physique, mais se distinguent d'elles  par leur conscience réflexive. Il existe une « continuité des physicalités », mais une « discontinuité des intériorités ». La fable anthropologique de Vercors se présente donc comme un calque de cette ontologie naturaliste. Elle est l'héritière du cartésianisme. Or, les liens entre Vercors et Descartes sont indéniables (Voir mon article à ce sujet).

Cette approche ontologique engendre des conséquences dans les relations de l'homme avec la nature, parmi lesquelles:

-  la prétention de l'homme de disposer totalement de la nature: la formule "se rendre maître et possesseur de la nature" de Descartes n'est pas étrangère au combat que Vercors imaginait entre la Nature réifiée et l'Homme.

- le fait de ne considérer la nature que comme un simple décor des actions humaines. Dans les récits de Vercors, la nature n'est que secondaire. Même dans le conte philosophique Sylva, qui joue pourtant de la frontière entre la forêt (= la nature) et la maison du héros (= la culture), l'environnement naturel n'est pas utilisé comme sujet à part entière dans la démonstration. Cela pourrait expliquer le penchant de Vercors pour une écologie "environnementaliste". Si l'on élargit le concept de nature à l'ensemble des êtres vivants, on s'aperçoit que les animaux sont convoqués et nommés par Vercors uniquement pour parler de l'Homme. L'écrivain ne tisse pas de liens entre les humains et les autres formes de vie.

 

                      ... versus ontologie relationnelle

J'ai souvent écrit à d'autres endroits de ce site que la faiblesse de la fable anthropologique de Vercors (et de bien d'autres intellectuels) provient de cette absence d'intérêt véritable pour le relationnel: relationnel entre les humains, relationnel entre les humains et les autres êtres vivants, relationnel entre les humains et la nature.

Cette ontologie relationnelle reste à construire, du moins à prendre la première place dans les esprits dans la "bataille des idées" (Gramsci).

 

La fable de Vercors est-elle dépassée?

La fable de Vercors n'est absolument pas dépassée. L'ontologie naturaliste dualiste est toujours au fondement de notre pensée contemporaine. Elle imprègne de manière souterraine la société occidentale et se réactive plus fortement à certaines périodes. Pour vous en convaincre, je vous encourage à lire ces deux articles consacrés à l'appréhension de l'intrusion du virus dans le monde des hommes: première partie et seconde partie.

 

Article mis en ligne le 1er septembre 2020

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

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