"Vivre
vieux"
Étude
d'un texte confidentiel
Préambule
La
sénilité
Temps
de cerveau disponible
"pourvu
qu'en somme j'écrive, c'est assez,
je suis plus que content"
Préambule
"Vivre
vieux" est un article resté très confidentiel.
Il est paru dans le numéro 16 de la revue
de grande dimension
Lettre internationale du printemps
1988. Il se situe aux pages 48 à 50 avec
le dessin "Au but" tiré de
La
Danse des vivants
et deux poèmes en encart: "La vie silencieuse!"
d'Andrea Zanzotto et "La vie courte
de nos ancêtres" de Wislawa Szymborska.
Il
est inséré dans un diptyque puisque l'article
"Vivre sans voir" d'Evgen Bavcar
contient le dessin "Le grammairien",
toujours tiré de La
Danse des vivants.
Le
choix du thème - la vieillesse - est évidemment
compréhensible puisque Vercors a 86 ans
en 1988. Sa réflexion se veut autant personnelle
qu'universelle. Les propos personnels sont
d'une grande sensibilité et d'une profonde
sagesse. Les propos généraux, à la fois
philosophiques et scientifiques, sont à
décrypter pour ajouter ce qui manque trop:
la vieillesse selon l'échelle sociale. Mais
ce point social - donc éminemment politique
- n'est-il pas ce qui est souvent passé
sous silence au profit d'une réflexion sur
l'Homme dans le système de pensée de
Vercors? J'y reviens avec constance afin
de souligner que cet homme de gauche est
bien conscient que l'aspect social est primordial.
Il le met d'ailleurs davantage au premier
plan dans Colères
ou Comme
un frère.
Ce penseur profondément de gauche jusqu'à
sa mort, par son positionnement social,
est toutefois embarqué "naturellement"
(en réalité, on l'aura compris, cette seconde
nature est une intériorisation du milieu
social, familial et scolaire) vers une
orientation généralisante et idéaliste sur
l'Homme hors de toute réalité matérielle
concrète. C'est bel et bien ce qu'il faut
marteler sans cesse pour établir un tableau complet
des pensées et des impensés des intellectuels.
La
sénilité
Vercors
commence son article par une citation célèbre
de Chateaubriand, reprise par de Gaulle:
"La vieillesse est un naufrage".
Et il le démontre avec son cas personnel
et des exemples d'intellectuels qui ont
été proches de lui.
Pour
son cas individuel, il évoque le changement
physique induit par le vieillissement de
son corps. Rides, cheveux blanchissants,
baisse d'élasticité et de tonicité de la
peau sont une donnée que nous vivons
tous. Vercors ne s'attarde pas sur ces modifications
extérieures, puisqu'à part la mention de
"son visage raviné" il
ne s'appesantit pas sur l'apparence corporelle,
sur la beauté ou la laideur des corps selon
les variables des normes sociales en
vigueur.
Il
constate qu'il oublie constamment cette
apparence extéreure qui indique son âge.
Il raconte l'anecdote suivante: il cède
régulièrement sa place aux femmes d'un certain
âge ou parle à des hommes grisonnants avec
la déférence qu'il sent devoir aux anciens,
alors que lui-même est visiblement plus
vieux! Cet oubli est dû à deux facteurs:
-
contrairement à d'autres personnes dans
la force de l'âge, Vercors ne ressent aucune
douleur corporelle, du moins pas de celles
qui vous rappellent constamment la détérioration
de la santé physique d'un corps qui vieillit.
D'ailleurs, à la fin de l'article, Vercors
craint d'être frappé de rhumatismes, en
particulier ceux qui attaquent les doigts,
alors que son métier exige la pleine possession
de cet organe. Lui qui est "incapable
de dicter" serait frappé par le
malheur de devoir interrompre sa passion
et sa carrière.
-
la pleine possession de ses facultés mentales
et la sensation qu'il est "dans
un âge moyen éternel, tant mental que physique".
Sa plus grande peur, donc, serait une "inadéquation
progressive entre la volonté mentale et
les possibilités physiques". A
86 ans, Vercors bénéficie ainsi d'une bonne
santé physiologique et n'est pas atteint
par la sénilité que l'on redoute tous.
Il
déplore néanmoins ses problèmes de mémoire
qui s'accentuent avec l'âge: perte de la
mémoire des noms même lorsqu'il s'agit de
présenter ses amis en les nommant devant
les autres, source de gêne s'il en est;
perte de la mémoire des mots exacts quand
il écrit au point de recourir à un dictionnaire
pour retrouver le mot qui lui échappe; oubli
récurrent de l'orthographe de mots. Ces
amnésies l'agacent plus qu'elles ne l'inquiètent,
déclare-t-il, et tant qu'elles ne "s'attaquent
pas à [s]es pensées", il s'accommode
des stigmates progressifs d'un vieillissement
inéluctable.
Lui
vieillit donc plutôt bien, comparé à certain(e)s
de ses amis ou de ses connaissances. Dans
cet article, Vercors mentionne 5 cas célèbres
frappés par une terrible déchéance physique
et/ou psychique:
1
- Sans le nommer, il évoque un ami ancien
ministre diminué par Alzheimer. Maladie essentiellement
de la sénilité, s'aggravant avec le temps
et abrégeant l'existence de celui qui en est
atteint.
2
- "Mauriac, [...], Duhamel perdant
la boule, Jules Romains, ce causeur merveilleux,
s'enfonçant progressivement dans une aphasie
progressive". C'est
pourquoi on comprend sa prise de position
en faveur du droit à mourir dans la dignité.
Vercors se montre
très touché par le sort de Jules Romains.
N'oublions pas l'amitié de ces deux hommes
de bonne volonté, titre de mon long article paru
dans
la revue Histoires
littéraires.
A la fin de la vie de Romains, au moment
où les deux écrivains rédigeaient chacun
un portrait de l'autre, Vercors resta en
contact régulier avec son épouse Lise et
la soutint dans cette épreuve de la perte
d'un être cher.
3
- Dans la citation précédente, j'ai mis
entre crochets le dernier cas évoqué par
Vercors. La mention est en effet problématique,
parce qu'il relie la déchéance due à l'âge
à un motif étranger à ce phénomène. Vercors
cite "Aragon courant les petits
jeunes gens". Étonnant rapprochement.
Est-ce l'homosexualité d'Aragon ou bien
le choix d'hommes d'une vingtaine d'années
qui serait le propre d'une
vieillesse problématique? Ou les deux? On saisit que
ce rapprochement entre les pratiques sexuelles
d'Aragon et la sénilité est dangereux. Cela
signifierait donc que l'homosexualité est
anormale? Si, après la mort d'Elsa
Triolet en 1970 Aragon s'entourait d'une
cour d'éphèbes de plus en plus jeunes, ce dernier avait déjà des pratiques
homosexuelles dans l'entre-deux-guerres.
Son épouse Elsa Triolet savait qu'Aragon
était attiré par les amours homosexuelles,
et leur sexualité n'était pas ce qui les
rapprochait si l'on en croit certaines biographies
récentes. Les titres de deux de ses recueils
sont éloquents: Du Con d'Irène (1927),
Aragon passa aux Yeux d'Elsa dans
ce mariage bourgeois insatisfaisant du point
de vue sexuel. Et, dans le même temps qu'il
écrivait des poèmes pour chanter l'érotisme
hétérosexuel, il chantait tout autant son
désir des hommes.
L'évocation
de l'homosexualité est perceptible dans
cet article, et c'est problématique, mais
également furtivement dans Comme
un frère
et Le
Radeau de la méduse.
Il narre les amours homosexuelles féminines
uniquement: dans le premier roman, j'en
ai déjà parlé sur ce site, les épouses des
personnages principaux s'adonnent à une
sexualité entre elles dans une période où
les deux couples vont, dans un sentiment
de puissance incontrôlée, pratiquer entre
eux l'échangisme. Le narrateur fustige cette
scène. Dans le second roman, l'épouse de
Fred connaît sa première expérience sexuelle:
une expérience avec une autre femme. Après
sa rencontre avec Fred, elle se range dans
le mariage bourgeois hétérosexuel et devient
une mère de famille de 4 enfants dépressive.
Doit-on comprendre que son homosexualité
était une erreur et qu'un homme l'a remise
dans le droit chemin?! Rien n'est explicitement
dit. Pourtant, cette narration est elle-même
problématique. Dans Zoo
ou l'assassin philanthrope,
un des personnages affirme à juste titre
que les animaux peuvent s'adonner à l'homosexualité.
C'est factuel et neutre. On sait que le
nœud du système philosophique et idéologique
de Vercors c'est la séparation nature/culture.
La morale consiste à réprimer sa nature,
son corps, donc la sexualité. La sexualité
hétérosexuelle est régie par la répression
et la contention des corps, comprenons-nous
en parcourant toute la littérature de Vercors.
La sexualité homosexuelle, minoritaire dans
sa prose, semble encore plus réprouvée.
Probablement d'ailleurs cela lui est-il
totalement inconscient, et si on lui avait
demandé son opinion sur l'homosexualité,
sur la répression et l'intolérance qui l'accompagnent,
il aurait défendu sincèrement et spontanément
les homosexuels.
Revenons sur le sujet
principal de l'article "Vivre vieux":
Vercors parle de son avancée en santé dans
la vieillesse, comparé à celles de
certains autres. Le déclin corporel et/ou
cognitif est véritablement un naufrage susceptible
d'être le lot commun de la destinée humaine.
On pourrait même penser à une sorte de loterie
naturelle qui nous permettrait d'être ou
de ne pas être chanceux face à la vieillesse.
Il
est dommage que Vercors n'ait pas fourni
une pensée plus poussée sur les inégalités
face à la vieillesse. Bien sûr, nous avons
tout de suite à l'esprit la génétique comme
facteur important. Nous passons aussi en
revue la responsabilité comportementale
qui explique les bonnes ou les mauvaises
conditions du vieillissement: l'hygiène de
vie personnelle comme manger équilibré ou
non,
être actif ou sédentaire, fumer ou non, etc.
Ces
explications, valables et incontournables,
ne sont pourtant pas suffisantes. Les hommes
de gauche, soucieux d'abattre l'exploitation
de l'homme par l'homme dans un monde capitaliste
et d'ouvrir les chemins de la libération
de tous les hommes, se doivent de réfléchir
à la vieillesse à l'aune des inégalités
des conditions matérielles d'existence des humains.
Didier Eribon a des pages pleines d'acuité
sur ce thème dans son dernier ouvrage Vie, vieillesse et mort d'une femme du peuple
(2023). Il fait souvent référence à l'ouvrage
monumental La Vieillesse (1970) de
Simone de Beauvoir dans lequel elle passe d'une interrogation sur soi à la question plus générale de ce que
signifie «être vieux» et de la place de la vieillesse dans nos
sociétés. Pour elle, la situation disparate des vieux provient des inégalités sociales et économiques:
"l"âge où commence la déchéance
sénile a toujours dépendu de la classe à
laquelle on appartient" (page 658
du livre de Simone de Beauvoir cité par
Didier Eribon). Quoi de plus pertinent dans
une visée socialiste et communiste?
Vercors continue sa carrière
à 86 ans comme le prouve cet article. Il
aurait pu l'arrêter, ayant assez pour vivre
dignement d'un point de vue matériel. Sa
carrière est sa passion et, placé du
bon côté de la barrière sociale, il peut
se permettre de la poursuivre jusqu'à son
décès quand la majorité des humains peine
jusqu'à la retraite permise par le cadre
juridique et par la pension octroyée, si
minime soit-elle. Les gauches ont perçu
les inégalités de vieillissement en bonne
santé selon la classe sociale à laquelle
on appartient et le métier qui éprouve plus
ou moins les corps exploités. Une loi concrète
en faveur de la libération des hommes fut
votée sous la présidence de Mitterrand:
la retraite ramenée à 60 ans, celle-là même
qui a été rallongée depuis et qui le
sera probablement encore dans cette bataille
de classes. Ce seul exemple prouve bien
que la vieillesse doit être examinée à l'aune
des inégales conditions concrètes de l'existence
des hommes. La vieillesse est certes une
donnée naturelle, mais elle se situe à la
jonction du culturel et du politique.
Temps
de cerveau disponible
De
la vieillesse, Vercors craint surtout la
perte de mémoire. Dans de très nombreux
écrits, il parle de cette obsession tant
personnelle que collective. Individuelle
parce qu'il déplore souvent ses oublis de
menus événements dans sa vie privée; collective
parce qu'il redoute par dessus tout l'amnésie
de l'Histoire, en particulier de la Seconde
Guerre mondiale. L'amnésie des uns est le
lit de la propagande et d'une réécriture
de l'Histoire. C'est pourquoi il se décide
dans les années 80 à réécrire certaines
de ses oeuvres - Le
Tigre d'Anvers
notamment - au moment où les partis
d'extrême-droite et les associations affiliées
faisaient entendre leurs voix décomplexées.
Dans un très long paragraphe,
Vercors s'appesantit également sur ce phénomène
étrange de la sensation de l'accélération
du temps à mesure que nous avançons en âge.
Il fait référence à la théorie de Lecomte
de Noüy stipulant le ralentissement du rythme
mental. Il s'inscrit en faux contre cette
théorie pourtant séduisante, fort de ses
propres théories longuement développées
sur le cerveau, la pensée et le mental.
Rappelons qu'il évoque la structure psychique
et mentale de notre ancêtre dans son essai
La
Sédition humaine dès 1949,
qu'il poursuit en 1951 par le récit d'une
opération du cerveau dans La
Puissance du jour, et qu'il
ne cessera dès lors dans ses échanges
épistolaires - éditées ou non - de revenir
passionnément sur les recherches scientifiques
sur le sujet. Et son dernier récit qu'il
achevait au moment de son décès - Le
Commandant du Prométhée - relate
les liens complexes entre le corps et l'esprit.
Pour Vercors, la théorie
de Lecomte de Noüy est fausse puisqu'il
n'y a pas "concomittance entre le
somatique et le mental". En effet,
si "nos cellules somatiques vieillissent
à mesure qu'elles se reproduisent (se remplacent),
les neurones, eux, sont immuables et ne
vieillissent pas (ils peuvent être détruits,
c'est tout)". S'ensuit une longue
explication de ce phénomène, preuve que
ce dernier taraudait notre penseur.
"pourvu
qu'en somme j'écrive, c'est assez,
je suis plus que content"
Comme
l'exprime Norbert Elias dans La Solitude
des mourants, la mort est largement
étudiée dans ses aspects physiologiques
et leurs conséquences médicales. En revanche,
l'expérience même du vieillissement est
davantage passée sous silence. Or, cette
expérience change les comportements, les
manières d'être et le psychisme.
Dans
son article, Vercors s'interroge sur ces
modifications: il rit de moins en moins.
Du moins est-ce un rire "plus convivial,
moins spontané, un peu voulu parfois et
toujours bref". De même, alors
que son indignation face aux injustices
ud monde n'a pas faibli et qu'il continue
à s'intéresser à tout, il se rend compte
que sa volonté d'agir a diminué. Il ne défile
plus et n'écrit plus de protestations dans
les journaux. Il l'explique par le fait
que la vieillesse a tari ses réflexions,
que ses idées formées sont immuables désormais.
Aurait-il
dû s'arrêter d'écrire? En principe oui dans
la mesure où il s'était promis de ne cesser
d'écrire pour dénoncer, pour rappeler les
événements traumatiques de la Seconde Guerre
mondiale, pour combattre par la plume. Cette
nécessité interne n'est plus à son âge avancé,
il le prend avec philosophie, mais ne s'empêche
pas pour autant de continuer à écrire "pour
[s]on plaisir". Écrire des biographies,
écrire des "fantaisies"
comme Les
Chevaux du temps,
tant qu'il aura "l'usage de [s]on
stylo".
Article
mis en ligne le 25 octobre et le 2 décembre 2023
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