Réflexion, refus, révolte, réforme: enjeux et problématiques
Dans ce court article, j'aimerais revenir sur les concepts que Vercors développa pour bâtir sa fable anthropologique. J'ai déjà amplement évoqué ce sujet, par exemple dans la page consacrée à son essai de 1949 La Sédition humaine, dans les pages en diptyque Anthopologie brullerienne et Anthropologie vercorienne, etc. Il est souvent intéressant de revenir sur un sujet en l'éclairant d'une autre manière afin d'affiner le propos, de le compléter, de montrer une facette inexplorée.
Réflexion, refus, révolte, réforme sont les quatre piliers de la fable anthropologique de Vercors. Pour le penseur, l'Homme est une conscience interrogative. Animal métaphysique, il est doté de la ré-flexion. Son étymologie signifie « ramener, retourner, détourner. Reporter sa pensée sur ». Le préfixe « re- » marque ainsi le mouvement vers l'arrière. De son embryon de pensée que notre ancêtre avait en commun avec les autres espèces, il passa à un degré supérieur. Dès lors il se posa face à lui et face au monde. La scène du miroir dans le conte philosophique Sylva est exemplaire à cet égard. Vercors eut beau se défendre de faire faire à l'homme un saut qualitatif ontologique (idée que Vercors a en commun avec l'Eglise), il ne put s'empêcher de faire reposer sa fable anthropologique sur une différence de nature entre l'homme et l'animal, non sur une différence de degré. Le titre de sa nouvelle L'Étincelle (dont je parle en partie à cette page) est révélateur de cette scission occidentale entre l'homme et l'animal, entre l'homme et la nature. Idée dont Vercors hérita et qu'il prolongea.
Désormais conscience aiguë, l'homme sait qu'il sait, et surtout sait qu'il ne sait pas. Cette pensée socratique, Vercors la prolongea dans un double mouvement. En effet, l'homme refusa cette condition humaine et se révolta. A ce stade, le déverbal « refus » doit être pris dans son acception moderne. Refus et révolte (revoltare: retourner, rouler en arrière) dans deux directions:
- en direction de la nature. Dans son sens premier, le « refus », c'est l'action de fuir quelqu'un, de s'en détourner. Dans sa fable donc, l'homme se pose comme une autre entité face à la nature, il s'arrache à elle et devient son rival. J'avais évoqué à cette page le fait que ce n'est pas pour détruire la planète, mais pour lui arracher ses secrets afin de comprendre son fonctionnement. Aussi le mouvement est-il positif puisque l'homme part alors en quête de découvertes scientifiques que Vercors raconta dans son essai Sens et non sens de l'Histoire. Vercors reprit à Anatole France la citation qu'il mit d'ailleurs en tête de l'un de ses Propos de Sam Howard: « Ils naquirent, ils souffrirent, ils moururent », et il la recomposa: « Ils naquirent, ils cherchèrent, ils moururent ». Lhomme passa d'une soumission fatale et passive à une révolte optimiste et active. De la révolte solitaire, de la mise en scène de l'Homme, on passe même à une révolution (action collective) et à une mise en scène des hommes. On comprend que derrière cette soif de recherches se cache une quête de sens. Pour cette quête de sens, l'agnostique Vercors ne va pas sans attribuer une majuscule au mot « nature ». La révolte, c'est la rébellion ouverte contre l'autorité établie, conçue comme un retournement. L'autorité ici, c'est la nature. Celle-ci a tout l'air d'être divinisée dans le dispositif de sa fable.
- en direction de lui-même. Si l'homme refuse son état originel et se révolte contre lui, alors intervient une réforme obligatoire, quatrième concept-clé de sa fable anthropologique. Quel est exactement l'objet de ce refus virulent ? C'est le refus par l'homme de sa nature violente et agressive, nature faisant partie de « la loi de l'entre-dévorement universel ». Le refus de soi-même, ontologiquement mauvais, c'est une réaction violente de rejet de soi-même, d'ordre affectif et intellectuel. C'est un tour de force mental pour se réformer: l'homme doit se corriger pour s'améliorer. C'est donc un processus individuel et solitaire. Mais si tous les humains procèdent chacun de leurs côtés à cette transformation interne, alors l'amélioration sera collective. De là s'élève cette vision - pas propre à Vercors - de la séparation radicale de la nature et de la culture, et son prolongement de la séparation du corps et de l'esprit. Le penseur vit dans les hommes des Animaux dé-naturés. On peut prendre également l'acception originelle du « refus » : l'homme se détourne de lui-même. Etre de conscience, l'homme se révolte contre son corps sexué (impur) au profit de son cerveau (pur), si l'on perçoit la lecture chrétienne de sa fable (je l'ai évoqué notamment à cette page). Il choisit la raison (bonne) contre la passion (mauvaise) si l'on perçoit la lecture d'un penseur proche des moralistes du Grand Siècle, pour ne pas dire d'un nouveau janséniste. Il corrige sa violence princeps et se dirige vers l'entraide solidaire si l'on perçoit sa lecture spencériste de la pensée de Darwin.
C'est véritablement le fond de son système. Enlevez tous les fils explicatifs complexes destinés à éviter le schématisme, et vous trouverez ce noyau conceptuel-là. J'ai démontré les forces et les incohérences de sa fable, par exemple dans la page qui interrogeait les motifs qui avaient poussé Vercors à entrer en Résistance et qui dévoilait les contradictions entre sa littérature et sa philosophie. Ma méthode consiste à expliquer sa pensée, à la dérouler, à la critiquer pour à la fois déceler ses erreurs et y prendre ce qu'elle a de meilleur et d'utile.
Préférer son cerveau (plutôt que son corps), sa raison (plutôt que sa passion), son empathie (plutôt que sa violence), c'est se réformer. Jean Bruller suivit sa scolarité à l'École Alsacienne qui, quoique laïque, reposait sur des principes du protestantisme. Le protestantisme ou la Réforme.... Les professeurs de cette école posaient les élèves face à eux-mêmes, à leurs erreurs, leurs mauvaises actions afin qu'ils puissent s'interroger sur le sens de leurs actes et se réformer. Jean Bruller fut marqué, très jeune, par cette éducation, il côtoya de nombreux camarades pratiquant cette religion. En 1930, il fournit 4 illustrations et 1 frontispice pour Compagnons de la nuée d'André Chamson, cet écrivain qui devint un compagnon de route politique dès la parution de Vendredi (1935-1938), l'hebdomadaire en faveur du Front populaire. Compagnons de la nuée ressemble à tous ces récits de Chamson ancrés dans les Cévennes, sa région natale, berceau du refus et de la révolte des Réformés. C'est de là que l'on pourrait objecter à Vercors une autre contradiction. Selon lui, l'homme doit se réformer pour lutter contre ses pulsions violentes et développer la coopération et l'entraide. Or, étymologiquement, « reformare » signifie « rendre à sa première forme, refaire d'où rétablir, restaurer ». Le protestantisme s'appuie sur ce sens-là. Vercors, quant à lui, ne peut appuyer sa fable sur l'origine étymologique de la réforme puisque l'homme serait dépourvu ontologiquement de l'empathie. Au-delà de cette précision sur le mot de « réforme », mal utilisé par Vercors, on peut rappeler que dans les premières pages de Sens et non sens de l'Histoire, l'écrivain explique que l'univers ne peut naître de rien. Si l'on applique cette logique en ce qui concerne l'être humain, l'empathie ne peut elle-même naître de rien. Contrairement à ce que Vercors dit (avec bien d'autres penseurs), l'empathie est ontologiquement inscrite dans l'humain. Loin d'une lecture spencériste erronée, Darwin démontra que le principe de coopération et d'entraide est le moteur de l'évolution des espèces animales, dont l'homme.
Je l'ai évoqué à cette page, la réforme individuelle est une notion dangereuse. Elle occulte les luttes sociales collectives et le cadre capitaliste. La vision de l'homme qui serait esssentiellement - et par essence - un loup pour l'homme a contribué à soutenir les théories libérales. Dans le très intéressant site Libre de consommer, l'article « Nous sommes tous néolibéraux » analyse ce danger de la critique de soi-même qui a remplacé la critique sociale. L'humain est conduit à « trouver des solutions biographiques à des contradictions systémiques ». Pour prolonger cet article, il convient de lire le n°12 de l'hiver 2017 de la revue Frustration. Dans un long argumentaire pertinent, le journaliste étudie l'essor du développement personnel comme art de la soumission heureuse.
Article mis en ligne le 5 janvier 2018