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La problématique existentielle de Vercors

Ce 6e article appartient au cycle d'étude « Vercors et le judéo-protestantisme ». Pour prendre connaissance de tous les articles et de la logique du positionnement de celui-ci, allez à la rubrique Thèmes.

Ce qu'il vit, ce qu'il écrit

Mon titre « Ce qu'il vit, ce qu'il écrit » reprend volontairement le titre de l'ouvrage collectif dirigé par Bernard Lahire, Ce qu'ils vivent, ce qu'ils écrivent. Avec pour sous-titre, « Mises en scène littéraires du social et expériences socialisatrices des écrivains ». 

Ce sociologue travaille avec son équipe sur le rapport existentiel que l'auteur entretient avec son œuvre, sur le rôle et la fonction que les œuvres jouent dans la vie de l'auteur. Il se demande ce que cherche le scripteur à opérer sur lui-même par le moyen de l'écriture littéraire.

C'est ce que je vais me demander pour le cas spécifique de Vercors. Ce dernier affirma à de nombreuses reprises que dès sa carrière de dessinateur dans l'entre-deux-guerres, il se sentait le besoin impérieux de dessiner, plus tard d'écrire, pour « dire ». Or, rappelle Bernard Lahire au sujet d'un écrivain, qu' « Avant d'entrer en concurrence littéraire, il est mue par un besoin (socialement constitué) d'écrire et de « dire » des choses, de faire travailler les schémas de son expérience, bref de transposer dans l'ordre littéraire des éléments de sa problématique existentielle ».

Entrer en littérature fonctionne comme un besoin pour exprimer une « pulsion expressive ». Son art est vécu « sur le mode de la nécessité intérieure, d'une vocation, d'une expulsion de soi ».

Lahire prend l'exemple de Gustave Flaubert, cet écrivain qui est un modèle sur le plan autobiographique comme l'avoua Vercors. Et tout ce qu'il suggère de Flaubert pourrait parfaitement s'appliquer à Vercors:

Flaubert ne cesse de parler de lui sans être pour autant dans l'autobiographie ou dans la réflexion intime qu'autorise le journal intime. Il ne parle que de lui, mais par l'intermédiaire d'un autre, personnage fictif qui lui permet d'explorer l'espace des possibles tel qu'il s'est réellement présenté à lui. Entreprise d'objectivation d'une version potentielle de soi ou de création littéraire d'un avatar, plutôt que simple projection naïve du genre autobiographique. L'écriture narrative lui permet de faire travailler sa problématique existentielle, sans se mettre directement en scène tel qu'il est vraiment ou tel qu'il a réellement été. Passer par un avatar permet la distance par rapport à lui-même pour objectiver sa personne. C'est un moyen d'expérimenter les possibles ou d'explorer les contraintes du réel.

Comme Flaubert, Vercors passa par des avatars fictifs en scindant son moi en moi partiels dans de multiples oeuvres afin de travailler sa problématique existentielle. Bien sûr, il n'est pas forcément conscient de tout ce qu'il écrit. Toutefois, sa « pulsion expressive » l'incite à fragmenter un portrait éclaté de lui. Certes un portrait éclaté, mais un portrait avec un résidu constant. Ce résidu constant de sa personne qu'il expérimente plus ou moins consciemment dans ses ouvrages rappelle singulièrement la problématique existentielle de l'Homme que Vercors s'ingénia à rechercher après la Seconde Guerre mondiale: cette spécificité humaine que serait l'interrogation vectrice de rébellion, cette « qualité d'homme » qui le rendrait unique par rapport aux animaux avec lesquels il partage de nombreux points communs.

Il s'agit donc dans cet article d'étudier cette problématique existentielle propre à Vercors. Partons de ce qui le tarauda le plus dans son existence: le mensonge.

Les écritures de soi comme culpabilité latente: le mensonge

Un thème revient constamment dans les écritures de soi de Vercors: le mensonge. Les siens, ceux des autres. Selon lui, ses mensonges eurent lieu de son enfance à son jeune âge adulte. Ensuite, nous fait-il comprendre, sa rectitude de caractère fut sa ligne de conduite. Pourquoi? Parce qu'il fut traumatisé par cette duplicité face aux autres, en particulier face à ses proches. Duplicité qui le taraudait moralement et qu'il ne comprenait pas qu'elle puisse durer. A chaque fois, le personnage principal - son avatar - s'en veut de ne pas avouer la vérité, mais il n'y arrive pas dès qu'il se trouve devant les autres. Sortir du mensonge rétablirait la vérité, si ce n'est que les autres éprouveraient une déception face à ce qu'ils pensent de lui.

Ne pas perdre la face devant les autres, ne pas craqueler le portrait positif que les autres ont de lui - donc continuer à mentir par la parole, par omission ou par le silence - se révèle plus fort que rétablir à ses propres yeux le portrait idéal de son moi. Le héros déteste son attitude mensongère, il sait qu'il porte un masque, qu'il est un double. Néanmoins, cela reste la solution la moins pire que de parler au risque que les autres n'aient plus confiance en lui, et même l'aiment moins. Le silence de cet être double prévaut, pendant qu'une tempête sous son crâne se déchaîne tant la culpabilité l'étreint. Et le héros connaît le risque inhérent à son mensonge: que, malgré lui, malgré tous ses efforts pour cacher cette duplicité, les autres ne découvrent au final la vérité.

Le narrateur adulte n'en est plus là. Il refuse désormais le mensonge comme une ligne de conduite intransigeante. Comme je l'écrivais dans mon article précédent, le protestantisme est un individualisme, et Vercors fit devant ses lecteurs son examen de conscience via les fictions autobiographiques. Vercors se doit de confesser son péché, celui du mensonge comme péché originel de son existence d'enfant, d'adolescent, puis d'adulte. Dans ses fictions autobiographiques, Vercors se confesse à l'humanité (et non à Dieu) afin de (dé)montrer sa bonne foi. Il raconte sous plusieurs formes et dans plusieurs ouvrages son péché originel dont il prit conscience, qui le tarauda au point de se réformer, de fuir pour le restant de son existence ce péché originel du mensonge.

« Les écritures du moi se déploient selon le mode de l’aveu, c’est-à-dire de l’incrimination et du soupçon », « Le caractère propre des écritures du moi serait donc une culpabilité latente, ou du moins une situation à redresser » (Gusdorf), et c'est ainsi que nous pouvons lire de nombreux ouvrages fictifs de Vercors. Trois nous intéresseront particulièrement: L'Aveu, Le Radeau de la méduse et Tendre naufrage. C'est dans ceux-là, en effet, qu'il évoque ses mensonges personnels, plus que les mensonges des autres à son égard (précisément les mensonges des premières épouses des héros, dans le sens d'infidélité et de tromperie amoureuse), les mensonges d'une époque et d'une classe sociale que les héros ont intégrés, voire validés (la sexualité), les mensonges d'une période historique (le mensonge des hommes politiques qui le taraude dans Les Yeux et la Lumière et le mensonge lorsqu'il s'agit de nier l'Histoire comme l'Holocauste).

Pour ces trois récits, remontons chronologiquement aux sources de ses mensonges propres: 

  • Dans L'Aveu, le héros adulte, prénommé sans détour Jean, éprouve le besoin de revenir sur les lieux de sa camaraderie avec deux autres enfants et de faire l'aveu au narrateur ( un autre double de Vercors) d'un mensonge qui le hante. Très complice avec Silvestres, il voit venir d'un mauvais oeil Rollo dans leur binôme. D'autant plus que ce nouveau venu semble lui préférer son ami. Jaloux, vexé, il lui sort que Silvestres l'a traité d'idiot dans son dos, ce qui jette un froid entre eux. Lorsqu'on demande au petit Jean de s'expliquer, celui-ci persiste dans son mensonge, certes en en amoindrissant la portée perfide, mais en ne remettant pas en cause la supposée parole terrible de Silvestres. Ce dernier ne le contredit pas tout en sachant qu'il ment, Rollo fait semblant de n'y voir qu'une parole sans gravité. Pourtant, ce mensonge met à jamais un voile obscur sur l'amitié du trio.
  • Dans Le Radeau de la méduse, le héros Fred rencontre la psychologue de son épouse dépressive et se met à raconter son enfance. Le premier mensonge qui le taraude, c'est la falsification systématique de ses notes pour que ses parents ne s'aperçoivent pas que son niveau scolaire a (un peu) baissé. 
  • Dans Tendre naufrage, le héros Marc Walter, cette fois-ci âgé de 18 ans et non plus enfant et jeune adolescent comme dans les récits précédents, fait le fier-à-bras devant un ami de vacances qu'il admire - comme le héros de L'Aveu - en déclarant qu'il est déjà amoureusement engagé auprès d'une jeune fille, ce qui est factuellement faux. Problème: il tombe amoureux de Delphine. Deux alternatives: dire à son ami qu'il a menti pour pouvoir vivre cette histoire naissante ou bien continuer de soutenir qu'il est engagé et risquer de ne pas pouvoir conduire plus avant cet amour. C'est la seconde solution qu'il choisira par orgueil et parce qu'un trop long silence empêche de faire sortir les mots sincères de sa bouche. Ce mensonge suivi d'une absence de rétablissement de la vérité sonnera en partie le glas de son histoire avec Delphine (Stéphanie dans le réel).

Ces personnages principaux de ces trois récits le vivent comme un enfer sur terre dont ils peinent à se dépêtrer sur le moment et dont ils se sentent encore coupables, une fois devenus adultes. Fred parle du « supplice et [de] l'angoisse d'un mensonge sans trêve, jour et nuit, pendant sept ans ». Il le vécut comme un « long enfer de culpabilité, de dissimulation, de peur panique d'être découvert ». Malgré sa certitude d'être démasqué, il continua tout de même « irrépressiblement [...] dans l'angoisse et le tourment. Et la culpabilité. Et le fardeau de la vie » (page 47). Pourquoi? Parce qu'il n'a pas « supporté l'idée de décevoir[ses parents] » (page 48).

In fine, ce qu'il faut comprendre de cette carrière dans le mensonge de la part des avatars de Vercors, c'est que ce n'était pas le résidu de sa nature profonde. Comme il fait dire à Jean dans L'Aveu, « Nous ne changeons guère, au fond ». Non qu'il faille comprendre cette phrase comme l'aveu que Vercors serait un menteur, définitivement. Il faut au contraire comprendre qu'il n'est pas un menteur par nature. Les mensonges ne sont le fruit que des circonstances. Ce n'est pas chez sa personne structurel, mais conjoncturel. D'ailleurs, fait-il préciser à Jean, ses mensonges sont des « vétilles ». L'aveu lui étant très difficile - et c'est là davantage le noyau structurel de sa personnalité -, ces « vétilles » entraînent des « catastrophes ». Pour Marc Walter, ce sera perdre son amour absolu au point de retourner à jamais dans le droit chemin, d'avoir désormais « la vigueur de la résolution et la rigueur dans la conduite ». Il  a depuis une « incapacité de mentir », un « besoin insurmontable de vérité ».

Le mensonge est-il alors la problématique existentielle de Vercors? Non, le mensonge est une réaction à un ressenti plus profond: la honte.

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Article mis en ligne le 1er octobre