Une écriture de soi protestante?
Ce 5e article appartient au cycle d'étude « Vercors et le judéo-protestantisme ». Pour prendre connaissance de tous les articles et de la logique du positionnement de celui-ci, allez à la rubrique Thèmes.
La pratique des écritures de soi
Le double art de Jean Bruller-Vercors est très largement autobiographique. Son premier album publié en 1626 mais inventé dès 1923, 21 recettes de mort violente, relève à l'origine d'une déception amoureuse. De nombreux dessins de La Danse des vivants retrace des éléments autobiographiques ponctuels, voire récurrents comme pour le thème de l'amour conjugal. Son troisième album, Un Homme coupé en tranches, se présente comme un journal intime fictif. Plus tard, dès ses récits de la Résistance et de plus en plus au fil des décennies, les références personnelles prises en charge par des avatars littéraires, foisonnent.
Pourtant, Vercors eut du mal à passer par le pacte autobiographique : deux véritables amorces de journaux intimes – un au moment de la mort de son père, un autre au moment des années de Résistance – ne seront ni tenus dans le temps ni publiés de son vivant; un récit d'enfance qu'il composa autour des années 70 ne fut pas davantage publié. Il faut dire que ce genre est, dans l'esprit de Vercors, frappé du sceau du soupçon : révèle-t-on réellement qui on est ? Ne se met-on pas en scène, quelle que soit la volonté de sincérité absolue vis-à-vis de soi-même, voire vis-à-vis des autres si le but est la publication aux lecteurs ? Le regard extérieur des lecteurs ne biaise-t-il pas d'emblée le projet, rendant vaine l'entreprise de surgissement de la vérité d'une identité ? Le personnage d'Un Homme coupé en tranches le suggère à chaque détour de son journal intime et le dessin « « Introspection, ou la connaissance suspecte » de La Danse des vivants (Relevé trimestriel n°5) insiste sur l'idée que la curiosité de soi, aux yeux du moraliste, est déjà suspecte de complaisance coupable.
De ce fait, Vercors ne suivit pas d'un point de vue esthétique les traces de l'écrivain protestant André Gide tenant régulièrement son journal pendant des années et composant des œuvres largement autobiographiques. Concevant l'entreprise autobiographique comme œuvre de faux monnayeurs, Vercors préféra largement passer par ses personnages fictifs pour scinder son Moi en Moi partiels. Il dérogea à sa règle par deux fois lorsqu'on lui demanda d'écrire ses Mémoires autour des années de Résistance avec La Bataille du silence (1967) et Cent ans d'Histoire de France (1981-1984). Et encore...dans le premier il s'appesantit sur son rôle d'intellectuel engagé et en dit peu sur sa vie privée ; dans le second, il commença par une biographie fictive d'Aristide Briand en l'intitulant symboliquement Moi, Aristide Briand. Peut-être pensa-t-il à Jules Michelet qui, en 1835, fit la tentative originale d'une autobiographie de Luther par personne interposée. Michelet offrit ainsi à ses lecteurs un « Luther par lui-même », bien que Luther n’ait pas rédigé d’autobiographie.
Dans le sillage de Gide, de Michelet et de Rousseau
Même en choisissant l'introspection par le biais des fictions autobiographiques, Vercors se rapprocha idéologiquement de Gide, de Michelet et de Jean-Jacques Rousseau, tous trois plus ou moins en lien avec le protestantisme :
- Jean-Paul Sartre analysa pendant l’hiver 1939 1940 le Journal de Gide : « Frappé hier, en feuilletant à nouveau le Journal de Gide, de son aspect religieux. C’est d’abord un examen de conscience protestant, et ensuite un livre de méditations et d’oraisons. Rien à voir avec les Essais de Montaigne ou le journal des Goncourt ou celui de Renard. Le fond, c’est la lutte contre le péché [...] ». Comme Gide scolarisé à l'École Alsacienne (voir mon article sur le sujet), Vercors s'adonna dans ses fictions autobiographiques à un examen de conscience a minima, et ajoutons un examen de conscience protestant : Gide hérita d’une culture protestante par sa mère. Vercors, quant à lui, hérita des cadres mentaux issus des disciplines religieuses d'autrefois incorporés par sa famille proche du judéo-protestantisme (Voir mon autre article sur ce thème). « Le protestantisme, sous ses différentes formes, est une religion de l’individu, qui insiste sur la responsabilité du fidèle devant Dieu », et minimise l’influence directe de la hiérarchie. « L’examen de conscience apparaît ainsi comme une obligation majeure », écrit Georges Gusdorf dans La Découverte de soi (1948). Le protestantisme est un individualisme, et Vercors fit devant ses lecteurs son examen de conscience via les fictions autobiographiques. Vercors se doit de confesser son péché, celui du mensonge comme péché originel de son existence d'enfant, d'adolescent, puis d'adulte.
- Comme Michelet, Vercors fit l'autobiographie romancée d'un défunt : du protestant Luther pour l'un à l'athée Aristide Briand pour l'autre. Il accompagna l'ouvrage Le Peuple par une préface intitulée La Marche à l'humanité, plus tard republiée sous le titre Sens et non sens de l'Histoire. Or, il existe une sorte de téléonomie dans son récit, comme les titres le symbolisent. Comme l’autobiographie, son essai est moins un récit que l’illustration d’une vision de l’individu et de l’humanité à un moment donné. Gusdorf décrit le processus de « sécularisation » du récit de soi et montre que l’« apologétique religieuse cède la place à une apologétique personnelle ». Et on pourrait ajouter : à une apologétique de l'ensemble de l'humanité.
- La conception rousseauiste de la religion naturelle implique une injonction : l’introspection. Cet impératif moral constitue, selon l’expression de Jean Starobinski, la ressource du salut. Selon Gusdorf, « Rousseau se confesse à Dieu, à un Dieu non confessionnel, apparenté au protestantisme libéral, mais aussi à l’humanité. Il en appelle à un jugement dernier, dont il attend un verdict favorable sur sa vie et sur son œuvre ». Dans ses fictions autobiographiques, Vercors se confesse à l'humanité (et non à Dieu) afin de (dé)montrer sa bonne foi. Il raconte sous plusieurs formes et dans plusieurs ouvrages son péché originel dont il prit conscience, qui le tarauda au point de se réformer, de fuir pour le restant de son existence ce péché originel du mensonge. Ce n'est pas un hasard si son récit « L'enfant et l'aveu » (au titre religieusement symbolique) est inséré dans le recueil Sept Sentiers du désert au titre tout aussi parlant. Il y évoque un mensonge d'enfant aux conséquences dramatiques pour ses relations amicales et il retravailla ce traumatisme personnel dans Le Radeau de la méduse et Tendre naufrage. Il travailla sur lui-même, se réforma selon les préceptes protestants et l'éducation de l'École alsacienne pour changer sa vie, et la changer pour le mieux. La confession autobiographique se veut réformatrice, elle a un « caractère créateur et édifiant » (Gusdorf). Il y a dans ce projet l'intention d'une mutation, et dans le cas de Vercors qui lie inextricablement les deux, dans le sens d’une amélioration de soi-même et de la situation de l’homme dans le monde. Il souhaite rétrospectivement livrer le sens de sa destinée en même temps que le sens idéal de la destinée des hommes : la réforme protestante qu'il travailla pour lui-même devint le cœur de sa philosophie sur l'Homme . Je le rappelle : l'Homme doit s'interroger sur sa nature, il doit se révolter contre elle et se réformer pour accéder à sa qualité d'homme civilisé.
En cela, la pratique de l'écriture de soi par Vercors se rapproche de la démarche protestante. La littérature est un outil pour se réformer. Comme le souligne Gusdorf, « En toute prudence, on devrait supposer que les écritures religieuses catholiques du moi (pas plus d’ailleurs que les écritures profanes) ne sont pas nécessairement plus rares que les documents protestants ». Nous pourrions donc dire a minima que la pratique de l'écriture de soi par Vercors a une dimension religieuse. Mais la notion de réforme étant au cœur de sa recherche tant personnelle que philosophique, on la rapprochera plus volontiers du protestantisme.
- Article suivant: La problématique existentielle de Vercors en lien avec le protestantisme (à venir le 1er octobre 2025)
Article mis en ligne le 1er septembre 2025