Vercors et Diderot
Sommaire
Préambule: Vercors se référa-t-il explicitement à Diderot?
Dans ses essais publics, dans sa correspondance restée privée, dans ses fictions même, Vercors ne fit aucune allusion spécifique à Diderot, comme si la pensée de ce philosophe des Lumières était étrangère à la sienne. C'est dans la thèse de Radivoye Konstantinovic - Vercors écrivain et dessinateur (1969) - que Vercors, dans ses commentaires infra-paginaux autorisés par le doctorant, rectifia une interprétation. Konstantinovic en effet s'appuya sur l'article « Le problème des limites de l'humain chez Diderot et Vercors » (1954) de Roland Mortier pour souligner en quelques phrases la parenté entre les réflexions diderotienne et vercorienne. Vercors démentit cette affiliation en « avou[ant] à [sa] honte son peu de familiarité avec les oeuvres de Diderot, comme des Encyclopédistes en général, Voltaire mis à part ».
Comment dès lors peut-on faire des rapprochements entre les deux écrivains, en particulier dans leur explication de la nature ? Parce que Vercors était imprégné de la culture des Lumières. Cet homme de la société française du XXe siècle hérita de leurs idéaux, de leurs recherches philosophico-scientifiques, dans le sillage principal de son père. Leurs pensées, dont celle, spécifique, de Diderot, se diffusèrent dans les siècles ultérieurs, circulèrent dans le cercle de la gauche radicale que côtoya Louis Bruller acquis fermement aux principes du XVIIIe siècle. J'avancerai un autre argument: une grande partie de la pensée de Diderot s'alignait sur celle de Spinoza. Or, je l'ai déjà dit à plusieurs reprises sur ce site, Vercors fut sensible à ce dernier philosophe au point de citer souvent son Éthique. D'une influence l'autre, Vercors intégra des pans de la pensée du co-responsable de l'Encyclopédie, probablement par ce biais connexe, sans avoir lu les oeuvres de Diderot, donc sans faire de liens conscients.
Cette remarque de Konstantinovic poussa-t-elle Vercors à entreprendre une approche de Diderot ? Toujours est-il qu'en 1989, au journaliste Gilles Plazy dans A dire vrai, il se mit à le citer explicitement:
Avec ma trilogie Sur ce Rivage... je peindrai l'ambiguïté de trois personnages dont Diderot eût dit: « Sont-ils bons, sont-ils méchants », tantôt « plus » tantôt « moins » hommes selon les circonstances.
Vercors reprit visiblement le titre de la pièce de théâtre de Diderot, Est-il bon, est-il méchant? (version intégrale), écrite entre 1776 et 1784. Il s'agit de se demander dans la suite de cette page si la vision de l'homme de Vercors et de Diderot est proche au point de mentionner le titre de cette comédie tardive ou bien si cette allusion fut uniquement convoquée pour illustrer simplement son concept de « plus ou moins homme » sans référence à leur univers conceptuel, commun (totalement ou partiellement?) ou opposé.
Prenons deux directions essentielles afin de saisir les liens que l'on peut établir entre les deux penseurs:
- leur conception de la nature, (autrement dit: de l'univers), dans sa déclinaison minimale (les atomes), dans ses composants primordiaux, dans ses relations entre les éléments, jusque dans sa complexification et dans l'émergence du vivant.
- leur conception de l'homme: son organisation corporelle et mentale, les liens entre l'inné et l'acquis, entre la nature et la culture, la fable primitiviste.
Pour mieux connaître Diderot, allez lire le site très riche qui lui est consacré, Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie. Ecoutez sur France culture les 4 émissions qui lui sont dédiées. Parcourez le site de La Maison des Lumières - musée Denis Diderot et parcourez ce dépliant (en pdf) sur Diderot à Langres, sa ville natale.
Pensées sur l'interprétation de la nature (1753)
Je ne développerai pas cette partie sur mon site. Dans la logique de ma thèse, c'est cet axe que j'avais étudié sous le titre « Une parenté patente avec la pensée de Diderot » dans la partie consacrée à Vercors comme matérialiste au second degré. Vous pouvez le retrouver dans mon ouvrage.
J'ajoute quelques informations succinctes: dans sa thèse philosophique générale, Diderot soutint que la sensibilité est une propriété universelle de la matière. Il reprit cette thèse à Bordeu (entre autres influences que vous pouvez lire ici). Dans l'Encyclopédie, l’article « Sensibilité, sentiment » de Henri Fouquet la développe. La sensibilité universelle de la matière est la source de tous les phénomènes de mouvement, autre concept-clé de sa théorie, avec celui d'hétérogénéité. L'aspect dynamique se retrouve dans le concept d'« énergie-matière » de Vercors.
Cette notion de sensibilité rompt avec le modèle mécaniste en introduisant l'élan vitaliste dont le système vercorien n'est pas exempt.
Diderot perçut la matière et la chaîne du vivant dans leur continuité comme un grand tout, dans ses parties et dans son ensemble, que Vercors reprit à son compte avec l'expression récurrente d'un « Tout se tient organique ». Diderot prit ce modèle fécond (dont il parle dans Le Rêve de D'Alembert avec la métaphore de l'essaim d'abeilles) à Maupertuis. Il abandonna néanmoins le Tout métaphysique de Maupertuis quand Vercors s'en rapprocha indéniablement.
Sur le site "Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie", lisez une introduction générale sur L'Encyclopédie. Un de leur numéro très important est le n° 34, dans lequel les articles portent sur Bordeu, Maupertuis, sur les thématiques du Rêve de D'Alembert et des Éléments de physiologie.
Conséquence de cette philosophie: Des Pensées philosophiques (1746) à la Lettre sur les aveugles (1749), Diderot passa définitivement du déisme à l'athéisme. Vercors, quant à lui, fut un agnostique. Pourtant il ne put s'empêcher de prêter à la nature des caractéristiques divines.
De l'homme
« Animal », « Espèce humaine »
Dans l'article « Animal » (pdf) de l'Encyclopédie, Diderot émit plusieurs propositions hérétiques par rapport à la doxa officielle. Contre Descartes et sa théorie de l'animal-machine, contre la religion chrétienne et sa séparation radicale de l'homme et de l'animal, il soutint que l'animal est doué de sensibilité comme toute la chaîne du vivant, que l'homme ne diffère pas en nature de l'animal. Et dans Le Rêve de D'Alembert, sous la forme d'une proposition imaginaire hautement subversive pour l'époque, il avança l'idée d'un transformisme progressif des êtres.
Sur ces points, Vercors fut un héritier de ce siècle dont de nombreuses idées furent peu à peu entérinées jusqu'à nos jours: l'homme est un animal parmi d'autres dans l'arbre des espèces. La continuité entre l'homme et l'animal est manifeste, la variation est de degré, non de nature. Dans Les Animaux dénaturés (1952), Vercors le dit ainsi:
En comparant l'intelligence de l'homme et de la bête, reprit Sir Arthur, le Professeur Rampole nous a en somme moins parlé de quantité que de qualité. Il a même précisé qu'il en va toujours ainsi dans la nature: une petite différence de quantité peut provoquer une mutation brusque, un changement total de qualité.
D'après Diderot, ce degré tient dans l'organisation physiologique: l'animal, doué d'une raison limitée, enfermé dans son milieu, utilise un seul sens, pendant que l'homme peut combiner tous ses sens plus harmonieusement. L'homme, pourvu d'une organisation plus souple, peut alors sortir de son milieu, et se perfectionner. D'après Vercors, le degré de variation entre l'homme et l'animal tient dans l'interrogation (Voir ma page La Sédition humaine) qui s'explique, comme dans le cas diderotien, par une organisation physiologique particulière: au cours de l'évolution, le milieu naturel a déclenché une réaction neurobiologique, vectrice d'une possibilité de réflexion exponentielle. Ce phénomène physico-chimique latent, poursuivait Vercors, est propre à l'hominien. Les autres animaux en seraient dépourvus, ce qui explique cette divergence de degré. Aussi la rupture climatique, dont le déclenchement favorisa la rupture cérébrale, est-elle perçue comme un saut, quoi que Vercors alléguât auprès de ses détracteurs. Là réside une différence essentielle avec Diderot pour lequel la continuité homme-animal ne contient aucun saut.
Les deux penseurs se rejoignent sur un autre point fondamental. Dans l'article « Espèce humaine » de l'Encyclopédie, Diderot écrit:
Tout concourt donc à prouver que le genre humain n'est pas composé d'espèces essentiellement différentes.
Diderot se référa fréquemment à l'Histoire naturelle, générale et particulière (1749) de Buffon , notamment dans cet article. Il affirma fermement l'unité fodamentale du genre humain, ce qui l'amena par exemple à dénoncer vigoureusement l'esclavage des Noirs dans Histoire des Deux Indes co-écrit avec l'abbé Raynal et à œuvrer pour l'égalité entre les hommes. C'est tout l'enjeu primordial de la philosophie de Vercors que de fustiger l'idéologie inégalitaire des races (Voir notamment cette page de mon site). Il s'opposa vigoureusement aux arguments zoologiques pseudo-scientifiques qui justifiaient les thèses racistes.
La thèse de l'unité entre les êtres malgré la diversité du vivant reçut l'hypothèse d'un être princeps dans Pensées sur l'interprétation de la nature (1753). Ce postulat de l'existence d'un prototype de tous les autres permit à Diderot d'unifier les différences entre les hommes, différences qui ne sont donc pas fondées sur des distinctions de nature. Il permit tout autant d'expliquer les formes hybrides. Les échelles de degrés et de nuances au sein du vivant ne rompent pas la continuité, ce qui rend difficile voire impossible l'établissement d'une limite entre l'animalité et l'humanité. Vercors, quant à lui, recourut dans sa littérature aux êtres hybrides - la femme-renarde Sylva et les tropis des Animaux dénaturés. Il reconnut lui aussi les nuances rendant la frontière difficile à tracer. Lui néanmoins la traça par son concept d'interrogation propre à l'homme.
Les expérimentations totalement fictionnelles des chèvres pieds dans Le Rêve de D'Alembert et des tropis des Animaux dénaturés soulignent ces questionnements fascinants des limites. Les chèvres-pieds, croisement onirique de deux espèces dans le discours, sont prolongés par les tropis fictifs comme possible dernier ancêtre commun entre l'homme et le singe. Vercors réalisa dans son récit l'hybridation que Rousseau suggérait de manière elliptique dans son Discours sur l'origine et les fondements des inégalités parmi les hommes (1755):
[...] il y aurait pourtant un moyen par lequel, si l'orang-outan ou d'autres étaient de l'espèce humaine, les observateurs les plus grossiers pourraient s'en assurer et même avec démonstration; mais outre qu'une seule génération ne suffirait pas pour cette expérience, elle doit passer pour impraticable [...].
De manière fictionnelle, Vercors rendit le critère d'interfécondité viable pour le croisement homme-tropi puisque naissent des tropios dont le père est l'humain Douglas Templemore et les mères six femelles tropis. L'un des tropios est tué, les autres sont définitivement occultés dans le récit. Chaque lecteur pourra imaginer un futur fictif pour cette espèce intermédiaire nouvelle, Vercors refusant la science-fiction, c'est-à-dire refusant de dépasser la science de son époque en mettant davantage en scène ces êtres hybrides s'acheminant vers l'âge adulte.
Dans Questions sur la vie à messieurs les biologistes, Vercors spécula lui-même une sorte de premier prototype: un archétype de l'homme pourvu de son psychisme dans la nébuleuse primitive. Seulement, contrairement à Diderot, ce n'est pas un prototype monogénétique de tous les êtres. Celui de Vercors est spécifique à l'homme, et il en imagine un autre spécifique aux animaux qu'il déclina sous la forme d'une pré-mésange déjà programmée de son instinct. Vercors sépara donc l'homme et l'animal ab origine, quand Diderot s'y refusa. Je ne développerai pas l'aspect téléonomique et métaphysique de cette spéculation. Je rapprocherai, sans plus d'explications pour le moment, cette thèse de celle du philosophe Hans Jonas. Et, comme on évoque le XVIIIe siècle, j'insisterai sur le rapprochement possible du postulat vercorien avec celui de Maupertuis, que Diderot ne suivit pas sur ce point précis. En 1751, Maupertuis publia sous pseudonyme Système de la nature, ouvrage dans le prolongement de la Vénus physique (1745). Il soutint l'idée d'un transformisme général du vivant (que Buffon combattra dans le tome IV de son Histoire naturelle) que Diderot reprit par la suite. Parallèlement à cette thèse scientifique, il s'égara dans des suppositions métaphysiques que Diderot écarta. Il avança en effet l'existence d'un psychisme élémentaire dans les éléments premiers de la matière. Cela semble ressembler à l'hypothèse de Vercors pré-citée.
- Pour une approche plus précise de la pensée de Maupertuis, allez lire l'article Maupertuis et la biologie de Paul Ostoya.
Réfutation d'Helvétius
En 1773, Diderot lut De l'Homme d'Helvétius (1715-1771), paru de manière posthume. Il l'annota et en proposa une Réfutation. Quand Helvétius analysait l'éducation comme le facteur explicatif exclusif de la singularité de chaque individu, Diderot y ajouta en premier lieu les différences d'organisation physiologique comme cause de divergences entre les êtres. Le déterminisme social d'Helvétius pour expliquer le processus d'individuation paraissait à Diderot trop réducteur. A une cause unique, Diderot préférait le mélange de plusieurs causes.
- Pour de plus amples renseignements, allez lire l'article de Jean Rostand, La conception de l'homme selon Helvétius et selon Diderot.
Comme le rappelle à escient Jean Rostand à la fin de son article, les découvertes en sciences et en sciences sociales entérinent la pensée de Diderot, davantage que celle d'Helvétius.
Vercors s'appesantit bien davantage sur le principe d' universalité que sur celui d'individualité. Il ne formula pas de théorie synthétique pour le second. Pour autant, ça et là émergent des arguments sur le sujet qui le rapprochent de Diderot.
Avant toute action de l'éducation, les inégalités naturelles dues aux différences d'organisation physiologique sont inévitables. Vercors le signifia ponctuellement dans une lettre privée et dans la présentation de son roman Comme un frère. En 1965, Jean Rondot demanda à Vercors de commenter son livre Trois erreurs de notre temps. Vercors lui écrivit alors son désaccord:
Vous supposez que les sociétés démocratiques sont basées, dites-vous, sur une idée fausse : l’égalité biologique et mentale entre les hommes. Mais c’est un contresens. Personne ne croit à une telle égalité. « Les hommes naissent égaux en droits », dit la Déclaration, et non pas : en fait. Cela signifie que ce qui est égal chez tous les hommes, c’est leur déplorable condition face à l’Univers. Le contrat social consiste à remédier à cette condition, et en premier lieu à pallier aux inégalités de naissance. Au lieu de cela, distribuer les droits en fonction de ces inégalités, allouer toute la puissance aux plus favorisés, et aux plus faibles l’obéissance, ce serait rétablir une nouvelle féodalité.
Des différences de capacités innées entre les hommes existent, elles doivent être compensées par la société selon les préceptes de la morale appuyée sur la Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen.
De même, Vercors concevait dans l'individu des caractéristiques de nature et d'éducation conduisant à divers types de caractères. Dans Comme un frère, le personnage principal se scinde en deux et connaît une évolution de vie bientôt opposée en fonction des hasards des rencontres et des événements. Mais, ajouta Vercors pour présenter son nouvel ouvrage:
que survienne alors un grave événement, qui les confronte à ce que, de naissance et d'éducation, leur personnalité a de plus précieux en elle, d'irréductible, et cette fois-ci l'un comme l'autre réagissent pareillement - tel qu'en lui-même enfin un unique Roger-Louis se révèle pour ce qu'il est " vraiment "
L'éducation intervient comme facteur supplémentaire pour modeler un individu, mais elle ne fait et ne peut pas tout. L'humain peut être modifié, mais dans des limites données pour chaque homme. Le propos est le même chez les deux penseurs.
Supplément au voyage de Bougainville...et de Diderot
Pour Diderot, climat, nourriture et mœurs sont des causes de la différenciation des peuples. Sur la théorie des climats, il tomba d'accord avec Montesquieu et son Esprit des lois (1748), ainsi qu'avec Buffon et son Histoire naturelle. Le rapport des hommes au milieu naturel extérieur distingue les peuples entre eux. Cette réflexion porta notamment sur les peuples dits primitifs. Selon Diderot et Vercors, ceux-ci constituent une étape de l'histoire de l'humanité. La peinture des sauvages relève chez ces deux penseurs du naturalisme. Les Tahitiens du Supplément au voyage de Bougainville (1772), les tropis des Animaux dénaturés sont de bons sauvages dans l'enfance de l'humanité. Les deux philosophes se servirent de cette fable primitiviste pour dénoncer les sociétés policées prêtes à assujettir l'autre: la civilisation européenne s'accapare les terres des Tahitiens et veut opprimer ces derniers, la société industrielle représentée par Vancruysen dans Les Animaux dénaturés espère exploiter les tropis. Cette vision idyllique dans ce but satirique est mise à distance de manière plus réaliste par la mention d'autres peuplades aux mœurs plus guerrières dans l'Encyclopédie comme dans le conte philosophique de Vercors avec les Papous hostiles aux tropis au point de s'adonner au cannibalisme sur leurs personnes.
Ce tableau des Tahitiens et des tropis en bons sauvages n'est pourtant pas assimilé à celui de Rousseau dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755). A choisir entre la vie primitive et la vie des sociétés profitant des progrès inhérents à la collecte progressive des connaissances, Diderot et Vercors tranchent en faveur de la seconde:
Quoi qu'en disent Jean-Jacques Rousseau et les fanatiques ennemis du progrès de l'esprit humain, il est difficile de lire l'histoire des siècles barbares de quelque peuple que ce soit, sans se féliciter d'être né dans un siècle éclairé et chez une nation policée ( Diderot, Histoire de la Russie, 1770).
Quant à Vercors, il croyait que la quantité de connaissances accumulées se transformerait de façon qualitative en la « Connaissance » parfaite et totale (propos métaphysique s'il en est). Dans Les Animaux dénaturés comme dans sa traduction de Pourquoi j'ai mangé mon père de Roy Lewis, il accorda sa préférence aux tropis et aux hominiens hardis prenant des risques pour le progrès (Edouard et son père contre l'oncle Vania, les tropis se mêlant aux scientifiques contre ceux se laissant volontairement enfermer dans un enclos).
Toutefois, dans ces récits de l'aube de l'humanité, Diderot peignit la sociabilité naturelle de l'homme contre la fable de l'homme seul heureux de Rousseau et contre le homo est homini lupus de Hobbes. Vercors, à l'inverse, donna sa faveur à l'auteur du Léviathan. En conséquence, Diderot et Vercors ne purent concevoir l'homme moral avec la même perspective.
L'homme moral
Le philosophe des Lumières décelait une continuité entre nature et culture dans l'homme, contrairement à Vercors dont la coupure nature-culture forme le pivot conceptuel de son système. Diderot traduisit l'oeuvre de Shaftesbury sur la naturalité du sens moral tandis que Vercors se référa à la morale anti-naturelle de Kant.
Du postulat de Diderot découle une continuité entre le corps et l'esprit d'un point de vue physiologique comme moral. Du postulat de Vercors découle une continuité similaire pour l'aspect physiologique jusqu'au point de la dénature d'ordre moral (la rébellion contre la nature extérieure et la nature de l'homme) qui mène à un dualisme irrémédiable entre corps et esprit. Pour Vercors, les pulsions corporelles sont mauvaises. Diderot nuança grandement cette vision occidentale et judéo-chrétienne: l'homme est par nature un mixte d'affects négatifs et positifs, pour lui-même et pour autrui. Dans Pensées philosophiques (1746), Diderot fit un véritable éloge des passions. D'après lui, l'homme est dénaturé si les coutumes et la société rompent la conformité des affects qui le poussent au bien de l'espèce et de l'individu. La modération des passions, la continence chrétienne, l'anesthésie des affects amoidrissent l'humain en l'homme. Elles mènent à un processus de dénaturation, néfaste pour le bien-être de l'individu, donc pour celui de l'humanité. On comprend dès lors sa satire de l'homme solitaire qu'il décrivit comme mélancolique et méchant (Rousseau s'y reconnut et rompit tout commerce avec Diderot après une longue amitié). Diderot brocarda la morale sexuelle de son époque, par exemple dans l'article « Chasteté » de l'Encyclopédie, dans son roman La Religieuse et dans Le Rêve de D'Alembert dans lequel il relate son intérêt pour les correspondances anatomiques entre hommes et femmes et plaide pour l'épanouissement sexuel. Il convient de lire Sur les femmes, plaidoyer féministe qui fustigea le renversement traditionnel entre effets et cause. L'éducation doit s'axer sur le critère du bon dans une continuité du physique au moral (à l'image de d'Holbach), dans un programme d'équilibre des diverses passions. Sa pensée politique prévoyait donc le bonheur de l'homme hic et nunc pour l'incliner au bon, un de ses attributs naturels, et atténuer au maximum ses côtés violents.
Éducation et instruction constituèrent un programme ambitieux de sa pensée politique (école pour tous dans une perspective laïque, progressivité d'une instruction collective). La pensée de Vercors recoupa parfaitement la sienne sur ce point (Voir la fin de la page intitulée Du contrat social vercorien).
A l'inverse, Vercors perçut la morale comme le produit d'une civilisation rebelle à une nature mauvaise ab origine. Dans sa logique, la conscience rebelle est morale, elle doit combattre les pulsions instinctuelles, donc corporelles. Son dualisme nature-culture se déclina en un dualisme corps-esprit. Il s'avéra alors extrêmement compliqué pour lui de réfléchir à tous les sujets sereinement et avec nuances. Il confondit ainsi sexualité et violence, concevant la sexualité uniquement dans une corporéité instinctuelle, donc mauvaise si l'on se place dans l'optique vercorienne de la morale. Pensons au dessin « Silence » (avant le viol) dans son album du même nom de 1938. Le dessin a pour cadre la forêt, moins pour montrer que la rencontre isolée de la femme et de l'homme est propice à ce crime que pour symboliser la nature animale en l'homme jugée agressive. Vercors voyait l'animal et l'homme originel comme une mécanique sexuelle faisant régner la loi du plus fort. Dans sa logique, sentiments et affects appartiennent en propre à l'humain, donc être « plus homme », c'est combiner dans la vie amoureuse le corps sexué et le sentiment. Vercors avait-il donc si peu confiance dans les humains pour penser que, dans la grande majorité des cas, la rencontre n'est pas vécue comme une recherche affective (quel que soit le degré et quelle que soit l'évolution de la rencontre)? Sa littérature arrive à l'exact inverse de la morale souhaitée par ces stéréotypes culturels systématiques de la femme sexuée forcément sans affection et de la femme sentimentale forcément décorporée d'un côté, de l'autre par ces stéréotypes de ces hommes sexués qui trouvent l'amour spirituel dans le mariage avec la femme pure et la mécanique sexuelle de la prostitution avec la femme impure (Voir ma page sur sa vision des femmes). Cette dualité corps-esprit, cette dénature telle qu'il l'envisage donnent comme conséquence et effets un corps sexué déconnecté d' affects eux-mêmes anesthésiés, ou bien des sentiments déconnectés d'un corps que l'on s'efforce d'oublier. Une culture qui rend « moins homme ». Pourquoi cet exact inverse? Probablement parce qu'une morale contre l'homme (lutter contre soi-même au prix de la souffrance, répéta Vercors) pour parvenir à une Morale pour l'Homme se révèle d'emblée aporétique.
Son postulat de base qui dualise sans nuances corps et esprit, animal et homme d'un point de vue moral repose sur une erreur. Concluons comme Jean Rostand dans son article que l'éthologie donne raison à Diderot contre Vercors, par cette mixité entre nature et culture, une mixité qui plus est non manichéenne: les sociétés animales ne fonctionnent pas exclusivement sur la loi du plus fort, les communautés de singes connaissent une (forme de?) morale, distinguent le juste et l'injuste, font preuve d'empathie, de solidarité, etc. Que le degré soit moindre, c'est évident. Il n'empêche que morale et culture ont des origines naturelles.
- Lisez les nombreux ouvrages de Pascal Picq à ce sujet, Les Origines animales de la culture de Dominique Lestel, ou bien L'âge de l'empathie de Frans de Waal.
Imprégné du rationalisme dualiste, Vercors quitta l'argumentaire des Lumières, fit une lecture erronée de Darwin, il resta rivé au schème traditionnel dominant de l'homme mauvais enkysté dans un péché originel, à Descartes et son animal-machine inconscient. Par ailleurs, il établit une antinomie entre passion (négative) et raison (positive). J'aborderai ultérieurement cet aspect, probablement lorsque je ferai le lien entre Vercors et Descartes. Le Discours de la méthode et les Méditations métaphysiques furent des guides, assurément, mais il ne faudra pas négliger Les Passions de l'âme et Traité de l'homme par exemple.
Article mis en ligne le 8 novembre 2013