Une mise en parallèle de La Sédition humaine et de Colères
De La Sédition humaine à Colères
ou
entre essentialisme fort et essentialisme minimaliste
Ce 2e article appartient au cycle d'étude « quel (degré d') essentialisme chez Jean Bruller-Vercors ? ». Pour prendre connaissance de tous les articles et de la logique du positionnement de celui-ci, allez à la rubrique Thèmes.
Sommaire
Préambule
Nous l'avons vu dans le premier article de cette série sur le degré d'essentialisme, Jean Bruller connut une première évolution philosophique entre les années 20 et 30 en basculant d'une tendance lourde à un essentialisme fort à une introduction de plus en plus prégnante à un essentialisme minimaliste. Et ce, malgré un retour constant et régulier - conscient ou non - à sa pensée originelle.
Ce point de départ idéologique et cette oscillation dans le processus de variation ultérieur offrent une révélation du paysage mental d'un jeune homme issu de la Bourgeoisie. Ainsi, s'il commit une erreur fondamentale d'attribution dans son approche première de l'Homme et de ses comportements, c'est parce qu'il hérita de la pensée libérale de son milieu. Or, ne pas penser historiquement et socialement la société et les hommes, c'est le propre de cette pensée libérale.
Toutefois, sa clairvoyance face aux inégalités sociales, sa colère face à ces injustices de classes, donc son penchant politique vers le socialisme, mettaient déjà un premier grain de sable dans ses concepts théoriques. En revanche, sa remise en cause des habitus de sa classe reposa toujours davantage sur les causes internes (l'Homme mauvais originellement) que contextuelles. Les déterminations de la classe bourgeoise sur le devenir des hommes qui composent cette classe sont moins questionnées, au profit de cette fameuse nature mauvaise interne à l'Homme. Or, ces déterminations expliquent aussi les comportements de ces bourgeois, au même titre que les inégalités sociales expliquent la manière dont ont été façonnés les hommes de ces classes laborieuses. Il n'y a pas à trancher de façon binaire entre causes internes et externes. Il y a à questionner avec plus de complexité l'articulation entre un héritage naturel des hommes et les dispositifs culturels qui renforcent et/ou neutralisent celui-ci.
Questionnement véritablement pertinent si tant est qu'on ne considère pas notre héritage naturel comme intrinsèquement et uniquement mauvais. Jean Bruller était hobbesien (l'homme est un loup pour l'homme, et sous le fragile vernis social règne la guerre de tous contre tous), jusqu'à ce que son Argument de 1935 du chapitre « Rien n'est perdu » de La Danse des vivants fasse bouger les lignes de cette anthropologie trop peu nuancée qui conduisait le dessinateur à cette erreur fondamentale d'attribution analysée dans mon premier article. Son heurt avec l'Histoire au cours des années 30 - montée progressive du fascisme - qui aurait dû entériner ses convictions pessimistes lui a paradoxalement permis d'atténuer (sans la résoudre encore) cette tension entre sa vision philosophique (pessimiste à cause d' une nature humaine supposée originellement fixe rendant donc tout changement impossible) et sa vision politique (socialisante dans un paradigme d'évolution de la société, parce que les hommes le valent bien) quand il posait son regard sur le monde.
Lorsque la guerre éclata, Jean Bruller en était donc arrivé à ce point d'inconfort intellectuel, partagé entre un essentialisme fort et un essentialisme minimaliste. Son essai d'après guerre, La Sédition humaine, se voulait une tentative de résoudre cet imbroglio. Nous le verrons, de nouvelles difficultés apparurent avec cette réponse, et la confrontation de cet essai avec son roman Colères montre autant un ancrage idéologique fixe qu'une évolution imposée autant par l'Histoire que par son accroche socialiste/communiste, mais toujours au sein de l'essentialisme. Manifestement, Jean Bruller-Vercors voulut modifier sa pensée dans le cadre, mais il ne put sortir du cadre: fixation en nature (encore et toujours l'essentialisme), variation en degré (de l'essentialisme fort à l'essentialisme minimaliste).
La Sédition humaine (1949): un essentialisme fort?
La description de notre ancêtre: un essentialisme fort
Je rappelle que Vercors écrivit cet essai pour comprendre d'où les hommes partent originellement et quel a été leur parcours pour gagner une spécificité humaine par rapport aux animaux.
Il s'appesantit donc d'abord sur l'homme originel dans une fable anthropologique qui se révèle davantage spencériste que darwinienne. En effet, il reprit à son compte la traduction intellectuelle tronquée de L'Origine des espèces de Darwin par Herbert Spencer. Aussi resta-t-il sur l'idée que les hominiens n'étaient seulement qu'agressifs et violents, avec une compétition féroce dans une vie chaotique et fragile. Or, si Darwin étudia non seulement la compétition au sein de notre espèce - dont la compétition sexuelle -, mais encore la coopération qui ne relevait pas uniquement de l'utilitarisme lié à la survie.
Parce que Vercors, façonné également négativement par la fable biblique et par ses versions sécularisées sur l'Homme, ne retint qu'une partie de la théorie darwinienne, il campa des ancêtres originellement fixes. Son essentialisme fort le conduisit à décrire une nature humaine violente et mauvaise immuable. Nous comprenons alors pourquoi Vercors eut une tendance lourde à expliquer les désordres du monde par des causes internes aux humains, plutôt que par un mode d'organisation de la société.
Dans son essai, Vercors reconnut toutefois que les hominiens eurent de petites évolutions psychiques malgré un fond agressif intangible. Il rappela que le contexte dans lequel évoluèrent nos ancêtres - cataclysme naturel, nomadisme vers d'autres lieux naturels, confrontation à d'autres espèces, etc. - lui permit une adaptation et une coopération en vue de la survie. Ces progrès accumulés au fil du temps, qu'ils soient menus ou plus conséquents, n'auraient pas permis, selon Vercors, le basculement de l'hominien vers l'homme. Vercors ne varia jamais de cette théorie. Pour lui, devenir spécifiquement Homme, c'est avoir (sans le vouloir) fait un saut qualitatif. Il introduisit donc un discontinuisme dans le continuisme darwinien.
Au final, les hominiens de cet essai de 1949 ne déroge pas de ces hommes modernes qu'il dessina dans son album La Danse des vivants. Ceux-ci héritent du fond atavique de leurs ancêtres. L'essentialisme fort de Vercors n'évolua donc pas entre l'avant et l'après guerre.
Toutefois, en 1935, dans le chapitre « Rien n'est perdu » de La Danse des vivants, Jean Bruller avait dévié de sa trajectoire philosophique en reconnaissant que la société étouffe le potentiel positif des hommes. Et, en l'état actuel de la société, des hommes révèlent déjà ce potentiel positif. Cette pensée nouvelle balbutiante, interrompue avant guerre, trouva réponse dans son essai de 1949.
Quand l'hominion devint homme: un essentialisme plus nuancé
Si l'essentialisme fort de Jean Bruller vacilla sur son socle à partir de 1934-1935 et qu'il continua à être nuancé dans La Sédition humaine lorsqu'il décrivit la naissance de l'Homme, il resta la base de la philosophie de Vercors. Plutôt que de rejeter cet essentialisme fort, il posa à côté de ce dernier un autre concept: celui de la conscience interrogative comme spécificité commune exclusivement à tous les humains. Cela réduisit donc le degré de l'essentialisme, mais pas sa nature. L'essentialiste Vercors pense à un Homme métaphysique. Certes, il chercha plus tard à expliquer ce phénomène d'un point de vue scientifique: le dualisme des propriétés bio-chimiques de notre cerveau qui "déborda" de son système initial, grâce à des potentialités actualisées que, contrairement aux autres animaux, nous avions inscrites en nous et qui auraient pu ne pas advenir. Cette hypothèse qui se veut scientifique (et que Vercors espérait voir un jour étudier par les scientifiques) relève d'un essentialisme fort. Ce dualisme des propriétés bio-chimiques de notre cerveau devint un invariant actualisé de notre nature humaine.
Mais la suite de sa fable anthropologique rejoint l'essentialisme minimaliste. De cette spécificité humaine - l'interrogation - découla en effet la notion de "qualité d'homme". Selon ses comportements dont il a conscience, l'homme peut être plus ou moins homme. Sa volonté, corollaire de sa prise de conscience, prend le relais. Pour accélérer le processus et l'étendre à une large majorité, l'objectif serait alors de convertir les consciences pour que les hommes, de plus en plus nombreux, aient une attitude irréprochable que la "qualité d'homme" impose. Nous l'avions vu dans l'article consacré à la philosophie libérale, ce concept de Vercors provient d'un fort idéalisme, ce qui explique la présence conjointe dans sa pensée d'un double essentialisme.
Espérer faire adopter la « qualité d'homme » a tout l'air d'un appel évangélique. L'approche morale de Vercors relève de la seule « force » des idées, dans la conviction que les murailles puissent tomber sous les trompettes de Jéricho. « Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée » (vers de Victor Hugo dans Les Châtiments). Ce qui pose problème, c'est que Vercors se plaça avant tout sur le plan de la morale avant la politique. Cette dernière ne serait qu'une éthique appliquée. Or, c'est oublier de penser le conflit dans la société. La preuve: La Sédition humaine évoque l'évolution de l'hominien vers l'Homme sans prise en compte des luttes et des antagonismes à travers l'Histoire. Si conflit il y a, c'est entre l'homme de nature mauvaise à l'origine et sa conscience qui doit le pousser vers la « qualité d'homme ».
Si l'on doit trouver actuellement un continuateur de la pensée de Vercors, on peut penser au philosophe chrétien Bruno Latour adepte de cet imaginaire de « la conversion ».
L'idée d'une nature humaine peut faire comprendre que nous sommes déterminés fatalement. Aux invariants naturels d'origine, Vercors ajouta un câblage neuronal spécifique à l'homme capable d'introduire une volonté d'être moral ou non. Cette conscience, travaillée solitairement ou aidée par les éclaireurs que sont pour Vercors les intellectuels, permet d'aller contre sa nature agressive et de se changer. Or, le rôle du socialisme, c'est de changer les conditions de vie des hommes, et pas de changer l'homme. Le positionnement philosophique de Vercors dans son essai de 1949 posait donc encore problème de ce point de vue-là. Peut-être est-ce ce qui l'amena à réfléchir à l'action du monde social sur les hommes dans son roman Colères en 1956.
Colères (1956): un essentialisme minimaliste?
L'homme a un legs naturel. Il a des dispositions naturelles qui nous rappellent que nous sommes inscrits dans l'animalité. A la condition de bien prendre en compte la totalité des bases de l'homme - compétition ET coopération -, la société peut influer dans telle ou telle direction. N'oublions pas que la néotonie joue un rôle important dans le processus d'humanisation. L'homme est socialisé. Aussi l'environnement - l'entourage familial, l'entourage au sens large qui entoure le petit d'homme, la société et son mode de fonctionnement - ne doit-il pas être occulté par les penseurs.
Issu de la Bourgeoisie et de sa pensée libérale, Vercors fonda sa philosophie hors la sociologie. Or, le véritable socialisme/communisme ne doit pas l'occulter. Vercors socialiste/communiste saisit cette contradiction inhérente à ses convictions philosophique et politique. Son roman Colères est à ce titre le révélateur le plus probant de toute sa production. Il fut commencé en 1954 et achevé en 1956, ce qui prouve que le travail fut ardu. Comment mettre en scène les milieux populaires quand on ne les connaît pas, c'est-à-dire comment introduire la totalité des classes sociales dans une littérature jusque là réservée à une classe privilégiée qui servait d'étalon de mesure dans la connaissance de l'Homme? Comment également prendre en compte l'influence de la société sur ce qu'est l'homme quand on ne renonce pas à ses théories initiales? Dans Colères, Vercors mit donc en parallèle plusieurs histoires dont certaines persistent dans cet essentialisme fort pour expliquer l'homme et d'autres innovent sous sa plume en montrant que l'homme est un produit social. Par sa simple présence, cette innovation chez Vercors amoindrit l'essentialisme fort et dirige sa pensée vers un essentialisme minimaliste.
Ainsi, dans ce roman, à la manière de Zola, le déterminisme est un mélange d'atavisme naturel et de social. Chez le Vercors de Colères, le déterminisme ontologique fataliste pourrait un jour être levé grâce à la science ( idée nouvelle par rapport à ses albums de l'entre-deux-guerres). Quant au déterminisme social, il n'est pas fatal à la condition de mener une lutte interclassiste et d'appliquer une politique socialiste/communiste propice à transformer les conditions d'existence. L'extrait le plus parlant du roman est celui-ci:
" Je ne suis pas riche, pensait Mirambeau, je ne m'habille pas beaucoup mieux que lui, je ne vis guère dans plus de confort. Mais cette forme justement de misère m'humilie. Elle me concerne directement ", pensait-il et il se demandait pourquoi. Il se représentait à la place de cet homme. "Les chances égales au départ, pensait-il, quelle blague! Je ne parle pas même des obstacles: l'école quittée trop tôt, l'argent qu'il faut gagner à quatorze ans...Mais tout bonnement du fait que, sauf anomalies rarissimes, l'infrastructure de l'intelligence ne peut simplement pas se former dans les cerveaux d'une rue comme celle-ci. Se former avec plénitude. Quelle perte, nom de Dieu! Combien de petits Mozart... L'espèce humaine peut-elle donc tolérer qu'on la prive de tant d'intelligences mort-nées, de toute cette pensée avortée, étranglée? Et on nous rebat les oreilles avec la liberté de penser! De[s] crimes contre l'esprit! Comme s'il pouvait y avoir plus grand crime que d'étouffer des millions d'esprit à la naissance! Si j'étais né dans cette maison, j'écouterais en ce moment Pélion en me grattant le crâne, sans très bien comprendre. Je ruminerais sur tout l'argent qu'il faut pour le loyer, le charbon...Quelle dose d'énergie ne faut-il pas à un petit gars comme Albert, à ses copains les plus conscients, pour développer leur cervelle malgré ce handicap, pour en faire un outil plus solide que celles de nos petits crevés de l'université! Mais combien y parviennent? Chez la plupart, c'est le courage et le bon sens qui remplacent comme ça peut les trous de la pensée. Comment peuvent-ils s'en sortir? songeait-il. Absurde d'imaginer qu'ils puissent se tirer d'affaire chacun de son côté. Ils sont des millions dans le monde à y être pris comme papier à mouches. Ils n'y pourront quelque chose que tous ensemble. Les autres le savent bien. Bon sang, pensait Mirambeau, c'est évidemment très joli d'étudier comme je fais les conditions de vie cellulaire - mais pour qui? Pour ces hommes qu'on empêche d'être des hommes, pour ces hommes réduits à l'état de machines à se nourrir? Aide-les d'abord à sortir du bourbier. Aide-les au moins, comme Pélion, à n'y pas être enfoncés plus profond...
Vercors n'avait jamais été autant dans une perspective socialiste/communiste que dans cet extrait dont la pertinence sur les causes externes fabriquées par un type de société et le mode de fonctionnement capitaliste est à son acmé. Un de ses personnages fut même chargé de déclarer que « l'homo sapiens est un produit social ». Il ajoute:
Si les circuits réflexes ne se constituent pas dès la toute première enfance, sous l'influence constante du milieu, si ne se constitute pas ce canevas, en somme, sur lequel broder ensuite la tapisserie, la pensée ne se forme pas.
Dans une lettre privée de 1965, il réitéra cette lecture du monde:
Vous supposez que les sociétés démocratiques sont basées dites-vous, sur une idée fausse : l’égalité biologique et mentale entre les hommes. Mais c’est un contresens. Personne ne croit à une telle égalité. « Les hommes naissent égaux en droits », dit la Déclaration, et non pas : en fait. Cela signifie que ce qui est égal chez tous les hommes, c’est leur déplorable condition face à l’Univers. Le contrat social consiste à remédier à cette condition, et en premier lieu à pallier aux inégalités de naissance. Au lieu de cela, distribuer les droits en fonction de ces inégalités, allouer toute la puissance aux plus favorisés, et aux plus faibles l’obéissance, ce serait rétablir une nouvelle féodalité.
Un peu plus loin dans la même lettre:
Tout a prouvé que le niveau mental d’un groupe est fonction, non des encéphales, mais de l’environnement. C’est la cause qu’il faut changer, et non s’appuyer sur les effets.
Vercors se montra pleinement un homme de gauche dans ces extraits-là. Il quitta cet essentialisme fort qui le taraudait pour le réduire davantage vers une forme de minimalisme. Rappelons le début de la définition de cet article: l'essentialisme minimaliste "admet que l’environnement peut contribuer à « “ façonner” les individus... ». C'est bel et bien ce qu'écrivit Vercors dans Colères et dans cette lettre. Il fit donc varier le degré de son système essentialiste. Parce que n'oublions pas la suite de la définition: "mais considère toujours que ceux-ci acquièrent tôt ou tard un « “ fond ” immuable ». Or, c'est exactement la piste réflexive que Vercors suivit jusqu'au bout. Nous nous en apercevons dans la trilogie Sur ce rivage qui sert de base au 3e article de ce cycle. Il conviendra donc de s'interroger également sur le degré de liberté et de libre arbitre que Vercors accordait à l'Homme. Quels déterminismes ou quelles déterminations biologiques et sociales ? Pouvons-vous en même temps penser que l'homme a une nature humaine et est un produit social ?
- Allez écouter l'émission sociologie et nature humaine pour circonscrire ce sujet.
Jean Bruller, parce qu'issu de la gauche bourgeoise, se débattit donc avec ses contradictions, tenta de les résoudre, quitte à brouiller les pistes conceptuelles, car sans jamais dévier de l'essentialisme. Mais ce qu'il faut retenir, c'est que jamais il ne dévia de ses combats socialistes/communistes pour améliorer le sort des hommes.
Article mis en ligne le 1er octobre 2021