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La rencontre amoureuse sous le signe du protestantisme

Ce 8e article appartient au cycle d'étude « Vercors et le judéo-protestantisme ». Pour prendre connaissance de tous les articles et de la logique du positionnement de celui-ci, allez à la rubrique Thèmes.

D'une rencontre l'autre sous le signe du protestantisme

Dans cet article, relevons une autre référence au protestantisme de la part de Vercors. C'est un détail, mais il est hautement signifiant.

Dans son roman largement autobiographique Tendre naufrage, Vercors fait symboliquement rencontrer son personnage principal Marc Walter avec sa future épouse autour d'un objet protestant:

Elle désirait voir authentifier une pièce assez curieuse qu'elle venait de dénicher aux Puces. La jeune femme était belle, la peau très douce un peu battue autour des yeux humides leur donnait un éclat émouvant, et ses lèvres tendrement charnues, en découvrant le chevauchement enfantin de deux petites dents de castor, l'éclairaient d'un sourire candidement confiant. La pièce était amusante, c'était une médaille du XVIe frappée à Genève par les calvinistes pour brocarder le pape et ses cardinaux (sur une face le visage de Jules II, si on le retourne tête-bêche, devient celui de Satan - Ecclesia perversa facem Diaboli* - tandis que sur le revers le profil d'un évêque, retourné lui aussi, devient celui d'un bouffon). Nous avons bavardé, elle m'a laissé la pièce pour une expertise plus poussée - histoire de m'inviter à la lui rendre en venant voir ses oeuvres.

[* Église perverse flambeau du Diable]

Dans ce passage qui relate la première rencontre entre les deux personnages, Vercors relie amour et protestantisme. La jeune femme vient voir Marc Walter pour des raisons professionnelles: faire expertiser la médaille dont le siècle coïncide avec la naissance de la Réforme et dont l'origine rappelle la sensibilité plus calviniste que luthérienne de Vercors (relire mon ancien article sur le sujet).

Cette rencontre amoureuse sous le signe du protestantisme suggère également que c'est l'époque où Marc Walter a changé mentalement. Lui qui était inconstant et qui avait utilisé le mensonge pour conduire son histoire (avortée) avec la jeune Delphine a désormais une attitude irréprochable. Ironie du sort: sa réforme intérieure à la manière de la rectitude morale du protestantisme sera mise à l'épreuve par cette future épouse infidèle qu'il vient de rencontrer. Il subira lui-même le mensonge réitéré de cette épouse inconstante. 

Dans ce passage du roman, Vercors montre d'ailleurs que cette femme est celle qui transforme la rencontre professionnelle en rencontre amoureuse. Elle est la tentatrice qui lui laisse la médaille pour provoquer une deuxième rencontre. Elle est sujet des verbes d'action: « elle m'a laissé la pièce pour une expertise plus poussée - histoire de m'inviter à la lui rendre en venant voir ses oeuvres ».

Cette rencontre amoureuse sous le signe du protestantisme est autobiographiquement signifiant dans l'esprit de Vercors. Pour l'histoire de Tendre naufrage, il invente la profession de sa première épouse Jeanne. Celle-ci, en effet, rencontra Jean Bruller pour la première fois dans la librairie qu'elle gérait à Paris, pendant qu'elle suivait des études aux Beaux-Arts. C'est donc lui qui se rendit sur place, et non l'inverse comme dans la fiction. C'est le jeune dessinateur qui revint souvent dans cette librairie autant pour se constituer son réseau de sociabilité professionnel que pour revoir la jeune femme qu'il trouvait à son goût. Dans son hommage à Jean Tardieu, Vercors écrit qu'il venait dans cette librairie « quasi quotidiennement; moins épris, il faut dire, de livres rares que de la belle libraire ».

Si la profession de la jeune femme est modifiée de la réalité à la fiction, si l'initiative amoureuse est inversée, en revanche la symbolique protestante est préservée. Ce n'est certes pas par le biais de la médaille calviniste que les deux jeunes gens se côtoient pour la première fois, mais c'est par l'intermédiaire d'une librairie appelée « La Porte étroite » en référence à l'écrivain protestant André Gide. Comme le souligne le site de l'IMEC, « La librairie a été fondée en 1921 dans un tout petit local au 10 de la rue Bonaparte par Yvonne Vierne. En 1924, avec Madeleine Feuchtwanger (plus tard Madeleine de Harting), elle prend le nom de La Porte étroite, avec l'accord d'André Gide ».

Illustration Brigitte Lannaud-Levy (image extraite de ce site)

Cette librairie littéraire se spécialisa dans les ouvrages sur les beaux-arts, dans la bibliophilie, l'art et la poésie.  Elle devint rapidement le centre autour duquel gravitait toute l'avant-garde – Gide, Picasso, Derain, Dufy. Toujours dans son hommage à Jean Tardieu, Vercors cite Léon-Paul Fargue, Jean Prévost, Roger Vitrac, Tristan Tzara, Maurice Sachs. 

De plus, Jeanne est protestante, comme le mémorialiste le rappela dans La Bataille du silence (Omnibus, page 913).

Le transfert du lieu littéraire dans le réel - la librairie « La Porte étroite » - à l'objet dans la fiction - la médaille des calvinistes -, l'origine religieuse de Jeanne renforcent ce symbole protestant qui ne semble pas relever d'un simple détail aux yeux de Vercors. 

La symbolique des rapports amoureux

Le titre du récit La Porte étroite du protestant Gide est une métaphore religieuse: c'est le difficile chemin du renoncement et de la souffrance, avec l'acceptation des sacrifices, pour une conversion à la vertu. Or, dans le roman Tendre naufrage, Marc Walter a cette attitude morale nouvelle par rapport au comportement qu'il avait jusqu'ici adopté. Et il le paie cher, puisque celle qu'il épouse ne s'est pas soumise à cette réforme intérieure. Elle charme de nombreux hommes, elle trompe Marc bien avant leur mariage et elle ne cessera régulièrement ses incartades.

Rétrospectivement, le narrateur se venge de ce personnage de fiction en lui déniant tout talent d'artiste: « Elle avait un gentil talent, rien de plus; mais assez de culture et beaucoup de finesse, et encore plus de charme » (dans le roman Tendre naufrage). Probablement par crainte des représailles judiciaires, Vercors fut plus mesuré dans ses propos sur sa première épouse Jeanne qu'il qualifie dans son hommage à Jean Tardieu de « très jeune, très jolie et très compétente ».

Cette rencontre amoureuse est placée sous ce double sceau du protestantisme pour signifier la rectitude morale de Vercors et de son avatar fictif. Le personnage féminin ne suit pas cette morale sexuelle imposée par la religion, par la Bourgeoisie et les normes sociales. Aussi notre écrivain condamna-t-il cette femme, lui  qui ne cessa de décliner dans son oeuvre complète la triade de l'éternel féminin véhiculé par le patriarcat: la vierge, la maman et la catin (voir notamment cet article sur le thème). 

En contrepoint, rappelons que le « couple » interdit formé par la nièce et l'officier allemand Werner von Ebrennac dans Le Silence de la mer était aussi placé sous le signe du protestantisme comme je l'ai étudié dans cet article antérieur. La nièce résiste et, dans le contexte de la guerre, préfère l'amour de la France à l'amour pour un ennemi. Par ce refus de consommer cet amour, elle est la garante de la pureté de la France et de l'honneur des hommes français, comme je l'avais déjà évoqué dans mon article sur la dignité. Cette nièce rappelle cette Delphine pure du roman Tendre naufrage que Marc perd avant cette réforme intérieure propre au protestantisme qui accompagna l'agnostique Vercors tout au long de son existence.

Article mis en ligne le 1er décembre 2025