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L'Alsace et les Cévennes

Ce 4e article appartient au cycle d'étude « Vercors et le judéo-protestantisme ». Pour prendre connaissance de tous les articles et de la logique du positionnement de celui-ci, allez à la rubrique Thèmes.

L'Alsace

Dans l'enfance de Jean Bruller

Si la souche paternelle est lointainement originaire de Lorraine selon les dires de Vercors (Voir mon article Positionnement familial,transposition littéraire), les liens des Bruller à l'Alsace sont plus marqués. Nous pouvons établir un rapprochement historique, puisque l'Alsace-Lorraine fut annexée par l'Allemagne après la défaite de Sedan en 1871. De nombreux habitants de cette région fuirent alors pour rester Français. Les Bruller, par l'histoire familiale passée (leur éviction de la terre natale par l'un des membres de leur famille en raison de leur judéité) et par l'étymologie de leur nom, n'avaient plus que des traces généalogiques avec cette région, mais nous pouvons peut-être déceler une relation identitaire souterraine avec cette terre protestante. En 1851, renseigne la revue Les Saisons d'Alsace (hors série hiver 2016-2017) à la page 53, 32% des protestants français et 48% des israélites français vivent en Alsace.

L'École alsacienne est née de la guerre, précisément de la défaite lors de la guerre franco-prusse, nous l'avons vu dans mon article précédent. Elle accueillit les réfugiés alsaciens à Paris et s'ouvrit également aux autres. C'est pourquoi le petit Jean put bénéficier de la scolarité de cette école. Il vécut la Première Guerre mondiale entre ses 12 ans et ses 16 ans. Pendant l'année scolaire 1915-1916, son professeur de dessin de l'École Maurice Testard incita ses élèves de 4e-3e à faire des réalisations artistiques au profit des familles touchées par la guerre, en particulier les familles du Nord et de Belgique ayant fui les zones de combat. L'exposition-vente eut lieu le 8 juin 1916 au Gymnase Charcot de l'École alsacienne. Elle permit de récolter 2800 francs.

Le catalogue de l'exposition recense 226 objets. Aux pages 16-17, à la rubrique « Jouets et silhouettes découpées », nous lisons en face du nom de Jean Bruller « officier russe et cosaque ». Outre cette réalisation, le petit Jean fit plusieurs dessins, dont certains non vendus lors de cette journée de bienfaisance et restés dans les archives de l'établissement. Sur le site de l'École alsacienne, vous pouvez voir deux de ses dessins: « Les atrocités allemandes » et « La guerre à domicile ». Comme les dessins des autres enfants, les motifs portent sur l'invasion allemande, les destructions, la barbarie de l'ennemi, les scènes de bataille. 

L'École alsacienne se mobilisa de manière patriotique. La Première Guerre mondiale est une promesse du retour des provinces perdues en 1871. Les dessins des enfants se réfèrent souvent à un modèle graphique alsacien, celui du dessinateur Hansi, bien connu pour ses caricatures anti-germaniques. Le troisième dessin de Jean Bruller gardé dans les archives de son école est justement signé du pseudonyme Hansi, avec l'espoir d'une guerre éclair, avec un clin d'oeil au métier d'éditeur de son père Louis Bruller et, pour ceux qui y verraient une prémonition, une projection dans l'activité clandestine de Vercors pendant la Seconde Guerre mondiale avec les futures Éditions de Minuit:

Ce dessin est visible à la page 330 de l'Histoire de l'École alsacienne (tome 2) et dans l'ouvrage Écoliers en guerre. 1914-1918: la collection de l'École alsacienne, Hémisphères Éditions, 2018.

Les liens de la famille Bruller à l'Alsace sont également perceptibles dans l'amitié que Louis Bruller entretint avec le biologiste Arnold Netter. De famille strasbourgeoise, Netter fut un proche du père de Vercors par son engagement dreyfusard, mais aussi par son adhésion à l'Alliance israélite universelle. Cette association soutenait les juifs du monde entier, intervenait auprès des autorité politiques en leur faveur et développa un réseau scolaire en vue de leur émancipation. 

Dans le deuxième tome de ses mémoires, Les Occasions perdues, Vercors mentionne « une des plus vieilles amies de [son] père, d'une famille de Juifs alsaciens ayant opté pour la France, plus patriotes qu'aucun Français de souche » qui lui raconta l'histoire de son père Louis Bruller parti de sa Hongrie natale. Récit qui fut à l'origine de La Marche à l'étoile.

Voici donc quelques exemples des liens des Bruller à l'Alsace.

Dans la carrière de Jean Bruller et de Vercors

Plus tard, dans sa carrière artistique, Jean Bruller côtoya l'éditeur Paul Hartmann, l'écrivain André Maurois et les éditeurs Braun et Cie dont le dénominateur commun est l'Alsace.

Paul Hartmann naquit à Colmar, il partit faire carrière à Paris. J'évoque ses liens à Jean Bruller dans mon article sur notre dessinateur et l'imprimerie. Dans son article « Paul Hartmann: histoire intellectuelle d'un itinéraire éditorial », Agnès Callu stipule que l'origine alsacienne de Hartmann peut se révéler signifiante: l'amitié « alsacienne » avec Berthold Mann, sa maison d'édition La Nuée bleue et une librairie à Strasbourg. Parmi la centaine d'ouvrages du catalogue Hartmann, maison d'édition parisienne, nous trouvons une série de livres modernes pour enfants. Léa Mauvais-Goni en a fait spécifiquement  une étude et Mathilde Lévêque aussi de façon plus large. Moderniser les livres pour les enfants, n'est-ce pas dans la continuité du renouveau pédagogique voulu par l'École alsacienne? La modernité de l'enseignement à l'École alsacienne est, nous l'avons vu dans l'article précédent, liée aux particularités protestantes. L'ouvrage Écoliers en guerre. 1914-1918: la collection de l'École alsacienne évoque la défaite de Sedan comme la victoire du maître allemand. Cette défaite est vécue comme plus morale que militaire. La faillite du système scolaire français éclate face à l'esprit de discipline, à l'hygiène, à la gymnastique et aux activités scientifiques inculquées dans les écoles allemandes. Avant les lois Ferry, l'École alsacienne se confronta alors aux défis de la rénovation pédagogique.

Parmi ces livres modernes pour enfants du catalogue Hartmann, n'oublions pas Patapoufs et Filifers d'André Maurois et de Jean Bruller. Allez relire ma page consacrée à leur collaboration. Ce qui m'intéresse de rappeler ici, c'est l'origine alsacienne de la famille de Maurois, les Herzog, s'installant à Elbeuf en Normandie avec leurs usines de textile qu'André Maurois évoque dans son roman autobiographique Bernard Quesnay.

Enfin, lorsque Vercors inventa les callichromies dans les années 50, il fut édité par Braun et Cie. J'en parle dans mon article sur notre dessinateur et l'imprimerie: au XIXe siècle, Adolphe Braun (1811-1877), photographe, forma une modeste équipe d’artisans pour fournir des motifs ornementaux d’impression aux usines de tissus alsaciennes. Son fils Gaston lui succéda et, en 1920, il comptait déjà 180 ouvriers et quatre services principaux : les travaux photographiques, la typographie, les procédés photomécaniques et l’édition d’art. Les établissements Braun possédaient ainsi, en plus de la maison mère en Alsace, une structure à Paris et une à Lyon. La troisième génération espérait mettre l’art à la portée du plus grand nombre et elle chercha dès 1930 à restituer les tableaux des maîtres dans leurs couleurs originales. L’invention des callichromies à la fin de l’année 1952 répondait parfaitement à cette ambition.

Ce qui ressort de ces mentions à trois noms originaires d'Alsace, c'est cette volonté d'innovation et de modernité que nous pouvons peut-être en partie imputer aux particularités d'une région dynamique d'un point de vue industriel, avec une forte présence protestante dont les spécificités face à l'innovation, à la lecture, à la modernité pédagogique en vue d'une autonomie du sujet devant le livre/Livre ont été relevées dans mon article précédent

Les Cévennes

Plus proche du calvinisme que du luthérianisme

D'un point de vue idéologique, Vercors se sentit davantage proche des Cévennes que de l'Alsace. Il faut plonger dans le passé protestant de ces deux régions pour le comprendre. Comme l'explique l'historien Patrick Cabanel dans Les Protestants et la République de 1870 à nos jours (2000) et dans Juifs et protestants en France. Les affinités électives (2004), le luthérianisme alsacien était plus proche de l'Europe du nord, contrairement au calvinisme du « midi cévenol ». Les luthériens allemands se rapprochèrent du nazisme, contrairement aux pasteurs français calvinistes.Le calvinisme est un philojudaïsme, les Cévennes furent un refuge pour les Juifs au milieu des années 40. 

De plus, poursuit Patrick Cabanel, il existe trois manières d'être protestants : la manière alsacienne sans mémoire de persécution, la manière cévenole, la manière disséminée. Les protestants d'Alsace sont ainsi bien moins à gauche par leur ignorance du traumatisme lié à la Révocation de l'Édit de Nantes. A l'inverse, les protestants des Cévennes, qui représentent sur ce territoire 70% à 90% du nombre total de cette minorité religieuse en France, ont « besoin de remémorer l'histoire passée des leurs alors qu'ils n'en font plus l'expérience » (Juifs et protestants en France. Les affinités électives, page 49). Or, le motif de la mémoire et de l'oubli travailla Vercors en profondeur, surtout à partir de son expérience de la Seconde Guerre mondiale. C'est à cette période-là qu'il intégra à ses récits de guerre une plus forte mémoire familiale comme élément fondateur de son identité, comme je l'ai démontré dans mon article Positionnement familial, transposition littéraire. Ajoutons à cela le fait que ses enfants furent scolarisés après guerre précisément dans les Cévennes dans une fusion géographique et idéologique (Voir mon article précédent D'une école l'autre : l'École alsacienne, le Collège cévenol à Chambon-sur-Lignon). Sans oublier son rapprochement dès 1930 avec André Chamson avec lequel il vécut une longue aventure littéraire, politique et idéologique commune. 

Ses liens avec André Chamson (1900-1983)

C'est leur éditeur Paul Hartmann qui permit leur collaboration artistique. En 1930, Jean Bruller dessina en effet 4 illustrations et 1 frontispice (le portrait de Chamson) pour Compagnons de la Nuée. Hartmann était son éditeur depuis un an, avec la parution en 1929 de son album Un Homme coupé en tranches. Outre Compagnons de la Nuée, Chamson publia la même année chez Hartmann La Révolution de 19.

Li nivo èron si coumpagno. Compagnons de la Nuée se présente comme un poème en deux langues : le français et l'occitan. Il fut réédité avec d'autres ouvrages de Chamson sous le titre collectif Suite camisarde.

Dans ce poème qui dévoile de nombreux motifs d'une chanson de geste, Chamson chante la révolte des camisards provoquée par l'interdiction de la religion protestante en 1685. Si 200 000 protestants s'exilèrent jusqu'en 1715, ceux des Cévennes restèrent et certains choisirent la clandestinité. Pour célébrer leur culte, ils s'assemblèrent secrètement dans des lieux reculés : le Désert. Face à la répression, ils s'armèrent. En 1702, la mort de l'abbé du Chailat déclencha cette guerre cévenole. Surgit une quarantaine de chefs – dont le plus connu est Roland - qui menèrent des hommes jeunes au combat. De nombreux affrontements eurent lieu avec les troupes du Roi jusqu'en 1704, année de la capitulation des Camisards. 

Chamson fait l'éloge de ces compagnons de la nuée: des paysans téméraires et déterminés gagnent « le pays des eaux dormantes », c'est-à-dire la Camargue, « pour tenir tête aux dragons à casques d'or ». Après avoir volé des chevaux en Camargue, ils reviennent charger leurs ennemis. La bataille fait rage, les Camisards courageux triomphent. A l'image épique succède une image prophétique et poétique pour clore le récit. 

Peut-être l'illustration par Jean Bruller d'un récit spécifiquement cévenol est-il un hasard et non une volonté de sa part liée à son intérêt idéologique pour cette région. Rien dans les archives ne le stipule. Toutefois, André Chamson resta dans son cercle de sociabilité et ce, de manière de plus en plus étroite. C'est à partir du 6 février 1934 que Jean Bruller se rapprocha de plus en plus des cercles engagés de gauche. Il assista en avril 1934 à une réunion de l'Union pour la Vérité. Or, cette Union pour la Vérité est un « cercle d'élaboration de l'esprit républicain où les protestants ont une influence » (Juifs et protestants en France. Les affinités électives, page 115). Dans mon article «  Jean Bruller face au bouillonnement intellectuel et politique des années 1930 », j'explique que le parcours politique de ces deux intellectuels antifascistes se rejoignent : Jean Bruller écouta les discours de Chamson à la réunion publique officielle du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA) en 1934 et à la soirée organisée pour les soixante-dix ans de Romain Rolland en 1936. Dans les paragraphes 23 à 26 de mon article, j'évoque sa participation à l'hebdomadaire Vendredi dirigé par le radical André Chamson, le socialiste Jean Guéhenno et la compagne de route du parti communiste Andrée Viollis.

Jean Bruller partageait avec Chamson l'ébranlement de son pacifisme et le futur engagement dans la Résistance. Patrick Cabanel écrit que « Chamson est la figure même du huguenot cévenol, ce protestant par la mémoire, qui trouve dans le passé de persécution et de résistance des siens la suffisante raison de s'engager pour la liberté et la justice » ( Les Protestants et la République de 1870 à nos jours, page 144). Jean Bruller se sentait proche de cet habitus protestant pour toutes les raisons susdites dans cet article et dans les précédents de ce cycle.

Ses liens avec Jean-Pierre Chabrol (1925-2001)

Je n'ai pas pu, pour le moment, éclaircir davantage les relations entre Vercors et l'écrivain Chabrol. Ce dernier naquit à Chamborigaud, dans les Cévennes, passa toute sa jeunesse dans cette région, y retourna régulièrement et fut enterré dans le caveau familial dans son jardin à Pont-de-Rastel selon les rites protestants. 

Dans sa correspondance, je n'ai trouvé qu'une seule lettre de Vercors à Chabrol et 2 lettres de Chabrol à Vercors. Elles sont datées des années 1957-1958. Leur rapprochement est à l'évidence politique.

A la fin de 1957, Chabrol remercie Vercors pour l'envoi de son essai Pour prendre congé qu'il trouve « courageux et sincère ». Les deux autres lettres datent de la fin de 1958. Vercors doit commenter le manuscrit du nouveau roman que Chabrol est en train d'écrire. Ce roman intitulé Danube dans la lettre sortira en 1959 sous le titre Les Innocents de mars

Vercors rappelle dans cette lettre qu'il a lu de très nombreux romans de son ami : les romans autour de la guerre essentiellement, mais aussi les romans autour des Cévennes. Camisards et maquisards sont probablement liés dans l'esprit des deux hommes. 

Bilan d'étape

Si Vercors avait des affinités électives avec le judéo-protestantisme, sa préférence s'orienta davantage vers le calvinisme que vers le luthérianisme. La mémoire des luttes camisardes le travaillait comme un parallèle au combat armé et intellectuel pour sauver la France et ses valeurs, l'Homme dans sa dignité pendant la Seconde Guerre mondiale. Le grand ami de Vercors, Théodore Monod, avec lequel il fit sa scolarité à l'École alsacienne, s'insurgea contre le statut des Juifs promulgué par le régime de Vichy : « Je n'ai pas l'honneur d'appartenir au même peuple que Jésus-Christ, saint Paul, saint Jean, Maimonide, Spinoza, Mendelssohn, Einstein et Bergson. Mais ma femme, plus heureuse, a ce privilège. Puis-je donc vous prier d'avoir l'obligeance de me faire tenir les imprimés nécessaires à son immatriculation... ».

Comme le rappelle cet article de presse, Monod fut un intellectuel résistant, animé par les mêmes valeurs que celles de Vercors. Valeurs familiales, valeurs de l'École alsacienne pour tous deux.

Dans Les Protestants et la République de 1870 à nos jours (2000), l'historien Patrick Cabanel explique que le « cœur social et politique du calvinisme est un pessimisme radical de la nature humaine », « surtout quand elle a été structurée en profondeur par un catholicisme hostile à la modernité et aux droits de l'homme » (page 39). Or, de nombreux articles de mon site l'attestent, la théorie pessimiste de l'Homme fut le fondement de la pensée de Vercors. Cette théorie fut atténuée par la notion de réforme de soi dont Vercors hérita de son rapprochement avec la mouvance protestante, et ce, dès son plus jeune âge avec l'École alsacienne. A l'image de la pensée calviniste, Vercors était persuadé que l'école était un vecteur formidable de dégrossissage de l'Homme, sur les plans culturel et moral. Vercors puisa dans la morale kantienne pour sa théorie, une morale indépendante de la religion. A la page 58 de son ouvrage, Patrick Cabanel  écrit que « la personne (ou la conscience), dans sa liberté et sa dignité fondamentales, est au cœur de la morale » et que la « morale laïque emprunte beaucoup au kantisme ». Nous sommes là au cœur de la philosophie de Vercors. C'est pourquoi il convient de consacrer un article à cette filiation kantienne chez Vercors.

Article mis en ligne le 1er janvier (L'Alsace) et le 1er février 2025 (Les Cévennes)