Sociologie
de la grande bourgeoisie
ou
la littérature d'un écrivain de gauche comme
révélateur du fonctionnement d'une classe
sociale
Préambule
Sociologie
de la grande bourgeoisie
Résumé
de Comme un frère
Richesse
culturelle
Richesse
sociale
Richesse
symbolique
Les
ghettos du gotha
Paradis
social, paradis fiscal
L'argent
sans foi, ni loi
Collusion
entre le monde politique et les milieux
d'affaires
Avertissement
en guise de conclusion à Comme
un frère
I
Préambule
Vercors
mobilisa son énergie intellectuelle dans
la définition de la spécificité de l'Homme
par rapport à l'animal. Il n'en oublia pas
moins de regarder le réel social pour décrire
les modes de vie des groupes sociaux, et
même, dans un acte artistique engagé à gauche,
d'exhiber les dysfonctionnements dûs à la
coexistence de classes inégalitaires.
Par sa pratique autobiographique constante,
l'écrivain mit surtout en scène la petite
bourgeoisie, notamment la petite bourgeoisie
intellectuelle, dont il faudra un
jour livrer les caractéristiques, car Vercors
analysa certains pans avec grande
acuité, autant qu'il passa à côté d'autres à
cause d'un habitus intériorisé. Toutefois,
au détour de quelques oeuvres, il s'inséra
dans les classes populaires (par exemple
quelques dessins de La
Danse des vivants,
les mineurs dans Colères,
la prostituée Clémentine),
dans le monde politique (notamment Colères,
Comme
un frère)
et dans la haute bourgeoisie en particulier
dans son roman de 1973, Comme
un frère.
Vercors pensa ainsi les groupes sociaux
dans quelques récits, les mit en parallèle,
voire les confronta. Il en vint ainsi à
mettre en exergue les classes sociales et
leur lutte, les inégalités et les exploitations
de tous ordres. Le début du titre de mon
nouvel article condense les titres de deux des
nombreux ouvrages des sociologues Monique
Pinçon-Charlot et Michel Pinçon - Voyage
en grande bourgeoisie (1997) et Sociologie
de la bourgeoisie (2000) - dont la pensée
féconde sur le sujet constitue une grille
de lecture pertinente de l'espace fictionnel de
Comme
un frère
... et
de notre monde.
II
Sociologie de la grande bourgeoisie
1) Résumé
de Comme un frère
Pour
comprendre ce qui suit, il convient de faire
un résumé du roman de 1973, Comme
un frère:
à un carrefour, le jeune héros Roger-Louis
Touhoine, issu de la petite bourgeoisie
provinciale, se scinde en deux. Ce
prodige, propre à la fiction, permet à Vercors
de faire diverger l'avenir de cet homme
double en fonction des hasards des rencontres.
Celles-ci décident de leurs trajectoires
de vie et les amènent à être deux individus
différents, bientôt opposés.
Par
amour pour Elisabeth (dite Lisbeth), Louis
côtoie le milieu artistique, rencontre des
gens aux convictions de diverses gauches et
accepte de gérer l'administration de la
troupe théâtrale. Rapidement, leur salle
de répétition et de spectacle étant menacé
par la construction d'un ensemble immobilier
de luxe, Louis commence des tractations
avec Magnus, le propriétaire des lieux,
qui lui propose un local provisoire occupé par
des sans-logis. Quelle que soit la décision
de la troupe, ces pauvres gens n'auront
d'autre perspective que d'être délogé, manu
militari si besoin était. Par conviction
morale, Louis refuse la tractation et se
lance, accompagné de Lisbeth, dans l'action
syndicale.
Roger,
quant à lui, est incité à jouer l'intercesseur
entre un petit groupe anonyme (Léon,
Marcelle et Graulme) et l'univers culturel des
musées
pour vendre des copies de peintures des
grands maîtres. Le lecteur aura compris
que Vercors évoque son aventure des callichromies
(dont je parle à la page consacrée à Henri
Goetz et
dans mon article "Jean Bruller-Vercors
et l'imprimerie" dans l'ouvrage collectif
L'Ecrivain et l'imprimeur paru aux
PUR). Sa tentative personnelle infructueuse
le conduit à demander de l'aide à Magnus,
celui-là même avec lequel son double Louis fait
affaire. Non seulement cette stratégie s'avère
bientôt fructueuse, mais Roger devient
aussi
l'époux de la fille de cet homme puissant,
basculant ainsi dans la haute bourgeoisie,
avec une ascension personnelle, professionnelle,
enfin politique, fulgurante. C'est lui-même
qui, par ses jeux politiques retors, déclenche
un coup d'Etat fasciste (en référence avouée
à celui du 6 février 1934), et pousse
le pays au bord de la guerre civile. C'est
également à ce moment précis qu'il s'aperçoit
qu'il fait fausse route: parvenu sur les
lieux de la révolte aux côtés de Louis,
les dédoublés ne font de nouveau plus qu'un,
et Roger meurt en passant dans l'autre camp,
celui qui révèle sa nature profonde, car
tel est le but que Vercors assigne
à son récit: montrer que la spécificité
d'un individu résiste à tous les hasards
de vie quand un événement le conduit à prendre
une lourde décision et à agir.
Dans
cette page, on sera exclusivement attentif
à la grande bourgeoisie représentée par
Magnus, son entourage et évidemment Roger.
Cette classe sociale n'a pas pour trait
définitoire qu'une richesse d'ordre économique.
Les sociologues Michel Pinçon et Monique
Pinçon-Charlot démontrent que les classes
dominantes cumulent trois richesses: culturelle,
sociale et, celle qui surplombe les deux
précédentes, symbolique. Ces grandes fortunes
ont une identité à deux faces, celle qui
est présentable aux yeux du monde et qui
est légitimante; celle qui est cachée et
permet donc d'exercer véritablement le pouvoir. Ces théories
des Pinçon, appuyées sur des enquêtes de
terrain auprès de la grande bourgeoisie,
sont mises en pratique avec acuité dans
le roman de Vercors.
2) Richesse
culturelle
La grande bourgeoisie
possède une double richesse culturelle:
une richesse scolaire - les grandes écoles
lui sont ouvertes et relaient efficacement
l'apprentissage princeps que la famille
délivre à ses enfants dès leur plus
jeune âge; et une richesse par leur omniprésence
dans le monde de l'art. Ces grandes fortunes
évoluent dans le monde des collectionneurs,
des fondations et du mécénat.
Le roman Comme
un frère
décline plus pariculièrement le second
volet de cette richesse culturelle. En effet,
Magnus, personnage au nom dont l'étymologie
est hautement signifiante (= le grand),
s'intéresse au domaine des arts.
Féru de peinture, il possède une Chasse au lion de
Delacroix dans son château de Dordogne,
une Baignade
de Cézanne, ainsi qu' à Paris deux tableaux
de Juan
Miro et de Raoul Dufy, dont des copies ont
été reproduites pour figurer dans son yacht.
L'idée
de faire fructifier l'entreprise des callichromies
auprès des musées français l'enthousiasme.
Par réel intérêt pour l'art, mais aussi
parce qu'un projet réussi de la sorte augmenterait
son prestige indéniablement: c'est une "entreprise ouvrant d'aussi larges
perspectives. La France pourvoyeuse d'oeuvres
d'art pour les musées du monde entier! Elle
pourrait en tirer un prestige culturel énorme",
s'exclame-t-il.
Ses
accointances avec les conservateurs des
musées réputés de France, comme de ceux
de l'étranger lui assurent une main-mise
certaine sur les choix qui président à l'achat
des toiles. S'il ne siège pas au conseil
d'administration d'un musée, son pouvoir
et son prestige pèsent fortement sur les
achats. Ami
avec le conservateur du musée de Marmottan,
Magnus espère que celui-ci demande l'exclusivité
sur les callichromies. Peine perdue. Magnus
met alors une autre stratégie en place,
plus machiavélique: l'achat par le Louvre
d'un tableau de Hals, qui n'est en fait
qu'une copie du groupe Léon-Michelle-Graulme
qu'il rétribue, est en tous points fomenté
par ses soins. Une fois la supercherie dévoilée
au conservateur du musée, Magnus propose
une sortie salvatrice, clé en mains, pour
que le Louvre ne perde pas la face... au
plus grand avantage de Magnus qui voit ainsi
son affaire prospérer.
On
comprend aussi que cet homme cultivé fait
bénéficier des meilleures écoles à ses
enfants. On apprend ainsi que le fils aîné est "en khâgne
et [...] prépare Normale". Aucun
déclassement en vue pour la génération qui
le suit.
3) Richesse
sociale
La richesse sociale se
donne à voir quand elle est associée à du
culturel et/ou du caritatif. Le bénéfice
symbolique est exponentiel, les retombées
entretiennent et alimentent cette richesse
d'ordre social.
Quand
Magnus accepte de lancer l'aventure des
callichromies, il prépare une exposition
destinée à faire sensation: "Magnus loua une galerie
sur l'avenue Matignon, où le Tout-Paris
fut convié à venir comparer" la
toile originale aux copies. Amusement mondain
garanti. Ce mécénat flatte l'orgueil de
Magnus. Sans oublier que le sens des affaires
n'est jamais perdu de vue. Vient à cette
exposition le conservateur
du Metropolitan Museum de New York, "venu
tout spécialement sur l'invitation de Magnus".
Ce déplacement exceptionnel, Magnus le doit
à ses réseaux patiemment tissés.
Les
mondanités constituent une forme de mobilisation
de cette classe sociale. Elles assurent
la cohésion du groupe, permettent l'entremaillage
des réseaux entre eux, sur le mode de la
cooptation. Roger accèdera au rallye, sa
femme fait de régulières
visites aux grands couturiers à Paris, et
s'adonne à toutes les distractions de sa
vie mondaine. Magnus, visible dans le "Bottin mondain",
fréquente régulièrement cercles et clubs:
"il
connaît tout le monde", informe
sa fille à son futur mari Roger. Aussi l'entreprise
débutante des callichromies, sous la houlette
de cet homme puissant, prend son essor,
grâce aux prêts d'originaux par des amis
de Magnus: un autoportrait de Rembrandt
prêté gracieusement par un "Rothschild",
ainsi que "une Andromède
(venant d'une collection allemande) une
Partie de campagne de Watteau
(propriété d'un soyeux lyonnais)".
La sociabilité mondaine fonctionne comme
un entre-soi de confiance, de services et
d'entre-aide. Comme concluent les Pinçon,
les grandes fortunes pratiquent le "collectivisme
pratique".
Un
service aussi lié au secret des affaires
financières: "Le
conservateur, à La Haye, du musée Franz
Hals avait des obligations à l'égard de
Magnus: des crédits de la banque à intérêts
réduits lui avaient permis d'entreprendre
d'importants travaux de restauration".
Les mondanités, sous quelque forme qu'elles
soient, cachent aux yeux du public les tractations
de l'ombre. Magnus invite des amis sur son
yacht, car "La
croisière servait surtout, entre hommes
d'affaires, à mettre certaines combinaisons
sur pied avec la discrétion désirable".
Roger,
ayant la confiance de son beau-père Magnus,
est intégré au groupe: "Loin d'être
un handicap auprès d'eux, son aspect juvénile
faisait merveille dès lors que Magnus se
fiait de façon notoire à des capacités si
fraîches. Il s'ensuivait d'emblée un préjugé
d'estime, voire d'admiration à l'égard de
ces aptitudes et Roger, par contrecoup,
s'affermissait de confiance en soi".
Rapidement, "Roger n'avait à exercer
que rarement une démarche pour se trouver
associé à mainte fructueuse opération. Elles
venaient à lui pour ainsi dire toutes seules".
La grande bourgeoisie
tient une part de son pouvoir dans l'interpénétration
de divers cercles, les plus efficaces étant
ceux des mondes journalistique et politique.
Des médias sont à la botte de Magnus. Celui-ci
n'hésite pas à se servir d'eux pour lancer
son projet des callichromies, projet qui
serait resté confidentiel sans cette relation
omnipotente: il lance une "polémique
[...], par la plume de critiques
à sa botte (ceux dont les conseils rémunérés
l'aidaient à constituer sa collection)".
Il demande aide à "une personnalité
des lettres et des arts (amie de Magnus)"
et s'appuie sur "deux quotidiens (contrôlés
par Magnus)". Quelle indépendance
de ces médias? Ils perpétuent le pouvoir
absolu de la grande bourgeoisie qui s'est
accaparée les outils de communication pour
manipuler et matraquer les esprits.
4) Richesse
symbolique
Les privilèges - arbitraires
- s'intériorisent en chacun des membres
de ce groupe social par le biais de l'éducation.
Ceux-ci les incorporent dans leurs corps
et dans leurs esprits. Ils deviennent qualités
innées, seconde nature, là où objectivement
ils ont été construits socialement. Magnus
tient à "son image de marque",
ce quinquagénaire respire la santé, il a
un air sportif. Roger, quant à lui, "sentait que du même coup il acquérait
obscurément des droits auxquels l'homme
du commun ne saurait prétendre".
Il s'accorde de luxueuses vacances, entre gens
de bonne compagnie. Il affine ses goûts,
précisément dans le domaine culinaire.
Pouvoir
et puissance exacerbent les désirs, grisent
et pressent à la marchandisation de tout,
même des personnes. Après avoir fait un
mariage avec un "beau parti",
Roger papillonne entre deux femmes ("il
s'accordait des droits sur Marcelle"
[c'est moi qui souligne]), puis entre plusieurs.
Tourbillon et vitesse sont le propre de
ce monde... hors du monde. Vercors le marque
bien dans sa narration, surtout à la fin
de Comme
un frère
où tout
s'accélère, et qui rappelle la technique
qu'il emploie pour son roman Quota
ou les pléthoriens.
Vercors prend soin de
ne pas proposer de vision manichéenne de
Magnus. De nombreux points de vue sur le
personnage divergent à escient. Tantôt il
est vu comme un "affreux
capitaliste", tantôt comme un homme
qui sait avoir du coeur, tantôt le portrait
est plus justement nuancé. Toutefois, beaucoup
s'accordent à dire que: "Les arts,
d'accord, mais après les affaires. Il ne
va pas, n'est-ce pas, renoncer à son immeuble
ultra-moderne pour une malheureuse petite
troupe de comédiens". Vercors humanise
le personnage dans ses relations filiales,
dans son acceptation de Roger au-delà de
son milieu de la petite-bourgeoisie. Ce
mariage avec sa fille, s'il est une mésalliance
financière, se révèle une aubaine,
parce que celui qu'il considère comme son
fils désormais est un redoutable homme d'affaires
intelligent. Il dore encore plus son image
de marque. Roger est un nouveau riche qui
a eu accès à un milieu supérieur par sa
méritocratie.
Au-delà
de son cercle restreint, Magnus n'est pas
déconnecté du monde réel. Il n'a pas voulu
faire affaire pour le terrain où logent
des sans-abris par acquit de conscience.
Il explique que lui-même est un parvenu
dans la grande bourgeoisie. Sa famille était
pauvre, alors que "les gars de la
Grascovim [...] sont des richards de père
en fils. Ils méprisent et haïssent les pauvres
qui sont, pour eux, des êtres d'une autre
espèce". Vercors ne met pas en
scène directement les autres riches industriels.
Ce que l'écrivain veut démontrer, c'est
que c'est le système qui engendre les dysfonctionnements.
En cela, il rejoint les idées de Marx.
"c'est
la faute d'un "système" où tout
se vend, où tout s'achète, où la beauté
et le bonheur ne sont pas des marchandises
"rentables". Rien à faire sinon
le "casser" un jour".
La
grande bourgeoisie décrite dans Comme
un frère
se présente donc bien comme une classe sociale
au sens marxiste du terme. Cette oligarchie
a conscience d'elle-même et défend ses privilèges.
Elle vit et pense sur une autre planète,
dans un entre-soi qui n'admet aucune perturbation
par les autres. Les autres, ce sont
les modestes jusqu'aux plus pauvres, ceux
en voie d'expulsion du local qui sera
remplacé par des immeubles cossus. Ces sans-logis
ne sont pas soutenus par les habitants aux
alentours, pourtant dans les mêmes difficultés
de vie qu'eux. Ils n'ont pas conscience
d'être une classe sociale qui doit se solidariser
pour faire advenir un autre monde, plus
égalitaire. Louis (le double de Roger) et
Lisbeth se précipitent dans l'action pour
appeler à la revendication et constituer
cet esprit de classe.
III
Les Ghettos du Gotha
Ce
titre est un rappel de l'un des ouvrages
des Pinçon-Charlot, Les Ghettos du Gotha:
comment la bourgeoisie défend ses espaces
(2009).
1) Paradis
social, paradis fiscal
Magnus,
"gros bonnet de la banque",
possède des biens immobiliers nombreux,
lui procurant bien-être, bien-vivre, lui
assurant de juteuses défiscalisations: "un
yacht en Méditérranée,
L'Espador mouillé à Saint-Tropez"
pour un voyage aux abords des côtes de la Sardaigne,
puis "Malte, Syracuse, Palerme";
une villa sur la
côte, et autour du château de Brussac [qui
domine un village en Dordogne] un tennis
et un golf privés"; une "Mercédès";
une "modeste
mais luxueuse villa que Magnus possédait
sous la pinède de Beauvallon".
A Paris, les bureaux de Magnus "
s'ouvraient sur l'Opéra". Il offre
à Roger et sa fille un appartement parisien
"dans une des tours
du front de Seine, près du Champ-de-Mars".
La ségrégation sociale est marquée par la
spacialisation géographique des milieux.
La grande bourgeoisie
se livre également à une véritable bataille
rangée pour grignoter progressivement sur
les espaces des autres, et se les approprier.
Toute la narration de la lutte désespérée
de la petite troupe théâtrale emmenée par
Louis pour obtenir un autre local, mais
également le "Jardin des Arts"
qu'occupe le personnage de Casthel censé
aider Louis dans sa démarche prouvent que
les hautes fortunes menacent les espaces,
les déséquilibrent à leur profit: "on va
nous expulser, pour foutre à notre place
quinze étages de béton". Et "Ca représente des milliards".
En cela, ils sont largement
aidés par la loi et des politiciens,
souligne Vercors tout au long du roman.
Chacun participe à la pérennité de tous,
et donc de soi-même, puisque la position
sociale de chacun dépend de celle du groupe.
2) L'argent
sans foi ni loi
Ce titre de l'ouvrage
de 2012 des Pinçon-Charlot pourrait très
bien convenir au roman de Vercors. Roger
prend goût aux affaires de son beau-père.
Il commence sans passion par une transaction
banquière que lui confie Magnus, et finit
par se donner le vertige par la multiplication
des achats, rachats, et fusions: "le royaume des affaires: métallurgie,
textiles, pétroles, import-export...Il commença
de lorgner vers des opérations fructueuses,
d'échafauder d'habiles combinaisons".
Les callichromies ne deviennent plus alors
qu'une affaire parmi d'autres, plus juteuses.
"L'argent appelle l'argent",
le succès appelle la recherche de nouvelles
acquisitions et la concentration du capital.
Les énumérations étourdissantes qui se succèdent
à grande vitesse à la fin du roman donnent
le vertige à un personnage qui se déconnecte
progressivement du monde réel et entre dans
les spéculations virtuelles. Roger est d'ailleurs
vite blasé, il faut donc que le jeu prenne
davantage les couleurs du risque. Le jeu,
cette métaphore filée que nous voyons dans
le film Le capital de Costa-Gavras,
se trouve bel et bien au centre de la nouvelle
vie de Roger.
3)
Collusion
entre le monde politique et les milieux
d'affaires
Magnus est bien introduit
dans le monde politique, à petite comme
à grande échelle: "le
maire et le curé en étaient tout dévoués
à Magnus, à qui l'on ne s'adressait jamais
en vain pour les besoins de la ville ou
de l'église". Les deux mondes ont
des ramifications souterraines qui couvrent
tous les "scandales
immobiliers". Un personnage du
roman désillent les yeux de Louis: "c'est
une mafia, avec des ramifications qui vont
jusqu'au pouvoir, tout le monde y fait son
beurre". Au moment où Louis
se bat contre la "vente
de leur petit théâtre à une société immobilière",
il se rend compte que c'est le pot de terre contre
le pot de fer. Il fait des démarches auprès
des pouvoirs publics, en particulier de
la commission du spectacle au Conseil de
Paris, mais l'un de ses membres affirme
que les "promoteurs sont financés
par une banque trop influente".
Lorsque
Roger décide d'entrer dans l'arène
de la politique, les liens de Magnus avec
les plus hautes sphères politiques se révèlent
primordiaux. Magnus aborde donc le Ministre
de l'Intérieur et certains préfets de manière
stratégique. C'est la soif du pouvoir et
l'opportunisme qui poussent Roger à briguer
des mandats, certainement pas pour des convictions
politiques guidées par une vision du monde.
Voyez la métaphore du pouvoir politique: "c'était,
d'abord, son ambition, d'être maître à bord
d'un bolide, quel qu'en fût le constructeur;
c'est ensuite, si possible, gagner la course.
Ce n'est qu'accessoirement qu'il court pour
tel ou tel, qu'il choisit son drapeau".
Magnus use de ses réseaux pour l'élection
de son gendre, il manipule avec opportunisme
pour la réussite électoraliste de Roger.
Vision
sombre de cette grande bourgeoisie en phase
avec le système capitaliste. Quelle solution
préconise Vercors dans ce roman? Il laisse
parler un camarade de Louis, le héros dédoublé
pour lequel il prend visiblement parti contre
Roger:
"Nous
vivons tout au bout d'un système - d'une
"civilisation" qui explose en
pleine absurdité, en connerie monumentale.
Elle porte sur les yeux, comme la Fortune,
un bandeau noir nommé profit, écrase sur
son chemin tout ce qui n'est pas immédiatement
"rentable". Beauté, joie de vivre,
connaissent pas, il n'y a plus d'autre valeur.
Et pas seulement ici: en Russie aussi bien,
si c'est sous une autre forme. Et partout.
En Inde, en Afrique, au Japon. En Chine,
ça reste à voir, mais je n'y crois pas trop.
-
Alors qu'est-ce qu'on peut faire?
-
Casser le système. Rien d'autre. Mais ce
n'est pas pour ce soir [...]".
Du
moins Louis et Lisbeth érigent-ils à la
fin du récit les premières pierres d'un
édifice solidaire en luttant contre ce monde
absurde.
Avertissement
en guise de conclusion à Comme
un frère
"Les personnages et les situations de
ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance
avec des personnes ou des situations existantes
ou ayant existé ne saurait être que fortuite".
A moins que ce ne soit
" pas un conte sans queue ni
tête raconté par un idiot"...
Article mis en ligne
le 9 janvier 2013.
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