La
dignité chez Vercors:
sources
et héritages
Ce court article vise à dévoiler deux héritages intellectuels
de Vercors, qui expliquent sa littérature.
La dignité exemplaire comme fil conducteur
… dans la littérature clandestine des Éditions
de Minuit
Dans son article en ligne La
face cachée du Silence de la mer : les refusés des Éditions de
Minuit sous l’Occupation (1942-1944), l'historienne Anne
Simonin explique que le premier ouvrage publié par les Éditions de
Minuit – Le Silence de la mer de Vercors –
« fixe une norme du bon comportement
du Français occupé, que va illustrer chaque volume publié par les
Éditions ».
Le mythique récit de Vercors exemplifie la dignité qui devra
tacitement être la ligne directrice commune de tous les autres
ouvrages publiés aux Éditions de Minuit.
Plus qu'un « mot creux », poursuit
Anne Simonin, la dignité s'incarne au quotidien dans la posture du
silence de l'oncle et de la nièce face à l'officier allemand Werner
von Ebrennac. Cette « résistance
civile » concrète « maintient
les Françaises et les Français purs, “ incorrompus”
par la collaboration et le vichysme ».
Cette ligne directrice morale posée dès la publication du
premier ouvrage clandestin imposa ainsi le refus de certains
manuscrits qui étaient adressés aux Éditions de Minuit.
Anne Simonin finit par l' évocation des refus secs : El
Desdichado de François Vernet, Noroït de Lucien
Chauvet et Zone sud d’Andrée Sikorska (publié, en 1945,
sous le titre Une auberge en zone libre chez Flammarion).
Elle finit par souligner le fait que ces refus concernent, entre
autres raisons qu'elle développe, la mise en scène des personnages
féminins. Autrices au petit nombre de trois sur une cinquantaine
d'auteurs des Éditions de Minuit clandestines, personnages féminins
stéréotypés des récits, les femmes tiennent le second rôle :
« les femmes incarnent les bonnes
mœurs, la pérennité de “ l’éternel
féminin ” en temps de crise – malgré
l’investissement de ce dernier par Vichy et sa remise en cause sous
la pression des circonstances ».
… comme dans la littérature de Vercors
Cette adhésion à un principe exigeant de haute dignité relève
autant d'un imaginaire très personnel à Jean Bruller-Vercors.
Appelé « Monsieur Conscience »
par Pierre de Lescure fâché avec Vercors à la Libération, Vercors
mit très souvent en scène des personnages masculins comme féminins
dotés d'une haute conscience morale. Dans plusieurs nouvelles de la
guerre et de la Résistance, notamment dans La Marche à
l'étoile, Les Armes de la nuit, Les Mots, des
personnages masculins se triturent l'esprit pour aligner morale
irréprochable et comportement exemplaire qui en découle. Comme
l'oncle et la nièce du Silence de la mer, ces personnages
font souvent silence, pour diverses raisons, à un moment ou un autre
du récit. Un silence qui interroge le principe de dignité. Or, « le
silence de dignité est une norme d’une rigueur extrême, hérité
de la règle monastique, qui ne tolère pas l’impureté »,
écrit Anne Simonin dans son article et mentionne Éloquence du
silence (1943) de Jacques Debû-Bridel qui fait référence à
ce caractère religieux du « silence
de règle » dans Le Silence de la
mer. Or, à de nombreuses reprises dans ce site, j'ai mentionné
l'approche religieuse qui travaille souterrainement l'agnostique
Vercors, en particulier le protestantisme.
Ses personnages féminins n'échappent pas à une morale sévère,
pour ne pas dire à un moralisme puritain, les cantonnant à être
les garantes de l'honneur des hommes. Sous la plume de Vercors, elles
sont idéalisées sous forme de jeunes filles pures ou de futures
épouses au comportement sexuel rigoureux et austère. Certes, « [l]a
dignité que promeut la littérature clandestine est inséparable
d’une morale genrée qu’elle a aussi pour fonction de maintenir
dans une société bouleversée par la guerre »
(Anne Simonin). Mais de part et d'autre de cette période
bouleversée, Jean Bruller-Vercors eut une vision traditionnelle de
la femme.
La nièce du Silence de la mer trouve son modèle dans
Stéphanie, la jeune fille dont Jean Bruller tomba amoureux et qui
fut le centre du récit qu'il s'obstinait à rédiger chaque jour
sous l'Occupation. Récit qu'il laissa tomber au profit du Silence
de la mer et qui parut des années plus tard sous le titre
Tendre Naufrage. Récit qui fut précédé par bien d'autres
récits par le personnage récurrent de cette jeune fille vierge
pure, future épouse bourgeoise (Sur ce Rivage notamment).
Et cette Stéphanie devenue mythique dans l'esprit de Vercors, car
auréolée d'une relation non consommée, fut dupliquée dans le réel
par une jeune fille au profil identique que le jeune Jean Bruller
rencontra à Tunis lors de son service militaire en 1924-1925 et
qu'il voulut épouser.
Cette pureté toute religieuse des âmes et des corps traverse la
vie privée de Vercors, déborde sur ses personnages (surtout
féminins), incarne en partie sa philosophie de l'Homme.
Bien sûr, mon propos se centre sur des points précis des récits
de Vercors. Ses mises en scène des personnages sont plus diverses,
avec davantage de nuances surtout dans les récits de l'immédiat
après-guerre, comme le montre l'article de Lou Mourlan, « "Nous
avons été heureux...": Vercors et l'immédiat après-guerre,
un goût doux-amer ».
Le délit de manque de dignité nationale à la
Libération
À la Libération, les juristes de la Résistance conçurent un
crime rétroactif : le crime de l’indignité nationale. Crime
politique, mais aussi crime moral : « l’atteinte
ou le manque de dignité nationale sanctionnée, de façon
extrêmement sévère, par l’indignité nationale (qui réprimera,
par exemple, la collaboration sexuelle des femmes avec l’occupant,
à laquelle les juristes de la Résistance n’avaient jamais
songé) », rappelle brièvement Anne
Simonin dans son article de 2020.
Les personnages féminins de Vercors ne pactise pas avec l'ennemi.
Elles incarnent toutes les formes de la dignité nationale : la nièce
du Silence de la mer qui, préférant l'amour de la France à
l'amour de l'allemand Werner von Ebrennac, Nicole des Armes de la
Nuit qui attend patiemment et chastement le retour de son fiancé
des camps de la mort et qui, dans La Puissance du jour,
l'aide activement à retrouver sa dignité. Aucune ne livre son corps
à l'ennemi de la France. Même la prostituée Clémentine,
stigmatisée par la morale sociale, a une conduite exemplaire durant
la Seconde Guerre mondiale.
Il faut se reporter à son ouvrage de 2008, Le Déshonneur
dans la République. Une histoire de l'indignité 1791-1958,
pour connaître l'histoire de la mise en place du délit de manque de
dignité nationale sanctionnée par la mort civique appliquée aux
collaborateurs. Cet ouvrage dense permet de remonter aux sources de
ce concept, notamment celui des origines aristocratiques de la morale
républicaine, de saisir que l'honneur est un principe du
gouvernement républicain.
La « littérature clandestine [des
Éditions de Minuit] fonde […] un ordre moral républicain ».
Or, Vercors hérita de sa famille les principes de la République,
grâce à son père Louis Bruller acquis, à son arrivée en France,
aux principes républicains et s'entourant d'un réseau de
sociabilité en conséquence, grâce à sa mère Ernestine Bourbon
dont le père planta l'arbre de la liberté.
Vercors – homme privé, homme public – véhicule une
certaine idée de la dignité et ce n'est pas un hasard s'il conclut
ainsi son conte philosophique Les Animaux dénaturés pour
expliquer l'essence de l'Homme:
L'humanité n'est pas un état à subir, mais une dignité
à conquérir
Article mis en ligne le 29 juin 2024
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