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La Marche à l'Etoile 

Vie de Thomas Muritz, jeune Hongrois nourri de la culture française qui précipite son destin vers cette terre de Justice et de Liberté et mort de ce même personnage abominablement trahi par sa patrie d’élection.

PREAMBULE

UN VIBRANT HOMMAGE A  SON PERE LOUIS BRULLER

            Eléments biographiques

 Louis Bruller, portrait de Thomas Muritz

UNE DENONCIATION DU REGIME DE VICHY

          La montée de l’antisémitisme

 Une réflexion lucide sur la responsabilité

                La responsabilité de Vichy

     La responsabilité des gendarmes

     La responsabilité des Français

LA RECONSTITUTION DES FAITS

 

 

 

PREAMBULE

La Marche à L’Etoile parait le 25 décembre 1943 en tant que 12e volume des Editions de Minuit si l’on ne compte pas la réédition du Silence de la Mer. Vercors avait préalablement pensé au titre Posséder le soleil :

« Il m’avait été suggéré par un vers de Saint Louis de Claudel, une méditation du bon roi de France sur les devoirs des Français :

Ce n’est pas assez de posséder le soleil si l’on n’est pas capable de le donner » (La Bataille du Silence).

Mais, conseillé par Eluard et Yvonne Paraf, Vercors arrête le titre définitif après avoir croisé un vieillard portant sur la poitrine une étoile jaune, « l’étoile que la France de Pétain aurait imposée à mon père, s’il eût vécu ».

A la Libération, lorsque le milieu littéraire connaît enfin ce mystérieux Vercors, Mauriac lui confiera avoir préféré La Marche à L’Etoile au Silence de la Mer. Mais comme pour son premier récit, l’écrivain essuie des reproches :

« certains trouvèrent que j’accusais la France en un  moment où elle avait le plus besoin d’être défendue, jugeaient que je n’aurais pas dû faire mourir mon Juif par des Français, même pétainistes. Or, je n’avais, hélas,  rien inventé, on l’a vu, et ce n’est pas par le mensonge, ce n’est pas en cachant la honte d’un pays qu’on en sauve l’honneur » (La Bataille du Silence).

En 1960, un film tiré de La Marche à L’Etoile doit être réalisé par Yannick Bellon avec pour premier rôle le comédien Laurent Terzieff. Mais les subventions sont immédiatement supprimées parce que le producteur  Degliame-Fouché, le réalisateur, le comédien et Vercors lui-même sont tous les quatre signataires de l’« appel des 121 », pétition sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie et en faveur de l’indépendance de ce pays.

I UN VIBRANT HOMMAGE A  SON PERE LOUIS BRULLER

 1)      Eléments biographiques

Vercors a écrit La Marche à L’Etoile en mémoire de son père Louis Bruller dont il n’apprend véritablement l’histoire qu’en 1942. Passé en zone sud pour son activité clandestine, il rencontre une vieille amie de ses parents qui lui raconte son « odyssée à seize ans depuis sa Hongrie natale, sa marche à l’étoile vers le pays de Victor Hugo et de la révolution française, maint détail que j’ignorais (…). En fait, la jeunesse de mon père trop discret m’était plus mal connue qu’à cette vieille amie ; trop discret moi aussi je ne l’avais jamais interrogé » (La Bataille du Silence).

Il décide de s’en ouvrir alors à sa mère, puis confie l’histoire de son père à son ami Pierre de Lescure, lequel l’encourage à en rédiger le récit : « Vous le devez à sa mémoire », me dit-il.

Ainsi à l’automne 1943, Vercors se met à l’œuvre au moment où il découvre « une de ces odieuses affiches bordées de noir, dont les autorités nazies maculaient nos murs » (La Bataille du Silence). Figure sur cette liste infâme Bernheim, un juif naturalisé âgé de 72 ans :

« L’âge qu’aurait eu mon père, et le nom tout pareil à celui d’un de ses amis intimes » (La Bataille du Silence).

Dans la première partie de la nouvelle, la trame de La Marche à L’Etoile est calquée sur l’histoire réelle de la jeunesse de Louis Bruller né le 28 février 1864 à Budapest :

« La famille Bruller venait des Vosges, au XVIIIème siècle. Chassée par un des siens, converti et devenu évêque, et que gênait la présence de cette famille juive, elle a émigré en Hongrie » (A Dire vrai).

Dans La Marche à L’Etoile, la famille Muritz est chassée en tant que protestante. Ce n’est que plus tard, dans l’empire autrichien, que des mariages ajoutent des ancêtres juifs à l’arbre généalogique de Thomas. Vercors donne donc à Thomas une ascendance doublement marginale : « Il faut croire qu’un parpaillot peut être juif, après tout ».

Comme le personnage de Thomas Muritz, le jeune Louis Bruller éprouve un amour inconditionnel pour la France. A 15 ans, il décide de partir à pied vers cet Eldorado rêvé, ne supportant « plus de vivre plus longtemps dans un pays de barbares (…), de sauvages emplumés » (A Dire vrai). Cette décision intervient le jour où un de ses cousins apprend brutalement par un camarade que sa mère est juive :

« Cette révélation fut pour lui foudroyante. Comme tous les cadets, il méprisait les Juifs (…) Et voici que sa mère, sa propre mère, était une Juive ! » (A Dire vrai).

Louis Bruller fuit cet antisémitisme ; après un long périple pédestre qui le conduit au Pont des Arts à Paris, il s’intègre rapidement à la société française, se marie avec Ernestine Bourbon, et crée à 30 ans sa propre maison d’édition qui publie des « feuilletons dominicaux diffusés surtout en province, dans les campagnes, dont les auteurs avaient été cédés à cet effet à prix réduit : Balzac, Hugo, Eugène Sue, mais aussi Paul Féval ou Jean de La Hire. Ou encore cette Histoire populaire de la France » (A Dire vrai).

Il vend quelques années plus tard son commerce et « fait fructifier modestement ce capital de l’immobilier » en ouvrant une rue dans Paris pour y construire un immeuble.

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La coïncidence entre le réel et la fiction s’arrête au seuil de la seconde partie de La Marche à L’Etoile: Louis Bruller meurt en 1930, bien avant la Seconde Guerre mondiale. Néanmoins le récit de cette première partie a permis à Vercors de partir à la recherche de ce père si mal connu. Sa fierté, il ne peut la lui exprimer directement, puisque celui-ci est mort depuis 13 ans ; mais sa « récompense muette » vient à la Libération quand il reçoit « sur la tempe le baiser à peine appuyé, mais tendre et tremblant, de [sa] mère trop émue pour parler » (La Bataille du Silence).

Et La Marche à L’Etoile est l’hommage double d’un fils, lui-même devenu en ces temps d’Occupation un éditeur clandestin dans le but de sauver la culture et l’esprit français, si chers à Louis Bruller et aussi devenu un écrivain consacré, ne serait-ce que par la réaction d’Eluard à la lecture de ce texte :

« [Desvignes] m’apporte un Vercors et me demande ce que ça vaut ! (…) il faut l’envoyer dare-dare à l’imprimerie » (La Bataille du Silence).

 

2)      Louis Bruller, portrait de Thomas Muritz

La Marche à L’Etoile est un chant d’éloges à Thomas Muritz. Le narrateur ainsi que tous ceux qui l’ont côtoyé – famille comme amis- dressent un portrait flatteur de ce personnage. L’oncle Béla raconte au narrateur la jeunesse studieuse de Thomas en Hongrie. Celui-ci éprouve une « passion tenace », un « amour dévorant » pour cette « France radieuse, généreuse, intelligente, et juste ». Il découvre cette patrie idéale par le biais de ses lectures. L’éclat spirituel de ce pays est en effet symbolisé par « Hugo, Alexandre Dumas, Balzac, Eugène Sue », écrivains que le jeune garçon sacralise. La littérature française est non seulement l’expression du génie de la nation, mais elle est aussi celle de l’âme d’un peuple.

Cette valeur que Thomas donne à l’art est récurrente sous la plume de Vercors. Celui-ci n’est pas l’unique personnage à glorifier ainsi l’art : Werner von Ebrennac voit en la littérature française l’incarnation de ce pays et l’ami de Renaud Houlade, contrairement à ce dernier qui définit l’art comme une duperie, considère l’art comme la manifestation suprême de l’esprit humain.

Pour en savoir davantage, allez aux pages consacrées au Silence de la Mer et à L’Impuissance.

Thomas part donc en quête de la France, « mère des arts » et incarnation idéale de « la Justice, la Liberté ». Son périple d’un mois est tout entier tendu vers cette France aux hautes valeurs morales au point de lui faire négliger les paysages traversés :

« Il s’agissait d’arriver », me dit-il et il chercha comment expliquer : «  Admirer, c’est s’arrêter. Tout retard eût mis ma joie en danger… ».

Sa passion pure et intense le guide au cours de cette odyssée ; la France devient son étoile dans cette marche fatigante. Seule son idée fixe le soutient dans cette épreuve comparable à une épreuve de « croisés harassés ». Thomas se doit donc d’être lui-même digne de cette seconde mère. C’est pourquoi il fait en sorte d’arriver tout de même « frais et dispos » après avoir vécu chichement durant un mois entier et avoir renoncé au confort de son foyer où il lisait « par terre et à plat ventre devant le poêle de faïence ». Cette ascèse intransigeante trouve sa récompense espérée lorsqu’il fait sa première rencontre concrète en la personne de l’aubergiste aux cheveux roux qui l’accueille comme l’un des siens :

« La France est un pays libre (…) M’est avis que la Justice, son soldat, c’est la France (…) Alors dès aujourd’hui tu es l’un des nôtres (…) Et si jamais, un jour, tu es en détresse, pense à moi ».

La réalité rejoint l’idéal qu’il s’était forgé. Et l’apogée est  atteint quand il arrive, ému,  sur le Pont des Arts à Paris qu’il avait exalté en une envolée lyrique et passionnée, car c'est "...ce point du monde où l'on embrasse à la fois (...) l'Institut, le Louvre, la Cité- et les quais aux bouquins, les Tuileries, la butte latine jusqu'au Panthéon, la Seine jusqu'à la Concorde". D’ailleurs, le jour de l’anniversaire de la naissance de Vercors le 26 février 2002 une plaque commémorative a été apposée sur ce Pont, lieu qui symbolise le rayonnement culturel de la Fance dans le monde:

 

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Son intégration dans cette France généreuse, tolérante et juste se poursuivra par son mariage avec une femme « aux vertus provinciales » et qui « fût du vieux sol de France » ainsi que par sa naturalisation :

« [Le sourire] de Thomas Muritz ne reflétait rien qu’une intarissable joie. « Français, je suis Français », répétait-il, et il jetait sur ce qui l’entourait un regard surpris, comme si tout eût changé depuis la merveilleuse nouvelle ».

L’étoile de Thomas a été atteinte et elle brille pour lui dans sa lumière et sa pureté. Malheureusement la montée des fascismes transforme son destin « en marche à l’étoile jaune et à la mort » (A dire vrai).

 

II UNE DENONCIATION DU REGIME DE VICHY

 1)      La montée de l’antisémitisme

Pendant l’entre-deux guerres, Thomas essuie fréquemment des injures par « quelque bélître patriotard [qui] avait étalé devant lui du mépris pour « les Français d’importation ». Devant cet affront, Thomas se tait, lui qui a accepté avec dignité et abnégation le sacrifice de son propre fils André lors de la grande guerre et qui est attaché à sa patrie par son amour absolu pour celle-ci et par de « solides racines » dont le corps de son enfant qui nourrit le sol français est un fort symbole.

Pourtant ces « bélître[s] patriotard[s] » ne sont pas emblématiques de toute l’opinion française. L’anecdote du plombier rouquin est relatée pour en faire la démonstration. Thomas sympathise avec ce personnage dans la révolte contre la mort de Francisco Ferrer, anarchiste catalan arrêté à l’occasion d’émeutes en 1909, puis exécuté la même année en Espagne malgré une campagne internationale de protestation. Son procès sera révisé en 1911 et la condamnation sera considérée comme « erronée » en 1912. Outré, Thomas, toujours noble et généreux, s’insurge contre cette injustice criante et participe à la manifestation rassemblant de nombreux militants.

Le régime de Vichy entérine cet antisémitisme latent. Dès octobre 1940, puis en juin 1941, fidèle aux idées dominantes de la Révolution Nationale visant à purifier la France, il promulgue deux « statuts des Juifs » successifs. Il s’agit de définir la « race juive » puis d’exclure (fonction publique, édition…). Lors de l’Occupation, le narrateur revient à Paris et rencontre Thomas portant l’étoile jaune imposée le 7 juin 1942. Or, même pour Vichy, Thomas n’est pas considéré comme Juif : il n’a pas 3 grands-parents juifs et il le reconnaît devant le narrateur qui s’étonne de le voir porter ce signe infâmant sans obligation :

« ma mère était juive. Mon père ? Toute la lignée mâle est protestante (…) et d’ailleurs je m’en fous ».

Thomas arbore l’étoile de la honte pour « faire don de soi ». Aveuglé par ses convictions et ses Idéaux, il ne peut croire qu’un « MA-RE-CHAL-DE-FRANCE » puisse avoir la bassesse de stigmatiser certains citoyens français et des étrangers réfugiés sur son territoire et confiants en ses valeurs morales. Pétain responsable ? Il le récuse contre toute logique et en invoquant la contrainte allemande. Cette trahison est inimaginable pour Thomas  dont la pureté spirituelle a guidé toute la vie. A la fin de la conversation avec le narrateur, celui-ci entrevoit cette ignominie mais il la refuse, car celle-ci  le briserait :

« …parce que, si un jour je devais croire…si je devais cesser…

Il ne s’exprima pas davantage. Il avait relevé la tête, et il regardait, au-delà de l’île, (…) ce dôme, là-haut, sous lequel dorment les hommes illustres, autour duquel se pressent les Lycées, les Grandes Ecoles, les Facultés ».

C’est en présence de ce dôme symbolique que le narrateur apprend la mort tragique de cet homme digne. Cet épisode relève d’un fait bel et bien réel : à la suite d’un attentat, les nazis exigent 50 otages ; la France en livre 150 ; parmi eux se trouvent des juifs naturalisés. Invités à sortir du hangar, les 50 premiers sont fusillés. Thomas fait partie de ceux-ci. Toujours confiant en sa patrie et aveuglé par son idéal, il sort pour se diriger vers « un drôle de petit rouquin », gendarme français qui lui rappelle par la couleur de ses cheveux l’aubergiste et le plombier. Comprenant d’un seul coup les intentions de ce gendarme, ses yeux se dessillent brutalement ; son amour pour sa nation est brisé irrémédiablement ; ses convictions pures s’effondrent et sur ce champ de ruines, anéanti, «  il s’est mis à se frapper les tempes de ses poings, avec désespoir, et à pleurer…avec des sanglots…Bon Dieu ! Je n’aurais pas voulu…J’aurais voulu ne jamais voir… ».

 

2)      Une réflexion lucide sur la responsabilité

 La responsabilité de Vichy

Après la Libération, de nombreux collaborateurs tenteront de se dédouaner derrière l’argument des décisions allemandes. La thèse de Pétain-bouclier ( et de De Gaulle-épée), chacun dans un rôle différent mais tous deux au service de la France, est même soutenue longtemps après par les défenseurs du vieux Maréchal. Pour Thomas, les Allemands sont les seuls responsables. La France, les Français ne peuvent totalement trahir les valeurs pour lesquelles il a traversé l’Europe et abandonné sa famille :

« Laissez donc le vainqueur se salir : c’est tout bénéfice pour la France » ; « [La France] en sortira grandie, non diminuée… ».

Et comme le narrateur lui objecte l’étoile jaune, « l’abandon des Lorrains » ou « la livraison vraiment infamante des réfugiés politiques », Thomas dénonce « cet odieux  mensonge », « la propagande allemande… qu’ils espèrent en nous imputant cette horreur… ».

Même Pétain, «  Dieu sait que je ne l’aime pas », ne peut trahir ainsi. Thomas partage encore la confiance populaire qui a entouré le « vainqueur de Verdun » (au moins au moment de l’armistice de 1940), un « Maréchal de France », l’un de ces chefs qui menèrent son fils André au combat et à la « mort pour la France ». Il en appelle au témoignage des hommes illustres du Panthéon. Même à  Drancy, Muritz interdit aux prisonniers de proférer « un mot contre la France ». « Et quand la porte s’est ouverte, quand au lieu des Fritz, on a vu les Français… ».

 

                        La responsabilité des gendarmes

La question de la responsabilité des exécutants est également abordée, ici celle des gendarmes qui gardent le camp de Drancy, « l’antichambre de la mort ». C’est l’objet d’un nouveau débat entre le narrateur et Stani rescapé de Drancy, « que nous venions d’arracher à sa geôle », et pourtant ancien combattant de 14-18. Au narrateur qui les condamne comme des « lâches », Stani oppose que ces « gars de chez nous » ne sont que de « pauvres bougres » dressés à obéir , de « pauvres types », de « minables bourreaux » et les peint même comme des victimes du sadisme des Allemands toujours désignés par des sobriquets (Fritz, Feldgrau) puisqu’ils doivent eux-mêmes sélectionner les futurs déportés. D’ailleurs, l’un d’entre eux est rouquin, ce qui suscitera la confiance de Thomas ; et pourtant c’est lui qui, se révélant aussi violent que les nazis, fera tomber les illusions de ce dernier.

Stani pose des questions cruciales sur la responsabilité humaine : «  D’où vient le crime ? A quel degré de l’échelle ? Où commence-t-il ? Où finit-il ? »

 

                        La responsabilité des Français

Pourquoi Thomas porte-t-il tout de même l’étoile jaune ? Il explique au narrateur qu’il est trop vieux pour « faire sauter des trains, ou transporter des armes à travers champs, ou n’importe quoi du même genre ». Pour lui, c’est en fait une forme de résistance que de porter l’étoile jaune : « il faut faire le don de soi de façon ou d’autres. Quand des hommes sont persécutés, à quoi reconnaître un Français ?…si l’on a le bras trop faible qu’on reste à son rang parmi les siens, - à porter avec eux leur croix… »

De façon indirecte, cette déclaration est également un appel à l’engagement sous toutes ses formes et notamment la Résistance.

 

III LA RECONSTITUTION DES FAITS

 

Raconter l’histoire de ce Thomas est délicat pour le narrateur. Ce dernier s’en ouvre à son lecteur dès le début et il  insiste sur le fait qu’il n’est pas un être fictif :

« Je dois, me semble-t-il, préciser que je ne raconte pas l’histoire d’un héros issu de ma cervelle, mais celle d’un homme qui fut de chair et de sang. Les droits et les devoirs d’un romancier et d’un biographe ne sont pas les mêmes ».

Raconter une histoire vraie offre au narrateur l’occasion de s’interroger sur son art : « Par où commencer ? » et comment procéder ?

Le narrateur est encore enfant lorsqu’il rencontre Thomas grâce à son père qui a l’honneur de lui apprendre sa naturalisation. Jeune, il ne peut comprendre les enjeux qui se trament dans la vie de Thomas ; de plus, plus tard, il prend connaissance du passé de cet homme grâce à ceux qui l’ont côtoyé. Ces multiples points de vue externes convergent, mais fragmentent le puzzle « par bribes » que le narrateur est en charge de reconstituer le plus fidèlement possible. Et à ces témoignages indirects s’ajoute le propre témoignage direct du narrateur. Ce parcours d’un homme à partir de témoignages éclatés n’est pas sans rappeler Citizen Kane d’Orson Welles. Cette superposition rend donc le récit complexe comme nous pouvons nous en rendre compte sur ce schéma :

 

L’oncle (enfance de Thomas) __________________________ narrateur

Thomas (odyssée et rencontre avec l’aubergiste) --------------------narrateur

Gallerand (le Pont des Arts)____________________________narrateur

 

Thomas (manifestation pour Ferrer et port de l’étoile jaune)--------narrateur

Stani (mort de Thomas)_______________________________narrateur

 

____ raconte à : témoignage indirect

----- parle avec : témoignage direct

Vercors recourra souvent à ce procédé littéraire dans ses romans ultérieurs tels Les Chevaux du Temps.

Le narrateur est obligé de condenser et d’agencer logiquement les multiples narrations éclatées et partielles. Cela soulève un autre problème de technique littéraire :

« Suivrai-cette pente facile qu’on appelle la chronologie ? Méthode secourable mais sans art. S’agit-il d’art ? ».

Le narrateur craint de confronter la chronologie réelle à l’art factice qu’est toute reconstitution. Il redoute de laisser le fil de l’histoire se dérouler au risque de ne pas en restituer toute son essence. Et parfois même la réalité paraît invraisemblable : celle de la rencontre de Thomas avec Gallerand sur le Pont des Arts sans qu’il ait à le rechercher !

« ce qui survint alors sur le Pont des Arts, sans doute l’eussé-je passé sous silence, si, dans les relations du voyage de Thomas qui me furent faites par sa femme, par son fils, par ses amis, et qui forment la substance de ce présent récit, si la rencontre que fit Thomas sur ce point n’eût été moins étrange par son extrême imprévu que par le comportement singulier de Thomas Muritz ».

Le narrateur tâtonne donc pour peindre, même de manière subjective, ce personnage singulier. Ses parti-pris n’excluent pas l’émotion manifeste lorsque, s’adressant à lui avec un lyrisme discret, il l’imagine sur « la route poussiéreuse, avançant avec une constance têtue vers ce pays éblouissant à qui tu as donné ton cœur ». Vercors oscille entre la subjectivité émue et le devoir de mémoire authentique. Mais n’est-ce pas par cette oscillation savamment orchestrée que l’écrivain réussit la prouesse de faire vivre son personnage ?

Cette restitution des faits est donc un questionnement littéraire auquel Vercors va se confronter encore dans l’autobiographie à la première personne d’Aristide Briand et dans ses propres mémoires Les Occasions perdues et Les Nouveaux Jours .

  

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