« Quel beau paysage ! » s’exclame
l’officier allemand devant le tableau qu’il peint, tournant le dos pendant que
ses hommes incendient Oradour-sur-Glane.
ORADOUR-SUR-GLANE
LUC : ENTRE HONNEUR ET DESHONNEUR DU POETE ?
Une
évocation pathétique Le point de vue d’un Surréaliste sur la Poésie
engagée
Le
Surréalisme au service de la Révolution
Le cas de conscience de Luc
L’OFFICIER ALLEMAND, UN HOMME ?
Un
monstre ?
Luc,
un double de l’officier ?
1)
Précisions historiques
Quelques jours après le débarquement en Normandie, l’armée
allemande reflue du Sud vers le Nord et arrive en Haute-Vienne, zone où les
Résistants sont actifs, dans le village d’Oradour-sur-Glane. La troisième
compagnie de la division SS Das Reich procède à un massacre en
règle : elle abat les hommes dans des granges et y met ensuite le
feu ; elle enferme femmes et enfants dans l’église du village qu’elle
incendie afin que les victimes soient asphyxiées et brûlées vives. Vingt-quatre
habitants en réchappent, dont une femme évadée de l’église en feu en passant
par une fenêtre au vitrail cassé.
Oradour n’est malheureusement que la répétition des
abominations perpétrées sur le front de l’Est où en 1941 en Biélorussie les
nazis brûlent 628 villages et en massacrent ses habitants.
Vercors apprend cette tragédie en 1944 et la relate encore
dès années plus tard dans sa Bataille du silence en insistant sur le
silence que Pétain fait planer sur cet acte barbare :
« Et tandis qu’on incendie les maisons une à une,
les femmes, les enfants, les vieux sont poussés dans l’église arrosée
d’essence, et ils y brûlent tout vifs. Le lendemain, le maréchal chef de l’Etat
s’en va saluer les victimes d’un bombardement britannique. D’Oradour, pas un
mot ».
En même temps que le dernier numéro des Lettres
françaises, Eluard publie un numéro spécial : « Sur les ruines de
la morale : Oradour-sur-Glane ». Il s’agit d’un témoignage
bouleversant, transmis par Georges Duhamel, d’un ingénieur des chemins de fer
qui s’était déplacé pour voir sa famille réfugiée :
« Le spectacle était horrifiant. Au milieu d’un
amas de décombres, on voyait émerger des ossements humains calcinés, surtout
des os de bassins (…) j’ai trouvé le corps calciné d’un enfant, dont il ne
restait plus que le tronc et les cuisses. Le tête et les jambes avaient
disparu. Je vis plusieurs charniers…
Au cours de mes déplacements dans le bourg, j’avais pu
constater que les trois cadavres aperçus le matin au petit jour avaient disparu
et que les deux maisons épargnées avaient été incendiées, très certainement par
la patrouille que nous avions rencontrée le matin ».
Les Poètes crient leur révolte. Dans le n° 19 des Lettres
françaises, ultime numéro de la revue clandestine, Jean Tardieu
s’indigne :
Oradour n'a plus
de femmes
Oradour n'a plus
un homme
Oradour n'a plus de feuilles
Oradour n'a plus
de pierres
Oradour n'a plus
d'église
Oradour n'a plus
d'enfants
(…)
Oradour n'est plus
qu'un cri
Et c'est bien la
pire offense
A u village qui
vivait
Et c'est bien la
pire honte
Que de n'être plus
qu'un cri,
Nom de la haine
des hommes
Nom de la honte
des hommes
Le nom de notre
vengeance
Qu'à travers
toutes nos terres
On écoute en
frissonnant.
Qui hurle pour
tous les temps.
Vercors lui-même publie en 1944
dans L’Eternelle Revue le poème Oradour qui transforme les
sourires innocents et plein de fraîcheur des habitants en rictus « Tordus
Effaçés Rompus » par l’ennemi :
Il
a suffi d'un sourire
sur
un visage de chair
un
sourire un seul sourire
un
gai sourire de chair
de
ceux que le cœur attend
de
ceux que le cœur entend
un
sourire qui prétend
que
tous les hommes sont frères
Il
adressait ce sourire
à
des enfants à leurs mères
et c'était leur bourreau.
En 1953, en France, 21 membres de cette compagnie, des
« malgré nous » alsaciens, seront jugés et amnistiés. En Allemagne,
le Général Lammerding, commandant de la division, quoique condamné à mort par
contumace, ne sera pas inquiété et mourra dans son lit en 1971.
2) Une
évocation
pathétique
Juste avant que les Allemands
n’arrivent, Luc descend au village qui vaque à ses occupations ordinaires en
cette journée paisible et insouciante « bercé[e] par le jeu des
enfants, le ronronnement des hommes qui s’attardaient, le vol des abeilles dans
les capucines ».Après une sieste bienheureuse, Luc contemple le
paysage décrit à petites touches poétiques et artistiques. La gamme des
couleurs mélangées « s’unissaient adorablement, et l’on pensait à
Boudin, à Lepic, au Corot des années d’Italie ».
L’arrivée inquiétante des « cent
machines lointaines d’une colonne en marche » dans la splendeur de ce
paysage et dans ce village tranquille offre alors un contraste saisissant. Le
bruit, « assourdi » d’abord, des « motocyclistes »
venant de « trois routes à la fois » pour encercler le bourg
augure d’un mauvais présage. Luc voit arriver « deux
motocyclistes » supplémentaires, puis une « torpédo
militaire », puis une « voiture splendide » qui
renferme l’officier allemand, artiste-peintre.
Cette arrivée rappelle
étonnamment celle de Werner von Ebrennac dans l’incipit du Le Silence de la Mer. Cette agitation soudaine,
qui peint le mouvement et le bruit de la guerre, s’oppose au quasi-statisme du « village,
au fond de sa vallée, [qui] laissait monter vers le ciel ses fumées
paisibles ». Luc, ayant instantanément identifié le bruit
caractéristique grâce à « sa mémoire de fantassin » , se
heurte cependant à une incompréhension initiale :
« Pourquoi cerner ce
pays ? (…) Le maquis était bien plus haut, vers l’ouest, seul point que
les Allemands parussent éviter ».
Cette arrivée intempestive et
inattendue annonce ainsi un bouleversement imminent. D’ailleurs Luc ne tarde
pas à en être témoin. De sa cachette, il assiste au massacre des habitants
d’Oradour-sur-Glane. Il entend surtout des « cris grêles » des
villageois répondant aux « autres bruits moins distincts, ponctués de
coups de feu, de courtes rafales ». Au spectacle général de cette
tuerie succède devant ce spectateur impuissant une scène qui se centre sur trois
hommes, « miniatures disloquées », froidement assassinés après
avoir échappé à leur maison cernée par les flammes. Les yeux hallucinés de Luc
fixant ces scènes répétées aux « quatre coins du bourg » se
focalisent essentiellement sur les victimes, alors que l’ennemi est à peine
présent – sauf au détour du pronom indéfini « on » et des « petites
silhouettes en vert-de-gris ». Ces militaires s’effacent devant leurs
armes qui les déshumanisent.
Une fois la besogne terminée, le
sergent Rudolf fait son rapport au lieutenant resté à l’écart pour
peindre :
« C’en est fini de ce
village, hommes et choses ».
A leur départ, cette fois-ci
simplement en creux par une double ellipse narrative et temporelle, un silence
pesant plane sur ces ruines. Il n’a donc plus le même caractère paisible du
début de la nouvelle. Cette gradation rappelle encore celle du Silence de la Mer : le silence de la
résistance évolue progressivement et cède finalement au silence de mort le
lendemain du départ de Werner pour le front de l’Est.
Luc, assisté de l’instituteur à
l’œil crevé rescapé, constate le désastre : les « masses
infirmes », les corps « tordus et noirs » n’ont plus
de « visages humains ». Comme ces monceaux de cadavres
découverts lors de la libération des camps d’extermination, ils ne sont plus
que dépouilles anonymes et « tristes restes », alors que Luc
voit défiler dans sa mémoire des individus qu’il connaissait bien :
« Il eût voulu retrouver
les petits maréchaux-ferrants, son cher menuisier au sourire fin ; le
cantonnier goguenard ; le gentil peintre timide, qui lisait les livres
d’astronomie ; et le sonneur de cloches, fossoyeur et barbier, qui lui
apportait des poèmes à lire ».
Ces souvenirs émouvants sont
d’autant plus pathétiques que l’odeur « infecte, intenable » des
corps carbonisés ou « le bras [qui lui] rest[e] dans les mains »
au moment de transporter le corps de la malheureuse victime forment un tableau
édifiant.
L’écrivain ne s’attarde pas
pesamment sur la peinture de ce massacre horrible. Quelques scènes détaillées
et réalistes, comme le « morceau de la femme » avec sous elle
son bébé mort mais pas « entièrement brûlé », décrivent avec
éloquence la sauvagerie de cette division allemande. La barbarie réside bien
évidemment dans ce massacre gratuit ; mais l’horreur tient encore plus
dans l’écart entre ce dernier et la satisfaction esthétique de cet officier
allemand fier d’avoir « enrichi l’humanité d’une beauté nouvelle ».
L’ignominie éclate dans cet écart monstrueux. Elle se révèle avec encore plus
d’acuité à Luc à la fin du récit :
« Et puis il n’y eut plus
rien qu’un limon noir, les lueurs de l’incendie, et le silence. Les deux hommes
pleuraient, sur les marches de l’église, en attendant le jour ».
La force des idées provient là
encore de la concision et de la sobriété de la narration.
1)
Le Déshonneur des Poètes de Benjamin Péret
Le point de vue d’un Surréaliste sur la Poésie engagée
En réponse au quatrième volume
collectif des Editions de Minuit intitulé L’Honneur
des Poètes et dirigé par Eluard, Benjamin Péret, réfugié au Mexique depuis
1941, publie en 1945 son Déshonneur des Poètes. Ce pamphlet se veut une
réflexion sur la poésie engagée ; il en pose les enjeux moraux et
politiques : la poésie peut-elle encore être libre et indépendante en
temps de guerre ? et le poète doit-il engager son art dans la lutte contre
l’ennemi ?
Les Surréalistes, fidèles à leur
principe, refusent la littérature de circonstances. Ainsi André Breton insiste
sur la forme rétrograde d’une telle poésie qui réemploie une prosodie
néoclassique traditionnelle. De même, Benjamin Péret rabaisse ces poèmes au
niveau de « publicité pharmaceutique », en particulier ceux de
Loys Masson, de Pierre Emmanuel, d’Aragon et d’Eluard. Révoltés par la
boucherie de la guerre 14-18, les Surréalistes ont toujours condamné la
littérature nationaliste, mais aussi l’apologie de la religion. Vingt ans plus
tard, Péret est fidèle à cette position et craint que cette poésie de
propagande ne se limite dangereusement aux « cantiques
civiques » . En effet, pour lui, la guerre est le triomphe de la
réaction et de la religion : on ne jure plus que par Dieu, la patrie et le
chef. Cette littérature de propagande est pernicieuse, parce qu’elle a poussé
ainsi la jeunesse au front.
Du poème d’Eluard intitulé Liberté ,
Péret critique le sens vague du mot : la liberté d’opprimer socialement ou
d’imposer une religion obscurantiste n’est pas la vraie liberté. Cette
liberté-là dissimule en fait d’autres chaînes :
« La liberté est comme
« un appel d’air », disait André Breton, et, pour remplir son rôle,
cet appel d’air doit d’abord emporter tous les miasmes qui infestent cette
brochure ».
De l’engagement à la propagande,
il n’y a qu’un pas. En cela, Péret condamne plus particulièrement Eluard et
surtout Aragon qui s’est fait le poète de la répression stalinienne contre les
anciens Bolcheviks. En effet, en 1930, il se rendit à Karkhov au IIe Congrès
International des Ecrivains Révolutionnaires. Il en revint converti au « communisme »
tel que Staline l’imposait alors et le célébra dans un poème de propagande
intitulé Front rouge. Au contraire, les Surréalistes dénoncèrent les
procès staliniens de 1936-1938. Les rapports se tendirent donc entre le groupe
et Aragon, lequel préféra rompre avec ces anciens compagnons de littérature.
Après la seconde guerre mondiale, Aragon se fera le défenseur du
« Réalisme socialiste » imposé par Jdanov qui est la théorisation
d’un art et d’une littérature académiques, soumis aux ordres du Parti et glorifiant
le « Petit Père des peuples ».
Le Surréalisme au service de la
Révolution
Il ne faut cependant pas penser
que Péret est un poète dans sa tour d’ivoire. Lui-même n’a jamais cessé d’être
un militant politique, comme lors de la guerre d’Espagne. Dans ce pays, il a
connu la terreur que les staliniens espagnols ou russes ont organisé contre les
autres courants ouvriers. Sa position correspond à la rédaction en 1938 de la
Fédération Internationale pour un Art Révolutionnaire Indépendant créé à la suite
de la rencontre au Mexique entre André Breton et Trotsky :
« Nous estimons que la
tâche suprême de l’art à notre époque est de participer consciemment et
activement à la préparation de la révolution. Cependant, l’artiste ne peut
servir la lutte émancipatrice que s’il est pénétré subjectivement de son
contenu social et individuel, que s’il en a fait passer le sens et le drame
dans ses nerfs et que s’il cherche librement à donner une incarnation
artistique à son monde intérieur ».
2) Le
cas de conscience de Luc
Le récit Les Mots se veut une réponse au pamphlet de Péret.
Vercors met en scène un poète pour tenter de comprendre comment un artiste peut
être dégagé par temps de massacre et d’occupation. Ainsi Luc se place au dessus
de la mêlée pour « sauvegarder le plus précieux ». Il a certes
des avis tranchés sur des questions sociales et politiques, mais il ne met pas
son art au service de ces questions-là, même s’il a parfois ressenti la
difficulté de se maintenir à ce précepte :
« Cela ne veut pas dire qu’il
n’y eût souvent une offensive d’idées tracassantes. Quelquefois la frontière
était assez difficile à délimiter entre les deux domaines. Le langage déborde
largement sur les affaires humaines, et réciproquement. Faire semblant de
l’ignorer serait pure absurdité. De sorte qu’on se trouvait mainte fois en
danger de s’engager imprudemment. S’engager veut dire ici : écrire ».
Son non-engagement est donc volontaire et pensé ; ce
n’est pas simple indifférence face au monde qui l’entoure. D’ailleurs, s’il refuse
de prêter sa plume à la Résistance intellectuelle, il n’hésite pas à aider un
parachutiste à se cacher et à s’évader : « Mais il leur refusait
l’entrée de son domaine spirituel ».
Cette attitude ne va pas sans
interrogation douloureuse. Dès l’incipit, Luc
essaie d’avoir une lucidité intellectuelle face à ses choix : « Suis-je
sincère ? ». Ses scrupules suggèrent qu’il s’inspecte sans cesse
pour faire la lumière et pour être honnête avec lui-même. En même temps il sait
pertinemment que répondre une seule fois non à cette question, c’est remettre
en cause son existence entière. Cette question se pose bien évidemment avec
plus d’acuité en temps d’oppression, puisqu’elle pose le problème de la
responsabilité de l’écrivain :
« Pendant l’entre-deux-guerres, donc, la difficulté
n’était pas énorme (..) Cela n’allait pas loin, jamais en tout cas jusqu’à
intervenir dans le jeu authentique de la pensée pure ».
Vercors écrit ce récit en 1946.
Or, souvenons-nous de la polémique dès la Libération à ce sujet : Vercors
sera celui qui plaide pour la responsabilité pleine de l’artiste dans une
société policière, alors que l’industriel n’est « coupable que pour sa
personne » :
« Quand […] les lecteurs
ne peuvent se faire librement une opinion sur des allégations contradictoires,
quand un écrit protégé par les armes ne peut être ni réfuté ni combattu, les
conséquences en deviennent imputables à l’auteur ».
Jusqu’au massacre de son village,
Luc réussit donc à se dégager des événements, quoi qu’il ne soit installé dans
le Limousin pour ne pas être confronté
aux occupants nazis à Paris. Il
s’adonne à son activité dans une grande « pureté intellectuelle ».
L’inspiration lui vient d’une « sorte
d’illumination intérieure » par « quelque chose en vous, ou
quelque chose de vous ».
Le jour même du massacre, Luc a
la « tête légère et vive » et laisse venir à lui les mots qui
n’ont aucun rapport avec l’actualité :
« Fureur futile,
effeuillé fuseau frémissant »
(…)
Rideuse rieuse, souriante
révolte assouvie »
Ce jeu sur les mots et leurs
sonorités contrastent singulièrement avec ce qui va se produire. Luc se
rapproche étonnamment des recherches de Michel Leiris sur le langage : on
peut aisément remarquer sa volonté d’approcher l’autobiographie par son aspect
poétique dans L’Age d’homme ; et, par la suite, cet aspect
deviendra dominant afin de trouver La Règle du Jeu :
« Biffures, « Fourbis », « Fibrille », « Frêle
bruit » proposent des alliances sémantiques et phonétiques de mots à
l’image des vers de Luc.
Après avoir assisté au massacre
d’Oradour-sur-Glane, Luc est envahi par les mots de la révolte, de la rage et
du désespoir malgré sa volonté consciente d’y échapper. Cela se fait d’abord à
son insu, puis comme une chose en lui. Les mots se bousculent dans sa tête au
moment où il ramasse les corps carbonisés ; ils s’imposent, l’envahissent,
l’omnubilent :
« Il répétait au rythme
de sa course, comme il eût accumulé des pierres pour une digue :
« Taillant- dans la chair- des anges…taillant dans la chair- des
anges…taillant… ».
Luc n’essaie même plus de lutter
contre ces mots qui rejettent au loin tous ses principes. Ces bouts de
phrases jouent sur les allitérations et
les assonances auxquels il est habitué, mais leur coloration est de tout autre
nature : ils ont une emprise directe sur cette réalité horrible à laquelle
il est confronté.
Cette transformation presque
venant hors de lui est une réponse à Benjamin Péret, loin des événements qui se
déroulent en France. Dans la collection des « Belles oubliées », Rita
Barisse souligne cette idée : « Et il se dit qu’à des milliers de
kilomètres les cris ne parvenaient peut-être pas à se faire entendre ».
A Gilles Plazy, Vercors
avance aussi l’argument de la « simple
question de l’éloignement et de proximité. Péret était en Amérique, Eluard et
nous étions là ». On peut remarquer que Vercors ne retient alors qu’un
aspect du pamphlet et qu’il ne revient pas sur l’exigence d’un art indépendant.
Quoi qu’il en soit, il est difficile de trancher. Avec le recul historique, ces
deux positions paraissent aujourd’hui également respectables et défendables.
Ce récit sera glissé en
1948 dans le recueil de nouvelles Les Yeux et la Lumière. Chaque
personnage de ces récits est confronté à un dilemme. Vercors s’en confie à
Gilles Plazy :
« [Ils] se trouvent
confrontés entre leur instinct vital et l’antithèse, mortelle peut-être, de
leur instinct ; et néanmoins, à l’instant crucial, poussés par une force
plus grande que leur raison et leur volonté, ils ne peuvent agir qu’en vertu
d’une contrainte intérieure qui échappe à leur entendement ».
Pourtant, Luc avait martelé toute
sa vie : « ne mêlons
pas l’art et la guerre »… adage de l’officier allemand qui
commande la division qui massacre le village d’Oradour-sur-Glane !
III L’OFFICIER ALLEMAND, UN
HOMME ?
1) Un
monstre ?
Celui qui a dirigé cet horrible
massacre d’Oradour-sur-Glane n’est pas dépeint par Vercors comme une brute
sanguinaire, mais comme un esthète sensible, cultivé, « jeune, grand,
souriant, très peu raide », assez proche en cela de Werner von Ebrennac
( pour en savoir davantage, allez à la page consacrée au Silence de la Mer) ; et même d’une certaine
manière de Jean Bruller par son goût pour l’art.
Il est trop facile de dépeindre
Hitler, Himmler, Goebbels et ceux qui leur ont obéi comme des malades mentaux
qu’ainsi on dédouane de leurs responsabilités. Goebbels était docteur en
philosophie et même Ernst Jünger, doté d’une haute culture, francophile
fréquentant Braque et Picasso et hostile aux nazis, reste dans le commandement
militaire à Paris.
Cet officier n’est
vraisemblablement pas un nazi fanatique : il fait son « devoir que
nous n’aimons pas ». En d’autres termes, il obéit aux ordres. Cet
aspect pose un problème lancinant dans les réflexions de Vercors : que
doit faire un Allemand, surtout comme dans Les Mots à la fin du
conflit ? doit-il résister au régime nazi ou lui obéir jusqu’au
bout ?
L’officier a choisi la deuxième
solution et, tel Ponce Pilate, il ferme les yeux sur les ordres qu’il donne. Il
délègue la « sale besogne » à ses soldats en se
dédouanant :
« Les hommes sont
contents ? (…) il faut les soutenir. La troupe s’ennuyait, l’ennui est le
pire ennemi d’une troupe qui va se battre ».
Lui se réfugie dans l’Art qui lui
sert à ses propres yeux d’alibi :
« L’officier allemand
croit qu’avec l’art il se lave l’âme des horreurs de la guerre » (A
dire vrai).
L’Art a donc une double face
paradoxale : loin d’être la force suprême de l’indépendance de l’homme, il
lui sert « d’alibi pour compenser les horreurs commises par notre
espèce » (A dire vrai), alibi que Renaud Houlade dénonce dans L’Impuissance et aveuglement pour Werner von
Ebrennac qui, lors de son voyage à Paris, aura les yeux dessillés sur les
intentions de son pays.
Ce qui rend encore plus terrible
ce massacre, c’est justement le parallémisme des scènes d’horreur et de
l’officier en train de créer avec émotion et joie. Alors qu’il s’arrête en ce
lieu pour anéantir ce village, il s’extasie sur le paysage. Son œil exercé
décèle la beauté du paysage harmonieux par ses couleurs :
« Regardez, avec ce mur
là-bas d’un rose comme de l’or pâle. La lourde terre brune, devant. Et,
derrière, toute cette verdure aux tons passés ».
Luc reconnaît sans peine le
peintre talentueux qu’est cet officier. Concentré sur sa toile, il
n’entend pas – ou fait semblant de ne pas entendre
- les
premiers coups de feu. Son attitude est hautement symbolique de son refus
d’être impliqué dans cette réalité sordide :
« L’officier n’avait même pas bougé. Il tournait le
dos à l’événement et préparait sa palette, avec une sorte de vivacité contenue
(…) Le visage du peintre était crispé un peu, agité de tics infimes, où
transparaissait l’effort contenu d’une grande tension intérieure ».
Imperturbable, absorbé à
l’extrême, il contemple son œuvre, la rectifie pour la parfaire et même ne peut
« retenir un menu cri de joie » alors
que des hommes et des femmes, à quelques mètres de là, brûlent. Cet esthète
délicat avec son art s’exclame bruyamment et « avec une conviction
fervente » en regardant son tableau qui
le « remue jusqu’à la moelle des os », parce qu’il a atteint « une beauté secrète, fuyante,
mystérieuse » quand sa compagnie revient.
Il a « bien mérité des hommes
aujourd’hui », car il a
« enrichi l’humanité d’une beauté nouvelle » grâce à une main experte d’un point de vue artistique…tout en ayant sur
ses mains le sang des victimes d’Oradour. L’abomination tient dans cet écart
innommable.
L’avoir décrit comme un
être sensible, c’est poser la question de la limite entre l’homme et la Bête.
2) Luc,
un double de l’officier allemand ?
Luc suit cette belle
création de sa cachette. De la fascination pour ce peintre, il passe à la
terreur et à l’horreur quand il comprend les intentions de cette division
allemande.
Horreur double :
horreur pour cet Allemand concentré sur sa peinture au point d’évacuer le réel
et horreur douloureuse pour lui-même qui a, comme l’officier, éviter de mêler
l’art et la guerre. Luc sent d’emblée une parenté entre eux :
« Et pourtant, dans le travail du peintre, il
devinait une parenté secrète avec le sien. La nature, sa magnificence, ne
semblait pas, ici non plus, être un modèle, mais bien plutôt un excitant. Les
tons sur la palette naissaient, on le sentait, selon une impulsion irraisonnée,
où le hasard jouait son rôle ».
Désorienté, il se voit « près
de l’officier, admirant sa toile, discutant, communiant avec lui sur le plan de
l’art ». Luc prend conscience avec
terreur que son attitude est identique à celle de l’officier, que l’art lui
sert peut-être d’alibi à lui aussi.
Néanmoins, deux
différences capitales émergent : lui n’a jamais ordonné de massacres, en
tout cas il n’y a jamais été confronté (parce que le lecteur pourrait alors se
demander si ce poète aurait eu la même attitude que cet officier). Par ailleurs, ayant assisté à cette réalité
qu’il s’ingéniait à fuir en ce qui concernait son art, il en vient à une
littérature de combat qui trahit ses pensées anciennes. L’officier se réfugie
dans son art et reste soumis aux ordres qu’il conçoit avec une sorte de
fatalité inéluctable contre laquelle il ne peut lutter :
« Ah, j’ai horreur de ces choses (…) [mais] les
ordres sont précis (…) [même s’ il trouve que] tout cela est sordide ».
Luc, lui, reconsidère
vingt ans de sa vie en quelques instants. Cette fois-ci, il ne peut répondre à
sa question initiale « Suis-je sincère ? » que par la négative tout en sachant que cette prise
de conscience le « jette lui-même par dessus bord, tout
entier », car « si une seule
fois il avait dû se répondre « non », c’est vingt années de sa
personne qui se fussent trouvées d ’un coup en danger d’être
effacées ».
Mais c’est la condition
nécessaire pour être pleinement homme, dans la mesure où il lutte contre le
Destin.
L’officier et sa troupe
ne luttent pas contre le fatum, « Ce faisant ils sont traîtres et
renégats à leur qualité d’hommes, ce sont des valets » ( La Sédition humaine). Ils rejoignent ainsi
Werner von Ebrennac qui se soumet et ne choisit pas la lutte contre les nazis.
Or, dans la version théâtrale du Silence de la Mer,
Vercors avait ajouté une citation d’Anatole France que l’on pourrait reprendre
pour l’officier des Mots :
« Il est beau, pour un soldat, de
désobéir à des ordres criminels ».
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