Vercors
et Diderot
Préambule:
Vercors se référa-t-il explicitement à Diderot?
Pensées
sur l'interprétation de la nature
(1753)
De
l'homme
"Animal"
et "Espèce humaine"
Réfutation de Helvétius
Supplément
au voyage de Bougainville...
et de Diderot
L'homme
moral
I
Préambule:
Vercors se référa-t-il explicitement à Diderot?
Dans
ses essais publics, dans sa correspondance
restée privée, dans ses fictions même, Vercors
ne fit aucune allusion spécifique à Diderot,
comme si la pensée de ce philosophe des
Lumières était étrangère à la sienne. C'est
dans la thèse de Radivoye Konstantinovic
- Vercors écrivain et dessinateur (1969)
- que Vercors, dans ses commentaires infra-paginaux
autorisés par le doctorant, rectifia une
interprétation. Konstantinovic en effet
s'appuya sur l'article " Le problème
des limites de l'humain chez Diderot
et Vercors" (1954) de Roland Mortier
pour souligner en quelques phrases
la parenté entre les réflexions diderotienne
et vercorienne. Vercors démentit cette affiliation
en "avou[ant] à [sa] honte
son peu de familiarité avec les oeuvres
de Diderot, comme des Encyclopédistes en
général, Voltaire mis à part".
Comment
dès lors peut-on faire des rapprochements
entre les deux écrivains, en particulier
dans leur explication de la nature? Parce
que Vercors était imprégné de la culture
des Lumières. Cet homme de la société française
du XXe siècle hérita de leurs idéaux, de
leurs recherches philosophico-scientifiques,
dans le sillage principal de son père.
Leurs pensées, dont celle, spécifique, de
Diderot, se diffusèrent dans les siècles ultérieurs,
circulèrent dans le cercle de la gauche radicale
que côtoya Louis Bruller acquis fermement
aux principes du XVIIIe siècle. J'avancerai
un autre argument: une grande partie de
la pensée de Diderot s'alignait sur celle
de Spinoza. Or, je l'ai déjà dit à
plusieurs reprises sur ce site, Vercors
fut sensible à ce dernier philosophe au
point de citer souvent son Ethique.
D'une influence l'autre, Vercors intégra
des pans de la pensée du co-responsable
de l'Encyclopédie, probablement par
ce biais connexe, sans avoir lu les
oeuvres de Diderot, donc sans faire de liens
conscients.
Cette
remarque de Konstantinovic poussa-t-elle
Vercors à entreprendre une approche de Diderot?
Toujours est-il qu'en 1989, au journaliste
Gilles Plazy dans A
Dire vrai,
il se mit à le citer explicitement:
"Avec
ma trilogie Sur ce Rivage... je peindrai
l'ambiguïté de trois personnages dont Diderot
eût dit: "Sont-ils bons, sont-ils méchants",
tantôt "plus" tantôt "moins"
hommes selon les circonstances".
Vercors
reprit visiblement le titre de la pièce
de théâtre de Diderot, Est-il bon, est-il
méchant? (version
intégrale),
écrite entre 1776 et 1784. Il s'agit de
se demander dans la suite de cette page
si la vision de l'homme de Vercors et de
Diderot est proche au point de mentionner
le titre de cette comédie tardive ou bien
si cette allusion fut uniquement convoquée
pour illustrer simplement son concept de
"plus
ou moins homme" sans référence
à leur univers conceptuel, commun (totalement
ou partiellement?) ou opposé.
Prenons
deux directions essentielles afin de saisir
les liens que l'on peut établir entre les
deux penseurs:
-
leur conception de la nature, (autrement
dit: de l'univers), dans sa déclinaison
minimale (les atomes), dans ses composants
primordiaux, dans ses relations entre les
éléments, jusque dans sa complexification
et dans l'émergence du vivant.
-
leur conception de l'homme: son organisation
corporelle et mentale, les liens entre l'inné
et l'acquis, entre la nature et la culture,
la fable primitiviste.
Pour mieux connaître Diderot, allez
lire le site très riche qui lui est consacré, Recherches
sur Diderot et sur l'Encyclopédie.
Ecoutez sur France culture les 4
émissions des "Chemins
de la connaissance" qui lui sont dédiées.
Les manifestations d'hommage pour fêter le tricentenaire
de sa naissance culminent avec l'ouverture de La
Maison des Lumières - musée Denis Diderot
et parcourez ce dépliant
(en pdf) sur Diderot à Langres, sa ville natale.
II
Pensées sur l'interprétation
de la nature (1753)
Je
ne développerai pas cette partie sur mon
site. Dans la logique de ma thèse, c'est
cet axe que j'avais étudié sous le
titre "Une parenté patente avec la
pensée de Diderot" dans la partie consacrée
à Vercors comme matérialiste au second degré.
J'ajoute quelques informations
succinctes: dans sa thèse philosophique
générale, Diderot soutint que la sensibilité
est une propriété universelle de la matière.
Il reprit cette thèse à Bordeu (entre
autres influences que vous pouvez lire ici).
Dans l'Encyclopédie, l’article "Sensibilité,
sentiment" de Henri Fouquet la développe.
La sensibilité
universelle de la matière est la source
de tous les phénomènes de mouvement, autre
concept-clé de sa théorie, avec celui d'hétérogénéité.
L'aspect dynamique se retrouve dans le concept
d'"énergie-matière" de
Vercors.
Cette notion de sensibilité
rompt avec le modèle mécaniste en introduisant
l'élan vitaliste dont le système vercorien
n'est pas exempt.
Diderot perçut la matière
et la chaîne du vivant dans leur continuité
comme un grand tout, dans ses parties et
dans son ensemble, que Vercors reprit à
son compte avec l'expression récurrente
d'un "Tout se tient organique".
Diderot prit ce modèle fécond (dont il parle
dans Le Rêve de D'Alembert avec la
métaphore de l'essaim d'abeilles) à Maupertuis.
Il abandonna néanmoins le Tout métaphysique
de Maupertuis quand Vercors s'en rapprocha
indéniablement.
Sur le site "Recherches sur Diderot
et sur l'Encyclopédie", lisez une introduction
générale sur Diderot
philosophe et sur L'Encyclopédie.
Un de leur numéro très important est le
n°
34, dans lequel les articles
portent sur Bordeu, Maupertuis, sur les
thématiques du Rêve de D'Alembert et
des Eléments de physiologie.
Conséquence de cette philosophie:
Des Pensées philosophiques (1746)
à la Lettre sur les aveugles (1749),
Diderot passa définitivement du déisme à
l'athéisme. Vercors, quant à lui, fut un
agnostique. Pourtant il ne put s'empêcher
de prêter à la nature des caractéristiques
divines (j'en parlerai dans un autre article).
III
De
l'homme
1)
"Animal", "Espèce humaine"
Dans
l'article "Animal"
(pdf) de l'Encyclopédie, Diderot émit
plusieurs propositions hérétiques par rapport
à la doxa officielle. Contre Descartes
et sa théorie de l'animal-machine, contre la religion chrétienne
et sa séparation radicale de l'homme et de
l'animal, il
soutint que l'animal est doué de sensibilité
comme toute la chaîne du vivant, que l'homme ne diffère pas en nature
de l'animal. Et dans
Le Rêve de D'Alembert, sous la forme
d'une proposition imaginaire hautement
subversive pour l'époque, il
avança l'idée d'un transformisme progressif
des êtres.
Sur
ces points, Vercors fut un héritier de ce
siècle dont de nombreuses idées furent peu
à peu entérinées jusqu'à nos jours: l'homme
est un animal parmi d'autres dans l'arbre
des espèces. La continuité entre l'homme
et l'animal est manifeste, la variation
est de degré, non de nature. Dans
Les
Animaux dénaturés
(1952), Vercors le dit ainsi:
"En
comparant l'intelligence de l'homme et de
la bête, reprit Sir Arthur, le Professeur
Rampole nous a en somme moins parlé de quantité
que de qualité. Il a même précisé qu'il
en va toujours ainsi dans la nature: une
petite différence de quantité peut provoquer
une mutation brusque, un changement total
de qualité".
D'après Diderot, ce degré
tient dans l'organisation physiologique:
l'animal, doué d'une raison limitée, enfermé
dans son milieu, utilise un seul sens, pendant
que l'homme peut combiner tous ses sens
plus harmonieusement. L'homme, pourvu d'une
organisation plus souple, peut alors
sortir de son milieu, et se perfectionner.
D'après Vercors, le degré de variation entre
l'homme et l'animal tient dans l'interrogation
(Voir ma page La
Sédition humaine)
qui s'explique, comme dans le cas diderotien,
par une organisation physiologique particulière:
au cours de l'évolution, le milieu naturel
a déclenché une réaction neurobiologique,
vectrice d'une possibilité de réflexion
exponentielle. Ce phénomène physico-chimique
latent, poursuivait Vercors, est propre
à l'hominien. Les autres animaux en seraient
dépourvus, ce qui explique cette divergence
de degré. Aussi la rupture climatique, dont
le déclenchement favorisa la rupture cérébrale,
est-elle perçue comme un saut, quoi que Vercors
alléguât auprès de ses détracteurs. Là réside
une différence essentielle avec Diderot
pour lequel la continuité homme-animal ne
contient aucun saut.
Les
deux penseurs se rejoignent sur un autre
point fondamental. Dans l'article "Espèce
humaine" de l'Encyclopédie, Diderot
écrit:
"Tout
concourt donc à prouver que le genre humain
n'est pas composé d'espèces essentiellement
différentes".
Diderot se référa
fréquemment à l'Histoire naturelle, générale
et particulière (1749) de Buffon (à
lire
ici), notamment dans cet article.
Il affirma fermement l'unité fodamentale
du genre humain, ce qui l'amena par exemple
à dénoncer vigoureusement l'esclavage des
Noirs dans Histoire des Deux Indes
co-écrit avec l'abbé Raynal et à œuvrer
pour l'égalité entre les hommes. C'est tout
l'enjeu primordial de la philosophie de
Vercors que de fustiger l'idéologie inégalitaire
des races (Voir notamment cette
page de mon site). Il s'opposa
vigoureusement aux arguments zoologiques
pseudo-scientifiques qui justifiaient les
thèses racistes.
La thèse de l'unité entre
les êtres malgré la diversité du vivant
reçut l'hypothèse d'un être princeps
dans Pensées sur l'interprétation de la nature
(1753). Ce postulat de l'existence d'un
prototype de tous les autres permit à Diderot
d'unifier les différences entre les hommes,
différences qui ne sont donc pas fondées
sur des distinctions de nature. Il permit
tout autant d'expliquer les formes hybrides.
Les échelles de degrés et de nuances au
sein du vivant ne rompent pas la continuité,
ce qui rend difficile voire impossible l'établissement
d'une limite entre l'animalité et l'humanité.
Vercors, quant à lui, recourut dans sa littérature
aux êtres hybrides - la femme-renarde
Sylva et les tropis des Animaux
dénaturés.
Il reconnut lui aussi les nuances rendant
la frontière difficile à tracer. Lui néanmoins
la traça par son concept d'interrogation
propre à l'homme.
Les
expérimentations totalement fictionnelles
des chèvres pieds dans Le Rêve de D'Alembert
et des tropis des Animaux
dénaturés
soulignent ces questionnements fascinants
des limites. Les chèvres-pieds, croisement
onirique de deux espèces dans le discours,
sont prolongés par les tropis fictifs comme
possible dernier ancêtre commun entre l'homme
et le singe. Vercors réalisa dans son récit
l'hybridation que Rousseau suggérait de
manière elliptique dans son Discours
sur l'origine et les fondements des inégalités
parmi les hommes (1755):
"[...]
il y aurait pourtant un moyen par lequel,
si l'orang-outan ou d'autres étaient de
l'espèce humaine, les observateurs les plus
grossiers pourraient s'en assurer et même
avec démonstration; mais outre qu'une seule
génération ne suffirait pas pour cette expérience,
elle doit passer pour impraticable [...]".
De manière fictionnelle,
Vercors rendit le critère d'interfécondité
viable pour le croisement homme-tropi puisque naissent des tropios dont
le père est l'humain Douglas Templemore
et les mères six femelles tropis. L'un des
tropios est tué, les autres sont définitivement
occultés dans le récit. Chaque lecteur pourra
imaginer un futur fictif pour cette
espèce intermédiaire nouvelle, Vercors refusant
la science-fiction, c'est-à-dire refusant
de dépasser la science de son époque en
mettant davantage en scène ces êtres hybrides
s'acheminant vers l'âge adulte.
Dans Questions
sur la vie à messieurs les biologistes,
Vercors spécula lui-même une sorte de premier
prototype: un archétype de l'homme pourvu
de son psychisme dans la nébuleuse primitive.
Seulement, contrairement
à Diderot, ce n'est pas un prototype monogénétique
de tous les êtres. Celui de Vercors est
spécifique à l'homme, et il en imagine un
autre spécifique aux animaux qu'il déclina
sous la forme d'une pré-mésange déjà programmée
de son instinct. Vercors sépara donc l'homme et l'animal
ab origine, quand Diderot s'y refusa.
Je ne développerai pas l'aspect
téléonomique et métaphysique de cette spéculation. Je rapprocherai,
sans plus d'explications pour le moment,
cette thèse de celle du philosophe Hans
Jonas. Et, comme on évoque le XVIIIe siècle,
j'insisterai sur le rapprochement possible
du postulat vercorien avec celui de Maupertuis,
que Diderot ne suivit pas sur ce point précis.
En 1751, Maupertuis publia sous pseudonyme
Système de la nature, ouvrage dans
le prolongement de la Vénus physique
(1745). Il soutint l'idée
d'un transformisme général du vivant (que
Buffon combattra dans le tome IV de son
Histoire naturelle) que Diderot reprit
par la suite. Parallèlement à cette thèse
scientifique, il s'égara dans des suppositions
métaphysiques que Diderot écarta. Il avança en
effet l'existence
d'un psychisme élémentaire dans les éléments
premiers de la matière. Cela semble ressembler à
l'hypothèse de Vercors pré-citée.
Pour une approche plus précise de la pensée
de Maupertuis, allez lire l'article "Maupertuis
et la biologie" de Paul
Ostoya.
2)
Réfutation d'Helvétius
En 1773, Diderot lut
De l'Homme d'Helvétius (1715-1771),
paru de manière posthume. Il l'annota et en
proposa une Réfutation. Quand Helvétius
analysait l'éducation comme le facteur explicatif
exclusif de la singularité de chaque individu,
Diderot y ajouta en premier lieu les différences
d'organisation physiologique comme cause
de divergences entre les êtres. Le déterminisme
social d'Helvétius pour expliquer le processus
d'individuation paraissait à Diderot trop
réducteur. A une cause unique, Diderot préférait
le mélange de plusieurs causes.
Pour de plus amples renseignements, allez
lire l'article de Jean Rostand, "La
conception de l'homme selon Helvétius et
selon Diderot".
Comme
le rappelle à escient Jean Rostand à la fin
de son article, les découvertes en sciences
et en sciences sociales entérinent la pensée
de Diderot, davantage que celle d'Helvétius.
Vercors s'appesantit bien davantage sur
le principe d' universalité que sur celui
d'individualité. Il ne formula pas de théorie
synthétique pour le second. Pour autant,
ça et là émergent des arguments sur le sujet
qui le rapprochent de Diderot.
Avant
toute action de l'éducation, les inégalités
naturelles dues aux différences d'organisation
physiologique sont inévitables. Vercors
le signifia ponctuellement dans une lettre
privée et dans la présentation de son roman
Comme
un frère.
En 1965, Jean Rondot demanda à Vercors de
commenter son livre Trois erreurs de
notre temps. Vercors lui écrivit alors
son désaccord:
"Vous supposez
que les sociétés démocratiques sont basées,
dites-vous, sur une idée fausse : l’égalité
biologique et mentale entre les hommes.
Mais c’est un contresens. Personne ne croit
à une telle égalité. « Les hommes naissent
égaux en droits », dit la Déclaration,
et non pas : en fait. Cela signifie
que ce qui est égal chez tous les hommes,
c’est leur déplorable condition face à l’Univers.
Le contrat social consiste à remédier à
cette condition, et en premier lieu à pallier
aux inégalités de naissance. Au lieu
de cela, distribuer les droits en fonction
de ces inégalités, allouer toute la puissance
aux plus favorisés, et aux plus faibles
l’obéissance, ce serait rétablir une nouvelle
féodalité".
Des différences de capacités
innées entre les hommes existent, elles
doivent être compensées par la société selon
les préceptes de la morale appuyée sur la
Déclaration des Droits de l'Homme et du
citoyen.
De même, Vercors concevait
dans l'individu des caractéristiques de nature
et d'éducation conduisant à divers types
de caractères. Dans Comme
un frère,
le personnage principal se scinde en deux
et connaît une évolution de vie bientôt
opposée en fonction des hasards des rencontres
et des événements.
"Mais que survienne alors un grave
événement, qui les confronte à ce que, de
naissance et d'éducation, leur personnalité
a de plus précieux en elle, d'irréductible,
et cette fois-ci l'un comme l'autre réagissent
pareillement - tel qu'en lui-même enfin
un unique Roger-Louis se révèle pour ce
qu'il est "vraiment"",
ajouta Vercors pour présenter son nouvel
ouvrage.
L'éducation
intervient comme facteur supplémentaire
pour modeler un individu, mais elle ne fait
et ne peut pas tout. L'humain peut être
modifié, mais dans des limites données pour
chaque homme. Le propos est le même chez
les deux penseurs.
3)
Supplément au voyage de Bougainville...et
de Diderot
Pour
Diderot, climat, nourriture et mœurs sont
des causes de la différenciation des peuples.
Sur la théorie des climats, il tomba d'accord
avec Montesquieu et son Esprit des lois
(1748), ainsi qu'avec Buffon et son Histoire
naturelle. Le rapport des hommes au
milieu naturel extérieur distingue les peuples
entre eux. Cette réflexion porta notamment
sur les peuples dits primitifs. Selon Diderot
et Vercors, ceux-ci constituent une étape
de l'histoire de l'humanité. La peinture
des sauvages relève chez ces deux penseurs
du naturalisme. Les Tahitiens du Supplément
au voyage de Bougainville (1772), les
tropis des Animaux
dénaturés
sont de bons sauvages dans l'enfance de
l'humanité. Les deux philosophes se servirent de cette fable
primitiviste pour dénoncer les sociétés
policées prêtes à assujettir l'autre: la
civilisation européenne s'accapare les terres
des Tahitiens et veut opprimer ces derniers,
la société industrielle représentée par
Vancruysen dans Les
Animaux dénaturés
espère exploiter les tropis. Cette vision
idyllique dans ce but satirique est mise
à distance de manière plus réaliste par
la mention d'autres peuplades aux mœurs
plus guerrières dans l'Encyclopédie comme
dans le conte philosophique de Vercors avec
les Papous hostiles aux tropis au point
de s'adonner au cannibalisme sur leurs personnes.
Ce
tableau des Tahitiens et des tropis en bons
sauvages n'est pourtant pas assimilé
à celui de Rousseau dans son Discours
sur l'origine et les fondements de l'inégalité
parmi les hommes (1755). A choisir entre
la vie primitive et la vie des sociétés
profitant des progrès inhérents à la collecte
progressive des connaissances, Diderot et
Vercors tranchent en faveur de la seconde:
"Quoi
qu'en disent Jean-Jacques Rousseau et les
fanatiques ennemis du progrès de l'esprit
humain, il est difficile de lire l'histoire
des siècles barbares de quelque peuple que
ce soit, sans se féliciter d'être né dans
un siècle éclairé et chez une nation policée"(
Diderot, Histoire de la Russie, 1770).
Quant
à Vercors, il croyait que la quantité de
connaissances accumulées se transformerait
de façon qualitative en la "Connaissance"
parfaite et totale (propos métaphysique
s'il en est). Dans Les
Animaux dénaturés
comme dans sa traduction de Pourquoi
j'ai mangé mon père de Roy Lewis, il
accorda sa préférence aux tropis et aux
hominiens hardis prenant des risques pour
le progrès (Edouard et son père contre l'oncle
Vania, les tropis se mêlant aux scientifiques
contre ceux se laissant volontairement
enfermer dans un enclos).
Toutefois, dans ces récits
de l'aube de l'humanité, Diderot peignit
la sociabilité naturelle de l'homme contre
la fable de l'homme seul heureux de Rousseau
et contre le homo est homini lupus de
Hobbes. Vercors, à l'inverse, donna sa faveur
à l'auteur du Léviathan. En conséquence,
Diderot et Vercors ne purent concevoir l'homme
moral avec la même perspective.
4)
L'homme moral
Le philosophe des Lumières
décelait une continuité entre nature et
culture dans l'homme, contrairement à Vercors
dont la coupure nature-culture forme le
pivot conceptuel de son système. Diderot
traduisit l'oeuvre de Shaftesbury sur la
naturalité du sens moral tandis que Vercors
se référa à la morale anti-naturelle de
Kant.
Du postulat de Diderot
découle une continuité entre le corps et
l'esprit d'un point de vue physiologique
comme moral. Du postulat de Vercors découle
une continuité similaire pour l'aspect physiologique
jusqu'au point de la dénature d'ordre moral
(la rébellion contre la nature extérieure
et la nature de l'homme) qui mène à un dualisme
irrémédiable entre corps et esprit. Pour
Vercors, les pulsions corporelles sont mauvaises.
Diderot nuança grandement cette vision occidentale
et judéo-chrétienne: l'homme est par nature
un mixte d'affects négatifs et positifs,
pour lui-même et pour autrui. Dans Pensées
philosophiques (1746), Diderot fit un
véritable éloge des passions. D'après lui,
l'homme est dénaturé si les coutumes et
la société rompent la conformité des affects
qui le poussent au bien de l'espèce et de
l'individu. La modération des passions,
la continence chrétienne, l'anesthésie des
affects amoidrissent l'humain en l'homme.
Elles mènent à un processus de dénaturation,
néfaste pour le bien-être de l'individu,
donc pour celui de l'humanité. On comprend
dès lors sa satire de l'homme solitaire qu'il
décrivit comme
mélancolique et méchant (Rousseau s'y reconnut
et rompit tout commerce avec Diderot après
une longue amitié). Diderot brocarda la
morale sexuelle de son époque, par exemple
dans l'article "Chasteté" de l'Encyclopédie,
dans son roman La Religieuse et dans
Le Rêve de D'Alembert
dans lequel il relate son intérêt pour les
correspondances anatomiques entre hommes
et femmes et plaide pour l'épanouissement
sexuel. Il convient de lire Sur
les femmes,
plaidoyer féministe qui fustigea le renversement
traditionnel entre effets et cause.
L'éducation doit s'axer sur le critère
du bon dans une continuité du physique au
moral (à l'image de d'Holbach), dans un
programme d'équilibre des diverses passions.
Sa pensée politique prévoyait donc le bonheur
de l'homme hic et nunc pour l'incliner
au bon, un de ses attributs naturels, et
atténuer au maximum ses côtés violents.
Education
et instruction constituèrent un programme
ambitieux de sa pensée politique (école
pour tous dans une perspective laïque, progressivité
d'une instruction collective). La pensée
de Vercors recoupa parfaitement la sienne
sur ce point (Voir la fin de la page intitulée
Du
contrat social vercorien).
A
l'inverse, Vercors perçut la morale comme
le produit d'une civilisation rebelle
à une nature mauvaise ab origine.
Dans sa logique, la conscience rebelle est
morale, elle doit combattre les pulsions
instinctuelles, donc corporelles. Son dualisme
nature-culture se déclina en un dualisme
corps-esprit. Il s'avéra alors extrêmement
compliqué pour lui de réfléchir à tous les
sujets sereinement et avec nuances. Il confondit
ainsi sexualité et violence, concevant la
sexualité uniquement dans une corporéité
instinctuelle, donc mauvaise si l'on
se place dans l'optique vercorienne de la
morale. Pensons au dessin "Silence"
(avant le viol) dans son
album du même nom de 1938.
Le dessin a pour cadre la forêt, moins pour
montrer que la rencontre isolée de la femme
et de l'homme est propice à ce crime que
pour symboliser la nature animale en l'homme
jugée agressive. Vercors voyait l'animal
et l'homme originel comme une mécanique
sexuelle faisant régner la loi du plus fort.
Dans sa logique, sentiments et affects appartiennent
en propre à l'humain, donc être "plus
homme", c'est combiner dans la
vie amoureuse le corps sexué et le sentiment. Vercors
avait-il donc si peu confiance dans les
humains pour penser que, dans la grande
majorité des cas, la rencontre n'est
pas vécue comme une recherche affective
(quel que soit le degré et quelle que soit
l'évolution de la rencontre)? Sa littérature arrive à l'exact inverse de
la morale souhaitée par
ces stéréotypes culturels systématiques
de la femme sexuée forcément sans affection
et de la femme sentimentale forcément décorporée
d'un côté,
de l'autre par ces stéréotypes de ces hommes sexués
qui trouvent l'amour spirituel dans le mariage
avec la femme pure et la mécanique sexuelle
de la prostitution avec la femme impure (Voir
ma
page sur sa vision des femmes).
Cette dualité corps-esprit, cette dénature
telle qu'il l'envisage donnent comme conséquence
et effets un corps sexué déconnecté d' affects eux-mêmes
anesthésiés, ou bien des sentiments déconnectés
d'un corps que l'on s'efforce d'oublier.
Une culture qui rend "moins homme".
Pourquoi cet exact inverse? Probablement
parce qu'une morale contre l'homme
(lutter contre soi-même au prix de la souffrance,
répéta Vercors) pour parvenir à une Morale
pour l'Homme se révèle d'emblée aporétique
(je reviendrai sur cet aspect de la pensée
de Vercors).
Son
postulat de base qui dualise sans nuances
corps et esprit, animal et homme d'un point
de vue moral repose sur une erreur. Concluons
comme Jean Rostand dans son article
cité ci-dessus que l'éthologie donne raison
à Diderot contre Vercors, par cette mixité
entre nature et culture, une mixité qui
plus est non manichéenne: les sociétés animales
ne fonctionnent pas exclusivement sur la
loi du plus fort, les communautés de singes
connaissent une (forme de?) morale, distinguent
le juste et l'injuste, font preuve d'empathie,
de solidarité, etc. Que le degré soit
moindre, c'est évident. Il n'empêche que
morale et culture ont des origines naturelles.
Lisez les nombreux ouvrages de Pascal Picq
à ce sujet, Les Origines animales de
la culture de Dominique Lestel, ou bien
L'âge de l'empathie de Frans de Waal.
Imprégné
du rationalisme dualiste, Vercors quitta
l'argumentaire des Lumières, fit une
lecture erronée de Darwin, il resta rivé
au schème traditionnel dominant de
l'homme mauvais enkysté dans un péché originel,
à Descartes et son animal-machine inconscient.
Par ailleurs, il établit une antinomie entre passion (négative) et raison (positive).
J'aborderai ultérieurement cet aspect, probablement
lorsque je ferai le lien entre Vercors et
Descartes. Le Discours de la méthode
et les Méditations métaphysiques
furent des guides, assurément, mais il ne
faudra pas négliger Les Passions de l'âme
et Traité de l'homme par exemple.
Article
mis en ligne le 8 novembre 2013
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