Les ancrages géographiques de Vercors
Sommaire
Préambule : réception littéraire, réception patrimoniale
Des lieux de mémoire existent sur le territoire français. Cet article a pour but de centraliser tous les ancrages géographiques de cette figure auctoriale afin d'interroger ses dynamiques de patrimonialisation. Il analyse les types de lisibilité qu'offrent ces divers lieux patrimoniaux qui conservent son souvenir. Ainsi, il permet de comprendre si cette appropriation matérielle renforce l'image que transmet la réception littéraire savante ou si elle offre une alternative dans l'espace public.
Dans la mémoire collective, Vercors reste l'auteur d'une seule oeuvre. De la Libération jusqu'à nos jours, il représente le mythe de la Résistance intellectuelle qui créa les Éditions de Minuit clandestines avec Pierre de Lescure. L'aura de mystère autour de ce pseudonyme pendant la guerre laissa place, dans la restructuration du champ littéraire, à la légitimation fulgurante d'un écrivain né des contingences historiques. Doté d'un capital symbolique, il reçut des insignes de la consécration littéraire comme politique : Légion d'honneur en 1946, intégration dans des instances de jurys de Prix littéraires, membre du comité de rédaction de la revue Europe, membre ou président d'associations à la croisée du littéraire et du politique.
Malgré ces marques de consécration, sa réception littéraire est plus incertaine. Jusqu'à présent, Vercors n'a jamais eu l'honneur de figurer dans les programmes officiels du Ministère de l'Éducation nationale, et la collection La Pléiade n'accueille pas ses oeuvres dessinées et scripturales. Son refus de poser sa candidature pour siéger à l'Académie française comme Immortel risque d'avoir entravé sa visibilité. Vercors bénéficie néanmoins d'une certaine reconnaissance scolaire avec des extraits de ses récits dans les manuels et quelques études et mises en oeuvre pédagogiques, même si sa présence fluctue au gré des réformes de l'enseignement.
Le processus de patrimonialisation dans l'espace public suit l'inflexion de la réception littéraire. Les inscriptions géographiques de Vercors rendent en effet hommage à la figure de la Résistance, en laissant dans l'ombre la carrière du dessinateur et de l'écrivain de part et d'autre de la Seconde Guerre mondiale. Son ancrage territorial se décline essentiellement sous la forme de deux bâtiments institutionnels (en Seine-et-Marne et à Grenoble), et surtout de plaques officielles apposées à des endroits stratégiques du parcours biographique et littéraire de Vercors (à Paris et en Seine-et-Marne). La figure de Vercors est également matérialisée par trois rues en France qui portent son nom (à Paris, Béziers et Montpellier). Toutes ces traces de la présence de Vercors dans l'espace public ont été établies post-mortem – sauf une seule, nous le verrons –, en guise de commémoration. Elles donnent à l'écrivain une source de visibilité non négligeable.
L'inscription dans l'espace parisien de père en fils
Bruller avant Vercors : de la propriété foncière à l'emblème de l'engagement
Au moment de son décès en 1991, Vercors habitait depuis 1979 au 58 Quai des Orfèvres à Paris. Aucune plaque commémorative sur la façade de cette ancienne boutique d'imprimeurs ne signale la présence de l'écrivain en ce lieu. Comme le suggère N. Grande, « Paris est un lieu assez contre-productif pour une patrimonialisation territoriale, vraisemblablement à cause de la concurrence de trop nombreux noms d’écrivaines et écrivains ».
La famille de Vercors marque toutefois de son emprunte la capitale. Il existe en effet une rue Bruller dans le 14e arrondissement, qui commence au 22 rue du Saint-Gothard et se termine au 37 avenue René Coty. Le père de l'artiste, Louis Bruller (1864-1930) décida de céder à son collaborateur ses parts de leur maison d'édition Bruller & Politzer. Le fruit de cette vente lui permit de devenir rentier : il acheta deux immeubles de rapport rue Charles-Divry et rue Ferdinand-Fabre, et il fit construire un immeuble au numéro 3 d'une voie privée près du Parc Montsouris. Le bulletin municipal officiel du 5 octobre 1911 ( Ce bulletin municipal se trouve aux Archives de la mairie de Paris sous la cote D.5K3 74) fait mention d’une demande en autorisation de bâtir. Le registre du sommier foncier (Archives de la mairie de Paris, cote DQ18.1621) mentionne une première vente en juin 1911. Le registre du casier sanitaire (Archives de la mairie de Paris, cote 3589W285) fait part d’une demande de renseignement au sujet de l’égout dans le cadre de la construction de cet immeuble. Or, il est précisé dans le dossier qu’il faut « produire un croquis de la rue Bruller pour laquelle nous ne possédons aucun précédent ».
La rue fut classée comme voie publique par arrêté du 9 juin 1931. Elle conserva le nom du lotisseur. Sur la plaque, on peut lire « Rue Bruller – ancien propriétaire du lieu ».
L'immeuble resta dans le patrimoine familial après la mort des parents de Vercors. Cette alliance biographique et géographique s'enrichit d'une dimension historique et politique lors de la guerre d'Algérie. Vercors milita de manière radicale pour l'indépendance de ce pays. Celui qui signa le Manifeste des 121 renoua avec l'action clandestine en intégrant le réseau de Francis Jeanson. Le symbole de la Résistance intellectuelle reçut les premiers numéros ronéotypés de Vérités pour de septembre à décembre 1958 avant de rencontrer Jeanson au début de l'année suivante. Il apporta à ce dernier notamment un appui d'ordre matériel et logistique en stockant les exemplaires de Vérités pour dans son immeuble de la rue Bruller.
Au carrefour familial, historique et littéraire
Si la rue Bruller se présente comme une trace tangible de la famille dans l'espace géographique, elle ne donne pas à Vercors une réception patrimoniale. Il convient donc de se déplacer vers le Pont des Arts pour que l'écrivain puisse accéder à ce statut. Une plaque commémorative est apposée sur cette infrastructure, sur le muret de gauche, quai de Conti :
À la mémoire de Vercors
(Jean Bruller)
co-fondateur en 1942 des
Éditions de Minuit
avec Le Silence de la mer
et des
ouvriers du livre
Qui par leur dévouement, au péril de leur vie sous l'occupation nazie
ont permis à la pensée française de maintenir sa permanence et son honneur
1942-1992
Ce lieu du monde, unique et prestigieux
qui hantait ses pensées, nourrissait ses rêves,
exaltait son âme : le Pont des Arts
Vercors, La Marche à l'Étoile
Cette commémoration historique à l'emblème de la Résistance intellectuelle rappelle concrètement que le Pont des Arts fut un des lieux de ralliement entre Vercors et Jacques Lecompte-Boinet pour la circulation des ouvrages interdits. La plaque en l'honneur de Vercors forme en effet un pendant à celle de la rive gauche, à l'entrée de ce pont :
À la mémoire de
Jacques LECOMTE-BOINET
COMPAGNON de la LIBÉRATION
FONDATEUR et CHEF jusqu'à la libération du mouvement
CEUX DE LA RÉSISTANCE
fut le lieu de rencontres clandestines avec ses camarades
qui, comme lui, risquaient la torture et la mort.
ICI
VERCORS lui confia des exemplaires des éditions de minuit
destinés au
GÉNÉRAL DE GAULLE
La citation inscrite sur la plaque commémorative et extraite de La Marche à l'Étoile de Vercors suggère l'alliance entre l'Histoire, la littérature et l'aventure éditoriale clandestine. Ce récit publié en 1943 relate l'odyssée pédestre d'un jeune Hongrois Thomas Muritz, nourri des idéaux de justice et de liberté de la France, qui arrive directement sur le Pont des Arts. Ce héros est persuadé que ce lieu lui offrira l'opportunité d'une rencontre avec quelqu'un qu'il connaît, donc d'une assimilation et d'une intégration exemplaires. Cette prédiction auto-réalisatrice n'est pas sortie tout droit de l'imagination de Vercors. L'écrivain intègre l'histoire véritable de son père Louis Bruller, histoire dont il n'eut connaissance que bien après la mort de celui-ci survenue en 1930. Ce Pont des Arts symbolise ainsi l'hommage affectueux d'un fils pour un père et la passation entre un père libraire-éditeur et un fils devenu par les contingences historiques éditeur de l'ombre. Louis Bruller a été un passeur qui a su transmettre avec succès les Idéaux de la France à son fils Jean : le Pont des Arts se fait passerelle artistique et idéologique entre un père et un fils.
La figure de la Résistance inscrite en Seine-et-Marne et dans le Vercors
L'ancrage local en Seine-et-Marne
Vercors habita dans deux endroits de Seine-et-Marne. Il déménagea de Paris et loua une maison à Villiers-sur-Morin de 1933 à 1948. C'est dans cette demeure que le dessinateur qu'il fut inventa ses principaux albums et qu'il composa en secret Le Silence de la mer et La Marche à l'Étoile. Il arriva sur ce territoire en tant que dessinateur Jean Bruller, il en partit après sa métamorphose en écrivain Vercors. En 1950, il acheta le Moulin des Iles à Saint-Augustin situé à une quinzaine de kilomètres de Villiers-sur-Morin. À partir de cette époque, il partagea son existence entre cette région agréable à la belle saison et Paris qu'il regagnait pour ses quartiers d'hiver. En 1988, se sentant trop âgé pour continuer cette alternance, il vendit le Moulin des Iles. Aussi ces circonstances expliquent-elles en partie pourquoi il n'existe aucune maison d'écrivain consacrée à Vercors. Les musées régionaux n'ont pas non plus de salles retraçant son parcours artistique, contrairement à Pierre Mac Orlan dont le souvenir est entretenu et par sa maison et par une salle du musée de la région (https://www.musee-seine-et-marne.fr/fr/pierre-mac-orlan).
Les autorités politiques de Saint-Augustin n'ont rien entrepris pour rendre hommage à Vercors. Le site de la mairie ne mentionne pas son célèbre habitant comme si la patrimonialisation devait s'arrêter au symbole de la Résistance littéraire dont avait hérité Villiers-sur-Morin. Aucune plaque commémorative n'orne la rue Sainte Aubierge de ce « village de caractère » où se trouve le Moulin des Iles. Lors de la journée du patrimoine de 2018, la commune organisa une découverte pédestre du patrimoine. Son souvenir n'est pas oublié. En témoigne le circuit de randonnée qui évoque l'écrivain (http://www.randonnee-77.com/fichesrando/de-st-augustin-a-ste-aubierge).
En revanche, Villiers-sur-Morin usa de divers modes de commémoration pour lui rendre hommage. Le 9 mai 1998 se déroula une cérémonie avec la pose officielle de trois plaques et une exposition (Blond, 1998), en présence de la descendance de Vercors.
À cette occasion, la Bibliothèque de Saint-Germain-sur-Morin distante de 4km fut baptisée du pseudonyme de l'écrivain:
Le parcours commence au 31 bis rue du Touarte, la maison que loua Vercors avec sa famille. Il s'achève sur le « pont Vercors » du village. Sur le mur qui enclos la maison on peut désormais lire : « Ici vécut Jean Bruller “ dit Vercors ” où il écrivit Le Silence de la Mer » . Cette inscription à la formule stéréotypée conforme aux hommages officiels entérine la focalisation patrimoniale autour de la figure emblématique de la Résistance. Ce n'est pourtant pas seulement un simple calque de la réception littéraire de Vercors et de son oeuvre. Dans ce village de Villiers-sur-Morin s'ancre l'acte fondateur de l'écriture d'une oeuvre publiée clandestinement sous l'Occupation. Le territoire matérialise et sacralise tout à la fois un événement littéraire majeur. A cet endroit précis, dans le quotidien de son existence, Vercors fut d'autant plus un passeur d'une culture essentielle qu'il habitait une maison ayant auparavant appartenu à l'artiste-peintre Albert Grenier et son épouse Lili. Le peintre Toulouse-Lautrec, invité par le couple Grenier, hanta également ce lieu de mémoire.
En retour, le récit Le Silence de la mer inscrit dans l'espace de la page la géographie de Villiers-sur-Morin. Le personnage de l'officier Werner von Ebrennac est la cristallisation de plusieurs Allemands dont les rencontres avec Vercors furent disséminées dans le temps et dans l'espace (Rivera Lynch, 1993 : 25-27). Ceux qui nous occupent présentement s'arrêtèrent dans le village de Vercors et servirent de modèle à l'écrivain. Après sa démobilisation, Vercors retourna dans sa maison et rencontra l'officier qui avait occupé le lieu et s'apprêtait à le lui rendre. Malgré l'accueil avenant de cet officier, Vercors raconte qu'il resta froid et distant (Vercors, 1967 : 875-876). Puis, lorsque les deux hommes se rencontraient par hasard dans le village, Vercors ne répondait pas à son salut courtois (Vercors, 1967 : 896). Ce lien entre la création littéraire et les lieux habités est également perceptible dans la description du huis-clos du Silence de la mer qui enferme cet officier allemand, la nièce et son oncle. Les objets et la disposition des pièces de la maison sont réels. Cette pratique n'est pas nouvelle : dès le début de sa carrière de dessinateur, Jean Bruller avait pris l'habitude de prendre le réel comme point de départ de sa création. Dans son oeuvre scripturale néanmoins,Vercors ne s'adonnait jamais à des descriptions précises des lieux ou des régions où il séjournait. De manière générale, ce choix tient au dessein de maintenir le propos dans l'universalité, tout en plantant un décor de circonstances, réaliste ou symbolique. Dans Le Silence de la mer plus précisément, écriture de l'ombre en ces temps d'Occupation, la prudence était aussi de mise. Il s'agissait dans ce récit de garder l'anonymat des lieux, donc de l'homme qui se cachait derrière le pseudonyme. Sur le territoire de Villiers-sur-Morin, par le jeu des plaques commémoratives, l'identification biographique domine, et c'est peut-être la limite de cet ancrage sous cette forme si le touriste s'en tient là. Si ce dernier se fait lecteur en plongeant dans le texte, il peut se donner l'opportunité de percevoir que la création ne s'arrête pas aux portes d'un espace géographique qui matérialise une oeuvre au risque de lui oter toute symbolique.
Notre démarche qui précède relève de la géopoétique et de la géographie littéraire, « approches [qui] ont plutôt privilégié la présence des lieux dans les œuvres et la manière dont celles-ci les transfigurent » (Labbé, 2020). Il s'agit en outre d'étudier « la façon dont le rapport aux lieux influe sur la réception des textes, à travers un double phénomène de trivialisation et de patrimonialisation » (Labbé, 2020).
Il convient de saluer les efforts du village Villiers-sur-Morin soucieux de valoriser son patrimoine culturel. En 2012, les autorités politiques locales lui rendent hommage avec un spectacle tiré de son illustre récit:
http://www.emegm.com/wordpress/?p=3521
En 2016 elles organisèrent une exposition où Vercors trouva toute sa place (Cercle Artistique de Villiers-sur-Morin, « Exposition du 8 et 9 octobre 2016 », 2016, Les nouvelles de Villiers, Bulletin d'information de la commune de Villiers-sur-Morin, n°73).
Ponctuellement mais régulièrement, l'artiste est rappelé aux bons souvenirs du public. Par exemple: ROCHET JM, 2021, « Vercors avait choisi la Seine-et-Marne pour cadre du " Silence de la mer " », mis en ligne le 7 mars 2021:
Selon N. Grande, « Les régions, les communes se soucient plus volontiers de promouvoir leurs champions locaux que la capitale, qui n’a pas besoin de renforcer son image de marque ».
Vercors est également référencé dans les guides touristiques (Notamment aux Éditions Alexandrines : https://www.alexandrines.fr/villiers-sur-morin-faremoutiers-vercors/), vecteurs d'un « ancrage territorial de la littérature » (Labbé, 2020). Les autorités locales et les associations culturelles ont élaboré un itinéraire pédestre intitulé « Peintures des paysages de Villiers-sur-Morin » :
http://le-gelise.com/wp-content/uploads/2013/07/Peintures-des-paysages-de-Villiers-sur-Morin1.pdf
Cette balade se présente comme une randonnée littéraire qui allie ressources territoriales et offre patrimoniale. Cette relation étroite entre un territoire et un écrivain est également susceptible d'être favorisée par le rapprochement des deux parties. Ainsi, Vercors participa lui-même à un ouvrage faisant la promotion de la Seine-et-Marne (collectif, 1969) que j'ai étudié à cette page.
Les actions locales en ce sens, la constitution par les guides littéraires d'une « France littéraire » (Labbé, 2020) contribuent à une forme de trivialisation (Jeannenet, 2008). Vercors ne fait pas exception. La patrimonialisation de sa figure, parce qu'elle se cristallise autour du mythe de la Résistance, se conforme à la réception littéraire qu'en font les institutions savantes et la mémoire collective. Elle n'offre pas de plus-value à l'image figée de celui qui fut un double artiste sur toute la traversée du XXe siècle. Les expositions retraçant plus complètement sa vie artistique ne parviennent pas à rivaliser avec les plaques commémoratives qui gravent dans le marbre l'unique figure de l'intellectuel résistant. La nature – éphémère pour l'une, permanente pour l'autre – de ces deux types de patrimonialisation explique en partie ce constat.
Le mythe dans le Vercors
Outre Le Silence de la mer et la mise en place des Éditions de Minuit clandestines, Jean Bruller devint mythique par le pseudonyme qu'il se choisit. Avant que cette montagne ne devienne le lieu du célèbre maquis de la Résistance, l'artiste avait opté pour ce nom. Les pseudonymes empruntant leur valeur idéologique aux territoires français devinrent une marque de fabrique de la collection des 26 ouvrages des Éditions de Minuit.
La coïncidence entre la Résistance active et la Résistance civile augmenta le prestige du mythe. Le mémorialiste en expliqua à de nombreuses reprises les raisons. Mobilisé, sur la route d'Embruns à Romans, il fut impressionné par la noblesse hautaine et la grandeur de ce massif montagneux. Fasciné autant par sa puissance que par la sonorité de son nom, il signa de ce nom territorialisé Le Silence de la mer. Avançons une autre hypothèse : Vercors se souvint-il que son ami André Maurois, avec lequel il avait collaboré à plusieurs ouvrages pour la jeunesse dont le roman pacifiste Patapoufs et Filifers (1930), prit comme nom de plume celui d'un village du nord de la France ?
Dans l'imaginaire collectif, l'écrivain mythique et la citadelle de la Résistance s'agrégèrent. Aussi l'un des collèges de Grenoble fut baptisé du nom de l'écrivain. C'est l'unique trace de l'artiste dans cette région. En 1994 pour le texte sur la plaque apposée sur le Mémorial de la Résistance au col de Lachau, à Vassieu-en-Vercors, trois propositions étaient en lice : un extrait poétique d'un jeune résistant, un extrait de La Bataille du silence de Vercors et une citation du Discours de Vassieux de 1946 du Maréchal de Lattre de Tassigny. C'est ce dernier qui fut voté à l'unanimité (Compte-rendu du conseil d'administration du 10 mai 1994, Le Pionnier du Vercors, Revue trimestrielle de l'Association Nationale des Pionniers et Combattants Volontaires du Vercors , n° 88, octobre 1994, p. 21).
Une inscription politique dans l'Hérault
Bruller prête son nom à trois rues de France. La première que nous avons précédemment mise au jour est celle que son père Louis Bruller fit ouvrir dans Paris en 1911. Les deux autres, bien plus récentes, se situent à Montpellier et à Béziers. Or, l'écrivain n'était pas spécialement attaché à cette région. Aucune de ces rues n'a été débaptisée. Il s'agit de nouvelles voies construites.
La recherche n'est pas aisée à cause du lien immédiat avec le massif montagneux. Si nous répertorions les rues « Vercors », nous en trouvons à Argenteuil, Coulommiers, Athis-Mons, Villepinte, Villejuif, Le Mée-sur-Seine, que ce soit sous l'appellation « rue », « avenue » ou « allée ». Il s'agit en réalité de la rue du Vercors. Certains bâtiments peuvent porter ce même nom. C'est le cas, à Évreux en Normandie, d'un immeuble dans un quartier populaire dont les rues célèbrent des noms d'écrivains. Il faut regarder les immeubles adjacents pour se rendre compte de l'homogénéisation des indications de régions pour identifier chacun.
A Montpellier, l'impasse Jean Bruller dit Vercors est localisée dans un quartier résidentiel et côtoie logiquement les rues Ronsard, Joachim Du Bellay, Jacques Prévert. L'impasse fut dénommée par délibération du conseil municipal en date du 18 juin 1992 (Archives de Montpellier, cote 8W4, p.160. L'ouvrage de l'Académicien Marcel Barral, Les noms de rues à Montpellier du Moyen-âge à nos jours (Clerc, Montpellier) ne nous a été d'aucune secours puisqu'il a été publié en 1989).
La délibération indique que « dans le sous-quartier Figuerolles, la portion de voie privée au droit du bâtiment D de la résidence la Guirlande pour permettre la domiciliation des 125 familles de ce bâtiment (la demande émane d’eux) [l’impasse sera dénommée] impasse Jean Bruller dit Vercors ». Dans les documents, rien ne stipule les motifs de ce choix et les éventuels autres écrivains concurrents.
De même, la rue de Béziers est logiquement intégrée dans un maillage de rues avoisinantes liées à la Résistance et à la déportation: Jean Prévost, Max Jacob, Dimitri Amilakvari, le commandant Kieffer. Ces rues ont été bâties pour la ZAC de Montimaran. Cette zone d'activités commerciales fut approuvée par l'arrêté préfectoral du 16 juin 1982 (Plan Local d'Urbanisme, commune de Béziers, 2018, p. 9). À cette époque, le député-maire communiste Paul Balmigère était élu depuis 1977. Son engagement personnel pendant la Seconde Guerre mondiale (prisonnier de guerre, Résistant clandestin) explique cette volonté de rendre hommage à des acteurs de la guerre.
Cette patrimonialisation se place donc à la jonction des champs littéraire et politique. L'appropriation locale de la figure de Vercors fait resurgir celle-ci dans la mémoire nationale. Certes, on peut se montrer circonspect de voir trôner le nom de l'écrivain dans une zone commerciale, alors qu'il fustigeait la société de consommation (Son roman Quota ou les Pléthoriens, sorti en 1966, représente le mieux cette critique). Nonobstant ces évidentes limites, reconnaissons que la « multiplication [de « cet usage onomastique »] induit un effet de familiarisation du public avec le nom, qui participe bien in fine à la renommée » des auteurs (Grande, 2020).
La relative mise à l'écart de l'écrivain par les institutions académiques porte préjudice à sa réception dans l'espace public. D'abord, il n'existe que trois noms de rues en France qui transmettent le souvenir de Vercors. Ensuite, la rue peut être répertoriée dans les annuaires « Jean Bruller du Vercors » et sur Google Maps elle est orthographiée « Jean Brulier du Vercors ». On pourra alors penser que la formule « patronyme, dit pseudonyme » tombe en désuétude. On pourra aussi penser que la dimension immatérielle de ce que représente Jean Bruller-Vercors est passablement oubliée de la mémoire collective. Probalement ses réceptions littéraires et patrimoniales restent à co-construire. Probablement aussi, le nom de Vercors, étiqueté comme espace territorial précis, sert et dessert à la fois ce double artiste.
Conclusion
La construction de la figure d'un écrivain, sa survivance, son oubli dans les mémoires individuelles et collectives sont tributaires de paramètres plurifactoriels. Dans le cas de Vercors, les réceptions littéraire et patrimoniale sont pour une large part dupliquées : si plusieurs ancrages régionaux coexistent, ils répondent tous peu ou prou à l'imaginaire de la Résistance intellectuelle. Cette fonction immatérielle du canon littéraire académique se déploie matériellement dans l'espace public, et le type d'appropriation territoriale de cette figure auctauriale renforce le mythe. Cette imbrication est d'ailleurs peut-être un moyen de rester à la hauteur des exigences du canon littéraire puisque, d'après M-F Melmoux Montaubin, « la littérature ne saurait être territorialisée sans risque de perdre l’universalité à laquelle elle prétend ».
Cet état de faits n'est toutefois pas définitif et bouclé, les impulsions présentes et futures en faveur de Vercors dans les études savantes comme dans les actions territoriales, qu'elles soient combinées ou parallèles, permettant de laisser en mouvement ces territoires littéraires et patrimoniaux.
Bibliographie
GRANDE N., 2020, « Deux figures du matrimoine : patrimonialisation comparée de deux autrices du XVIIe siècle, Mme de Sévigné et Mme de Lafayette », Recherches & Travaux, Ancrages territoriaux de la littérature, n°96, 2020: https://journals.openedition.org/recherchestravaux/1966
JEANNERET Y., 2008, Penser la trivialité. Volume 1 : La vie triviale des êtres culturels, Paris, Éd. Hermès-Lavoisier, coll. Communication, médiation et construits sociaux.
LABBÉ M., 2020, « Introduction. La construction d’une France littéraire : ancrage, réception et création littéraires », Recherches & Travaux, Ancrages territoriaux de la littérature, n°96, 2020: https://journals.openedition.org/recherchestravaux/1906#bodyftn16
MARSAC A., 2018, Genèse et mémoires des randonnées littéraires. Sur les pas de Jean Giono dans les Alpes-de-Haute-Provence, Téoros, n°37, Tourisme littéraire, 2018, https://journals.openedition.org/teoros/3260
MELMOUX-MONTAUBIN M-F, Patrimonialisation et territorialisation de la littérature : causes, enjeux et effets, 2020, Recherches & Travaux, Ancrages territoriaux de la littérature, n°96, 2020, https://journals.openedition.org/recherchestravaux/2361
Article mis en ligne le 15 février et le 1er mars 2023