Depuis le début des années 2000, on réédite des oeuvres de Jean Bruller-Vercors. L'ouvrage le plus complet actuellement, si l'on veut prendre connaissance de l'univers vercorien dans son ensemble, reste Le Silence de la mer et autre oeuvres, publié chez Omnibus.

Allez à la page "Librairie" et allez voir une courte présentation sur les archives de l'INA.

On peut distinguer dans ces rééditions l'édition pour la jeunesse de l'édition destinée à un public large ou spécialisé.

Rééditions scolaires                                              Rééditions grand public ou savantes 

Camille ou l'enfant double                                                 Le Commandant du Prométhée

Les Contes du cataplasme                                                La Danse des vivants et

Zoo ou l’assassin philanthrope                                          Les Silences de Vercors

                                                                                       21 Recettes de mort violente

                                                                                              Frisemouche fait de l'auto

 

 

 

 

I Rééditions scolaires

 

Camille ou l'enfant double (1978) et Les Contes du cataplasme (1970) sont des livres pour enfants. Si on réfléchit bien, ils ne constituent pas une exception dans la carrière de Jean Bruller-Vercors. Jean Bruller illustra de nombreux ouvrages spécialement pour la jeunesse : la série des Pif et Paf (de 1927 à 1929), Les Mirifiques pérégrinations de Fifi-tutu-panpan à travers le ciel (1929), Patapoufs et Filifers (1930), Baba Diène et Morceau-de-Sucre (1937). Allez aux rubriques "Littérature de jeunesse" et "Jean Bruller illustrateur ".

 

Camille ou l'enfant double, récit réclamé par l’illustratrice Jacqueline Duhême, joue sur une obsession autobiographique. Le prénom pourrait facilement être remplacé par Jean. Vercors se présenta dans ses écrits comme un être multiple dès son deuxième album Hypothèses sur les amateurs de peinture (1927), réflexion encore plus centralisée dans son troisième album Un Homme coupé en tranches (1929). Du moins se décrit-il comme un individu double, et ce dès le récit L'Enfant et l'aveu, d'abord édité en 1947, puis réédité en 1972 dans Sept Sentiers du désert.

 

Allez à la page consacrée à ce recueil pour lire le paragraphe sur L'Enfant et l'aveu.

 

Cette dichotomie entre l'honnêteté foncière de ce garçonnet et son mensonge dicté par la jalousie se prolongea dans de nombreuses fictions à caractère autobiographique. Ainsi Vercors transposa ce visage double de l'enfant dans le personnage de Fred du Radeau de la méduse (1969), dans le personnage de Marc Walter dans Tendre Naufrage (1974). Dans un dispositif plus complexe dont il ne fut pas maître au départ, Jean Bruller devint Vercors, Vercors resta Jean Bruller, comme des doubles. L'enfant double se transmua en artiste double. Mais si Jean Bruller prit Vercors comme nom de plume, jamais il ne vécut cet état comme un antagonisme psychologique, comme il l’attesta à l'une de ses correspondantes Christine Cuvelier en 1972. Vercors est pour Jean Bruller comme un frère, titre hautement significatif du roman de 1973. L'histoire elle-même est symbolique : de manière fantastique, le héros se scinde en deux personnages distincts qui évoluent dans deux vies radicalement divergentes, jusqu'à leur réunion finale, parce qu'ils se révèlent fondamentalement les mêmes. Le héros est le même et l'autre, tout comme dans Tendre Naufrage Marc Walter, assimilé au Jean Bruller de la première vie et carrière, est un personnage différent du narrateur Vergnes, proche du Vercors de la deuxième vie et carrière, et à la fois profondément similaire.

 

Le recueil Les Contes des cataplasmes est un hommage à sa mère Ernestine Bruller. Vercors retranscrit les histoires que sa mère lui racontait quand, enfant, il était malade. Si ce recueil intègre un dossier explicatif pour collégiens, Zoo ou l'assassin philanthrope est particulièrement destiné aux lycéens. Les nouveaux programmes du lycée ont suscité cette réédition, mais cette réécriture du conte philosophique Les Animaux dénaturés (1952) doit rassembler un lectorat plus large, tant Vercors considérait ce conte philosophique et cette adaptation théâtrale comme ses ouvrages les plus essentiels. Ceux-ci se centrent sur la question de la spécificité de l'homme par rapport à l'animal, préoccupation incessante de Vercors après l'expérience de la Seconde Guerre mondiale, enjeu de ses ouvrages et de ses discussions avec le milieu intellectuel pendant plus d'un demi-siècle.

 

 

II Rééditions grand public ou rééditions savantes

 

Zoo ou l'assassin philanthrope et Les Animaux dénaturés sont des mises en pratique imaginaires des essais de Vercors, La Sédition humaine (1949), Les Chemins de l’Etre (1965), Questions sur la vie à Messieurs les biologistes (1972), Ce que je crois (1975), Sens et non-sens de l'Histoire (1978), tous à la recherche d'une définition objective de l'homme afin d'établir une éthique rationaliste humaniste. Vercors voulait se placer sur un terrain matérialiste. Le Commandant du Prométhée participe de cette aventure. A l'heure où j'écris ces lignes, je n'ai pas lu la présentation de l'édition de novembre 2009, le livre ne m'est pas encore parvenu. Ce paragraphe personnel est donc une introduction à des réflexions appuyées sur les ouvrages de Vercors cités ci-dessus. Ce récit est le dernier que Vercors ait inventé. En juin 1991, Vercors procédait aux ultimes corrections de ce récit quand il décéda. Il fut publié à titre posthume dans la revue Lettre Internationale, numéro 30, automne 1991, pp. 70-75. L'écrivain finit ainsi sa carrière comme il l'avait commencée : par le genre concis et ciselé de la nouvelle qui lui sied si parfaitement, à notre avis bien plus que le roman. Du Silence de la mer (1942) au Commandant du Prométhée (1991), Vercors excella dans le récit bref.

En plus de cet aspect générique, il convient de mesurer les résonances artistiques, autobiographiques (notamment son goût de la navigation l'ayant amené à construire plusieurs de ses bateaux), mais aussi philosophiques circulant dans ce dernier écrit. Le titre de cette nouvelle, l'histoire du personnage Le Gouadec à la tête d'un navire dont il ne connaît pas l'équipage, ne surgissent pas ex nihilo et ex abrupto dans la carrière de Jean Bruller-Vercors. Ce récit témoigne du caractère obsessionnel de certains réseaux lexicaux, tels le silence, la mer et l'oubli.

 

Allez à notre paragraphe consacré à ce thème dans la page La Bataille du silence, son livre de souvenirs de 1967.

 

Le titre du récit mythique de 1942 révèle avec force cette idée fixe. Celle-ci se rencontre déjà dans son premier album de 1926, 21 Recettes de mort violente, en particulier dans le premier chapitre « Du suicide par immersion totale ».

source

Elle se prolonge dans La Danse des vivants, par exemple dans les planches « Mutinerie à bord » et « Le Radeau de l'éternelle espérance », d'ailleurs reproduites à bon escient dans la revue Lettre Internationale. Le Commandant du Prométhée semble un écho manifeste de ce travail lexical. Cette focalisation sur l'univers marin est encore nettement visible en 1942 quand Jean Bruller, en plus de l'écriture du Silence de la mer, illustre les trois poèmes en prose d'Edgar Poe, - Silence, Ombre, L'Ile de la fée -, et la ballade de Coleridge, The Rime of the Ancient Mariner. Tout autant que Jean Bruller, Vercors revient sur ce réseau imagé, par exemple pour les titres Le Radeau de la méduse et Tendre Naufrage, pour la diégèse du récit Sillages (1972).

Au-delà de cette thématique artistique et littéraire, il faut soulever le questionnement philosophique sous-jacent. Le Commandant du Prométhée est une mise en scène d'un extrait de son essai de 1949, La Sédition humaine :

« En somme, tout dans cet être encore animal se passe comme sur un navire dont le capitaine pourrait se figurer qu'il est maître après Dieu, alors qu'il n'est qu'un humble tâcheron à fond de cale, dressé à conduire le bâtiment sans en rien connaître, encouragé et inspiré à grand renfort de horions. Un vague périscope lui permet de distinguer les alentours, de prendre une vue grossière du bâtiment dans son ensemble. Mais de son organisation interne, il ne sait rien, et du reste ne cherche pas à en rien savoir. Des machines, de l'équipage, d'où l'on vient et où l'on va, il ne sait rien et ne cherche pas à le savoir. Simplement, à jamais enfermé dans l'étroite cabine, pressé entre des murs d'où jaillissent des poinçons, des maillets, des fers rougis au feu, il reçoit sur tous les points sensibles, sans étonnement ni révolte, des coups lancés il ne sait d'où, parfois légers comme une caresse, parfois violents à hurler. L'instinct et l'expérience ont dressé ses réflexes, et selon qu'il reçoit le coup dans les tibias, dans l'estomac ou sur le haut du crâne, il ouvrira ou fermera un robinet, tournera un volant, pressera un bouton, ou lancera des ordres à un équipage invisible. Il naviguera ainsi quelque temps, en robot docile et douloureux, sur l'océan des âges, sans escale, sans provenance ni destination, jusqu'à ce que usé et vermoulu le bâtiment s'abîme dans les flots, et lui avec, sans avoir rien compris de son aventure ».

 

Cette mini-histoire illustrative, Vercors l'expérimente encore dans son roman de 1951, La Puissance du Jour. Il revient sur cette histoire, la développe en deux pages, avant, 40 ans plus tard, de prélever celle-ci à l’essai de 1949 et au roman de 1951 pour la placer au centre d'un récit autonome, Le Commandant du Prométhée.

Pour aller au-delà de la simple anecdote, il faut replacer cette allégorie dans la chaîne explicative de sa théorie. Cette fiction illustre le concept de Vercors selon lequel la fonction cérébrale chez l'être animé n'a qu'une fonction d'ilote par rapport  à son organisme. Vercors plonge dans l'histoire naturelle passée de nos ancêtres et décrit l’hominion comme un « morceau de nature », donc situé au même rang que les autres animaux, jusqu'à ce qu'une rupture n'allume une lueur d'interrogation dans la tête de celui qui allait prendre le statut d'humain. Le matérialiste Vercors, s'appuyant fermement sur l'évolution darwinienne, place cette rupture dans l'encéphale et cherche, notamment avec Ernest Kahane et Paul Misraki, l'explication neurobiologique du phénomène. L'anthropoïde fut amené par cette transformation cérébrale à s'interroger, à observer son environnement, donc à s'extraire de la nature. En un mot, il se dé-natura, en constatant son ignorance et en entrant en rébellion contre cette ignorance naturelle imposée. Le roman Colères (1956) met en scène cette libido sciendi par le biais du personnage d'Egmont qui, par l'esprit, explore son corps pour en découvrir les secrets, afin de le dominer, tout cela au péril de sa vie. C'est exactement la métaphore contenue dans Le Commandant du Prométhée : Le Gouadec, le cerveau du bateau, est aux commandes d'un navire-corps. Il représente ce cerveau ignorant de son corps, qu' Egmont du roman Colères cherche, quant à lui, à contrôler. Vouloir maîtriser ce corps-navire, c'est risquer la révolte des cellules, c'est risquer une « Mutinerie à bord ». Le Gouadec est à la fois en lui-même et étranger à lui-même, à cause de cet exil hors de la nature. Il habite son corps, mais n'en est pas le propriétaire. Ce corps - ce navire - fonctionne indépendamment de l'individu. Il le conduit à la mort, parce que, selon Vercors, celle-ci est programmée. Sa correspondance développe cette idée, dont par exemple le docteur Escoffier-Lambiotte décèle le finalisme. Le questionnement implicite, « suis-je dans mon corps comme un pilote dans son navire ? », met en exergue une dualité. Pour autant, dans les rouages de la théorie de Vercors, et comme il le dit dans le récit de 1991, "La République n'en est pas moins restée une et indivisible", car l'homme, animal dénaturé, est aussi "un morceau de nature". Or, cette dualité mise en scène est bien paradoxale pour un matérialiste. Cet antagonisme est l'enjeu primordial de ce récit, servi par la magie d'une écriture littéraire aux résonances thématiques anciennes. Mais les conceptions matérialistes de Vercors, ses ambiguïtés indéniables (nous le mettons sous forme interrogative, car nous travaillons actuellement sur le sujet: idéalisme? finalisme? anthropomorphisme quand il évoque la Nature qui cacherait une nouvelle transcendance au sein de la matière?) restent le moteur premier de ce récit. Celui-ci montre non seulement que cette question fut la préoccupation principale de Vercors, mais encore elle souligne la constance d'une pensée depuis La Sédition humaine de 1949 jusqu'à cette ultime marine de 1991.

La thématique des planches de son album La Danse des vivants citées précédemment est identique. Pourtant il serait faux de croire que la conception philosophique et morale soit restée la même. Vercors a subi l'expérience de la Seconde Guerre mondiale, il rend compte de cette évolution dans sa nouvelle de 1947 à caractère autobiographique, Le Démenti. La focale adoptée dans La Danse des vivants suggère l'homme-ciron perdu dans le vaste océan du monde, où rien n'a de raison d'être. De la guerre à son essai La Sédition humaine (1949), l'humaniste Vercors a compris qu'on ne pouvait pas mesurer l'existence humaine à l'échelle de l'univers, il quitta résolument cette philosophie de l'absurdité pour cheminer dans une quête de sens. Certes, Le Gouadec n'est pas maître de son navire, mais contrairement à l'animal qui subit son sort, il s'interroge, il est ou plutôt devrait être un rebelle face à cette nature et combattre son ignorance par la recherche inlassable de la compréhension et la connaissance.

Le chapitre VIII "Misère de Prométhée" de La Danse des vivants décline les portraits de savants modernes. Ceux-ci s'ingénient à vouloir comprendre le non-sens de la vie et du Cosmos, mais sortent vaincus de ce combat. Hélas, le ciel est vide scientifiquement et métaphysiquement. Le titre de son ultime récit de 1991 prouve que Vercors ne fit pas table rase du passé. Il reprit à Jean Bruller l'idée de cette « marâtre nature » indifférente et meurtrière, mais cette fois-ci pour signifier que le Prométhée moderne - le scientifique, l’artiste, le chercheur, celui qui dans La Danse des vivants est mis en scène solitaire et désespéré face au silence de l'univers - est moins le misérable « imprudent qui parcourt les divins et cruels chemins de la connaissance », que le lutteur révolté prêt à en découdre avec son ennemie. Le Gouadec, lui, meurt sans avoir compris son aventure humaine. N'en faisons pas une généralité. En effet, Vercors ne se soumet pas à cette fatalité, il tente, avec d'autres et comme beaucoup d'autres, de percer cette ignorance, selon l'écrivain imposée par la nature. Celle-ci ne laisse aucune instruction à l'homme, Le Gouadec navigue sans scénario, mais c'est à lui, dans la solidarité avec les frères rebelles, d'arracher les plans mystérieux de la nature dont l'accès lui serait volontairement refusé. Cette idée teintée de finalisme et d'une transcendance incarnée par la Nature est contrebalancée par la chute: "On ne sait pas ce qu'en conclurent les armateurs du Prométhée - à supposer qu'ils existassent", mot de la fin du récit et dernière saine interrogation de l'agnostique Vercors sur sa théorie.


Le Commandant du Prométhée nous suggère à quel point cette histoire illustre l'une des facettes majeure du matérialisme de Vercors et de ses paradoxes. Ce récit doit être placé dans le dispositif conceptuel de Vercors pour prendre tout son sens et être compris dans sa complétude.

 

Les ouvrages La Danse des vivants et Les Silences de Vercors ont permis non seulement la redécouverte de deux des albums de Jean Bruller, mais également celle des illustrations des poèmes en prose d'Edgar Poe et de la balade de Coleridge, dont nous avons parlé dans cette page. Grâce à l'édition de La Danse des vivants en 2000, cet album publié sous forme de Relevés Trimestriels entre 1932 et 1938, resté définitivement inachevé à cause de la guerre, trouve enfin l'ordre architectural imaginé par le Jean Bruller des années 30. Il reconstitue la fresque inachevée. Les deux pages de notre site consacrées à ces deux albums vous conseilleront de vous reporter aux présentations incluses dans ces ouvrages récemment publiés.

 

Pour 21 Recettes de mort violente, allez voir la page consacrée à ce (premier?) album de 1926.

 

Frisemouche fait de l'auto

Cet ouvrage pour la jeunesse met en scène un garçon de 10 ans qui part à l'aventure à bord de sa Citroënnette. Il parut aux Editions enfantines Citroën en 1926, sans nom d'auteur, avec des illustrations de Jean Bruller. En 1991, sur les conseils avisés du spécialiste de Citroën Fabien Sabatès, Massin réédita le livre. Jean Massin ne désanonyma pas davantage le texte. Et en 2011, l'éditeur Portaparole a eu la même heureuse initiative, en attribuant le récit à...Jean Bruller! Les recherches sont en cours, car s'il s'avère que Frisemouche fait de l'auto est bien de Jean Bruller, alors nous devons réinterroger la paternité de Loulou chez les nègres (1929), au regard de sa bande dessinée Le Mariage de Monsieur Lakonik (1931).

Cliquez sur Frisemouche fait de l'auto pour lire le début de cette passionnante enquête...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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