L'enfance
du petit Jean dans un monde capitaliste
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article appartient au cycle d'étude sur
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Le
système capitaliste: le subir puis l'exploiter
Une
enfance sous le signe de l'émergence de
la conscience de la division de classes
Le
système capitaliste: le subir puis l'exploiter
Jean
Bruller vécut une enfance dorée. Il le savait
et ne l'occultait pas dans ses écrits. D'abord
parce que ses besoins vitaux furent comblés:
nourri, logé, réchauffé, soigné. Cette base
de survie fut grandement améliorée par sa
condition sociale bourgeoise. La famille
possédait assez d'argent pour se procurer
une nourriture-plaisir, faite de mets plus
variés et plus raffinés que la moyenne des
Français de ce début du XXe siècle. Par
ailleurs, le petit Jean vivait dans un logement
de la capitale, plus décent et confortable
que la majorité de l'époque.
Ensuite,
il eut une enfance dont beaucoup rêveraient
parce qu'il eut des parents aimants et protecteurs.
Cette nourriture affective assure un besoin
fondamental au petit d'homme. Elle lui permet
un équilibre psychologique et un épanouissement émotionnel
propices à faire éclore l'humain en l'homme.
Enfin,
au-delà de ces besoins indispensables pour
que l'humain en chaque homme puisse trouver
la meilleure expression, Jean
Bruller eut la chance d'explorer la culture,
donc de répondre à un besoin qualitatif.
Avant son entrée à l'Ecole Alsacienne réservée
à un petit cercle privilégié, il fut entouré
de nourrices qui prirent soin de sa personne
et de ses premiers pas dans l'apprentissage.
L'univers des livres lui était familier
dans leur exploration comme dans leur matérialité
(son père éditeur pouvait lui fournir les
ouvrages pour enfants et le petit Jean dormait
à côté de la bibliothèque parentale). Le
"petit Louis" - comme on
le surnommait alors - eut l'opportunité d'aller
au bord de la mer, dans la maison familiale
du Touquet-Paris Plage, bien avant le tourisme et les
loisirs qui se sont, quoique bien toujours
inégalement, démocratisés depuis.
Il
suffit de lire Tendre
naufrage,
roman largement autobiographique, pour se
convaincre de cette enfance insouciante
et privilégiée.
Dans
l'ère du capitalisme de la fin du XIXe siècle,
dans une IIIe République ayant besoin d'une
augmentation du niveau scolaire d'un plus
grand nombre de gens, les parents de Jean
Bruller furent, pour une bonne part, les
produits de cette évolution historique, leur ascension
sociale l'atteste. Ernestine Bourbon fut
celle qui, dans sa très modeste famille,
poursuivit des études et devint institutrice.
En 1879, Louis Bruller partit de sa Hongrie
natale sans le sou et sans patrimoine transmis
(Voir le récit La
Marche à l'Etoile).
A force de persévérance et de courage dans
le labeur, il monta sa petite maison d'édition
à 30 ans, en 1894, ce qui lui permit d'amasser
progressivement une épargne.
Sans
transmission de patrimoine de leurs ascendants
- un des coeurs du fonctionnement du capitalisme
et de ses inégalités -, mais avec le souci
de l'économie, qui plus est d'un homme longtemps
célibataire dépourvu de charges familiales
avant 1899, la famille Bruller eut l'intelligence
de profiter du fonctionnement du mode capitaliste.
Obligés de travailler pour subvenir à leurs
besoins, donc exploités (mais sans commune
mesure avec les plus basses classes sociales) par
un système qui ne donne pas d'autre choix
à l'immense majorité des hommes que d'être
des producteurs grâce à leurs forces de
travail, les parents du petit Jean comprirent
que l'accumulation de leur capital pouvait
les libérer du travail
contraint. Au moment de la naissance de
son fils, Louis Bruller revendit
les parts de sa maison d'édition, il ouvrit
une rue dans Paris et fit contruire des
immeubles de rapport.
Il loua les appartements
de ses immeubles pour générer des revenus
passifs. Il réussit également à faire contruire en
1905
leur maison de vacances du Touquet dont
il jouit avec sa famille jusqu'en 1917.
Dans le journal Le Temps du 13 juin
1917, Louis Bruller passa cette petite annonce: "Paris-Plage. Villa 9 pièces,
cuis., salle de bains, jardinet, ayant coûté
36,000 fr. A vendre meublé 20,000 fr. Bruller,
rue Servandoni, 19, Paris".
Jean Bruller et sa sœur
Denise connurent donc des parents financièrement
à l'aise, acteurs de leur temps, de leurs
activités choisies, de leur présence à leurs
côtés. L'artiste vécut longtemps dans ce
cocon protecteur, jusqu'à ses 29 ans, âge
de son mariage. Un mariage soulignant un
réseau de sociabilité de belle facture.
Dans le journal Le Temps du
24 janvier 1931, à la page 5, on peut lire: "Jeudi 22
janvier, à la mairie du 6e arrondissement,
a été célébré dans la plus stricte intimité,
en raison de leur deuil récent [le décès
de Louis Bruller], le mariage
de Melle Jeanne Barusseau avec M. Jean Bruller.
Les témoins étaient: pour
la mariée, Pierre Champion, homme de lettres,
chevalier de la Légion d'honneur, et M.
Pierre de Harting; pour le marié, le général
Patey, grand-officier de la Légion d'honneur,
et M. Gustave Fort, ancien secrétaire général
du Crédit foncier de France, officier de
la Légion d'honneur".
A la mort de sa mère
en 1948, Jean Bruller partagea avec sa sœur
un héritage constitué de l'appartement familial
parisien, des immeubles avec ses appartements
loués, des montants des loyers. Le capital
patrimonial transmis, le succès éditorial
du Silence
de la mer
lui permettaient d'être rentier
comme son père. Etre artiste ne revêtait
donc pas un caractère d'urgence d'un point
de vue financier (sauf à mal gérer ce patrimoine).
Vercors s'adonnait à l'art par goût personnel
et, après la guerre, par nécessité idéologique
et psychologique, obnubilé qu'il était par
la recherche de la définition de l'homme
pour contrer tout racisme et tout antisémitisme.
Fils de la petite bourgeoisie
intellectuelle, il vécut ensuite en bon bourgeois.
Il est primordial d'avoir en tête son positionnement
social pour saisir sa vision de l'Homme.
L'appartenance à cette classe sociale lui
offrit du temps pour réfléchir sur le monde,
tout en lui dérobant une partie de la vérité
de ce monde. Il y a en effet un risque à
généraliser dans le concept de l'Homme les
habitus de sa classe sociale, à oublier
des pans entiers de la société, ou à décrire
les autres catégories sociales à travers
une focale erronée et partielle. Les transfuges
de classe sont-ils plus à même d'approcher
mieux une plus large part de l'humanité?
Autrement dit: Louis Guilloux, Albert Camus,
plus proche chronologiquement Annie Ernaux,
Didier Eribon, Edouard Louis ont-ils
une acuité plus grande que les intellectuels
bourgeois? La généalogie du réel doit être
questionnée systématiquement pour saisir
le regard des intellectuels sur le
monde.
Une
enfance sous le signe de l'émergence de
la conscience de la division de classes
Dans ses mémoires d'enfance
écrites dans les années 70, Vercors évoque
sa conscience précoce des différences de
classes sociales. C'est moins par une intellectualisation
que par l'expérience de vie quotidienne
qu'il comprit les inégalités des conditions
de fortune et de culture.
Même s'il ne le formulait pas en concepts
théoriques, il comprit que la société est
bâtie sur un système pyramidal inégalitaire,
avec en son centre l'argent comme curseur
de la place de chacun dans l'échelle sociale,
des modes et des pratiques de vie, du degré
d'exploitation et d'aliénation des humains.
Dans un passage inédit
de ses mémoires d'enfance - passage pourtant
primordial -, il déclara:
"Si
salon et salle à manger donnent sur la rue,
où il se passe sans cesse des choses intéressantes,
notre chambre, elle, donne sur la cour,
sombre [...], et que rien n'anime, sinon
l'arrivée de chanteurs de rues, auxquels
nous envoyons des pièces de deux sous enveloppés
dans du papier".
"Nous
ne frayons pas, d'ailleurs, avec "les
gens de la cour". Ils n'étaient pas
"de notre milieu". C'étaient
de petits artisans, de petits employés.
Je n'avais pas le droit non plus de jouer
avec les écoliers de l'école communale en
face parce que, disait ma mère, ils étaient
"mal élevés". Bien entendu, je
ne rêvais que de les rejoindre; mais en
même temps ils me faisaient peur, un peu:
leur façon de sortir de l'école en hurlant,
se poursuivant et s'assommant à coups de
poings, de pieds et de cartables. Et il
portaient de tristes uniformes noirs. Tandis
que, ma sœur et moi, nous portions de coquets
tabliers de toile écrue, liseré de rouge
au col, aux poches, aux poignets. Moi-même
n'allais pas encore à l'école, en ce temps-là.
Ma sœur suivait des cours chez mademoiselle
Ogdé.
J'ai
su très tôt, et de la façon la plus naturelle,
je veux dire sans éprouver le besoin de
me poser aucune question, ni d'en parler
à d'autres - comme il y a le jour et la
nuit, les plantes et les animaux, le soleil
et la neige: l'enfant prend le monde tel
qu'il est, l'adopte avec simplicité - que
les hommes existaient à différents niveaux.
Le nôtre, c'était le nôtre, donc le plus
évident et, à mes yeux, le plus normal et
le plus étendu. Au-dessus, il y avait les
riches, inconnus et lointains. On en parlait,
sans les envier. Ils avaient des châteaux,
des voitures. Tant mieux pour eux. Au-dessous,
il y avait "les gens de la cour",
les petites gens et leurs enfants. On ne
leur parlait pas, sauf quand un vitrier,
un serrurier venait travailler pour nous.
Au-dessous de ceux-là, les ouvriers, qui
vivaient ailleurs, dans un autre univers,
mais dont on voyait parfois quelque spécimen
égaré, reconnaissable à sa blouse de maçon,
son pantalon de charpentier, sa salopette
de mécano, d'ambulant sur l'avenue d'Orléans.
Au-dessous des ouvriers enfin il y avait
les pauvres, ceux qui tendaient la main,
qui chantaient dans les cours, qui jouaient
de la flûte avec leur nez.
Au
vrai, il y avait encore un monde au-dessous
de celui des pauvres, mais aussi lointain
et mythique que celui des riches: le monde
des voleurs et des assassins. Ce monde-là
était mystérieux et terrible, d'autant plus
effrayant qu'il ne se montrait pas, qu'il
flottait invisible, à la fois nulle part
et partout".
Tout est révélé dans
ce passage de ses mémoires: la distinction
des classes sociales s'expérimente par une
ségrégation géographique qui coupe les groupes
les uns des autres, par les choix vestimentaires,
par les différences de comportement. L'intrusion
ponctuelle des sphères sociales n'empêche
pas l'imperméabilité entre les classes.
Certes, on décèle
cette altérité classiste, mais on l'oublie
quand il s'agit de formuler des jugements
au point de parler de la nature
humaine en dehors de tout contexte. Les
milieux sont endogames (à de rares exceptions
près), les artistes proviennent à une écrasante
majorité de la bourgeoisie, le risque est
grand de généraliser à partir des modes
de pratiques et de pensées de leur extraction.
Le double artiste ne
s'aventura pas dans "le monde
des voleurs et des assassins".
Il mit en scène la classe laborieuse seulement
dans quelques dessins de La
Danse des vivants,
dans son roman Colères.
Le reste de sa production se focalisait sur
son milieu, donc avec le danger de
ne pas cerner tout le réel.
Le
premier paragraphe concernant ces bourgeois
jetant une pièce aux chanteurs de rue fut
antérieurement croqué dans un dessin de
La
Danse des vivants:
"Charité
ou le devoir accompli"
J'avais évoqué cette
planche à
cet endroit précis de son anthropologie
brullerienne dans une étude sur
sa vision de l'Homme. D'un souvenir autobiographique,
Jean Bruller allait donc vers une réflexion
générale sur la société. D'autres dessins
nous le prouvent.
Les parents du "petit
Louis" étaient des socialistes
dans la lignée réformiste. Vercors hérita
de ce positionnement politique. Si la famille
ne côtoyait pas les classes laborieuses,
elle avait pour celles-ci une empathie visible
dans ses réactions face à elles (mais aussi
parfois un mépris pour ces pauvres "mal
élevés"). Ainsi,
la réaction de son père devant le vol de
son argent par des pauvres servira
de modèle à notre artiste. Lors d'une promenade
du petit Jean âgé de 5 ou 6 ans, le père ne retrouve plus
son portefeuille:
"et alors, à quelques
pas plus loin, nous avisâmes un couple un
peu misérable, s'éloignant d'un bon pas.
"Hé-là, vous autres!" cria mon
père. Il leur courut après, et nous derrière
lui. Le couple s'arrêta. Je le revois encore,
lui maigre et pâle, vêtu d'habits fripés;
elle déjà vieille, avec un fichu de tricot
grisâtre. "Mon portefeuille, dit mon
père. Vous l'avez ramassé". Mais ils
niaient, discutaient, sans oser, toutefois,
repartir. La discussion s'éternisait sans
violence d'ailleurs, l'homme bredouillant
et la femme appuyant. Enfin, à bout de patience,
mon père trouva des arguments: "cela
suffit, dit-il. Le commissariat est en face.
Venez, on va vous fouiller". Alors
je vis l'homme blême, verdir, allait-il
s'effondrer? Ses mains tremblaient et la
vieille s'accrochait à lui: "Mais Monsieur,
mais monsieur...". Ils étaient tellement
coupables, que je me sentis défaillir moi
aussi. Mon cœur tombait dans mes jambes.
Je les voyais déjà en prison, et puis ils
paraissaient si pauvres. Il y eut dix secondes
d'un silence terrible. Enfin mon père grogna:
"C'est bon. Allez-vous-en". Ils
ne se le firent pas dire deux fois. Et moi,
j'étais partagé. Pourquoi cette mansuétude.
Ils étaient des voleurs après tout, et leur
laisser le portefeuille c'était quand même
un peu fort! Mais en même temps, j'éprouvais
pour mon père une tendresse véhémente. Je
ne l'ai jamais autant aimé que ce jour-là".
Depuis
ce temps, dit l'autobiographe, "la
question de la misère" le taraude.
"[Le petit Louis] reste sensible
à celle des autres". Toujours
dans ses mémoires d'enfance, Vercors conte
une autre anecdote signifiante de sa sensibilité
aux pauvres. Lui et sa sœur s'amusent à
déposer dans la rue une "boîte de
papier de soie" entourée d'un "ruban
de taffetas doré" avec,
à l'intérieur, un vulgaire "morceau
du charbon de la cuisinière". De
la fenêtre, les enfants se plaisent à regarder
les passants qui ramassent cet objet piégé,
lorsqu'un pauvre arrive:
"[...]
voilà que subitement le petit Louis sent
son cœur se serrer. Il voudrait leur crier:
"Non! Non! Pas vous!". Mais c'est
trop tard. Il a vu le visage triste et maigre
s'éclairer: enfin une petite chance, enfin
un coup de veine dans le malheur! Et le
petit Louis voudrait descendre, courir,
l'arrêter, lui dire qu'on s'est trompé,
que voilà une broche, une montre, un marron
glacé! [...]".
Le
"petit Louis" ne peut soutenir
l'affront qu'il commet. Il se réfugie dans
sa chambre pour ne pas contempler, impuissant,
la suite de cette mésaventure, car il "ressent
profondément la déception, et plus encore
l'humiliation de la misère insultée".
Côtoyer la misère, insiste
l'autobiographe, taraudait le "petit
Louis". Il lui faisait craindre
le déclassement:
"Toutes ces rencontres,
ce monsieur Clément, ce joueur de flûte
nasale, ce clochard jadis dans le square,
ce miséreux aux deux marmots, et tant d'autres,
tant d'autres à qui maman donne deux sous
en passant...Voilà donc ce qui peut arriver,
si vous ne savez pas bien vous y prendre
dans la vie. Et qu'est-ce qui prouve que,
lui, le petit Louis, saura mieux s'y prendre
quand se sera son tour? [...] Puisque ça
arrive, ça peut lui arriver aussi".
Cette vision naïve du
petit garçon est mise en valeur par cette
narration enlevée. Nous sourions de cette
crainte injustifiée.
Nous comprenons du moins
d'où lui vint cet intérêt précoce pour les
exclus des fruits du capitalisme. Son héritage
politique de gauche s'explique en grande
partie par ce passé. Malgré cette conscience
de la division inégalitaire des classes,
Jean Bruller vécut en parallèle des classes
laborieuses, loin de leurs modes de vie
et de leurs difficultés. De surcroît, il
ingéra les leçons idéalistes diffusées majoritairement,
ce qui l'amena vers l'essentialisation davantage
que vers la contextualisation. Poser la
généalogie du petit Jean plongé dans la
logique capitaliste, c'est probablement
comprendre pourquoi il mit en parallèle
dans son esprit, puis dans son système philosophique
et littéraire, la conscience de l'existence
des classes et ses théories ontologiques
sur l'Homme sans réussir véritablement et
solidement à les imbriquer.
[Cet
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Article mis en ligne
le 1er octobre 2019
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