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ROMANS

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Le Songe 

Un homme rêve qu'il erre dans un paysage de désolation et d'horreur: cauchemar ou réalité?

D'UN UNIVERS ONIRIQUE...                                          ...A LA REALITE CAUCHEMARDESQUE

Plongée spatiale et temporelle dans le songe                   Les camps de la mort

Une vision hallucinée                                                            De l'écriture à la publication: cri ou silence?

                                                                                                "J'écris pour dire"

 LE SONGE, PREMICE D'UNE REFLEXION SUR LA QUALITE D'HOMME

L'animal dénaturé

Le choix du comportement humain

 

 

I D’ UN UNIVERS ONIRIQUE…

Le titre invite d’emblée le lecteur à s’attendre à un récit fictif tiré de l’imagination de l’écrivain. Et le narrateur, qui s’adresse directement à son lecteur dans un prologue, présente effectivement l’histoire qui va suivre comme imaginaire.

 

1)      Plongée spatiale et temporelle dans le songe

Le témoin –comme le lecteur- est plongé dès le début du récit de rêve dans un lieu sinistre et inquiétant ; tout n’est que désolation dans cette « campagne dénudée » couverte de « boue noire et glacée ». Cette terre est d’autant plus lugubre et angoissante pour le narrateur qui la parcourt avec difficulté qu’elle offre une image et une odeur de pourriture et de mort. Le « brouillard opaque » qui enveloppe le protagoniste non seulement ne lui permet pas de localiser géographiquement le lieu afin de se repérer dans l’espace, mais il le projette aussi dans un univers onirique à la limite du fantastique.

Le temps, irréel et étiré, participe de cette vision cauchemardesque. Lorsqu’apparaît cette lande d’une « solitude séculaire », le personnage à la fois acteur et narrateur de son propre songe est déjà en train de s’adonner à une action qui s’avèrera toujours la même le temps de son rêve : la marche sans but apparent et sans destination précise aux yeux du personnage. Quoique marqués avec insistance, les nombreux verbes imperfectifs, tant dans la forme verbale que dans le signifié puisque l’action se prolonge sans détermination,  n’invitent cependant pas à visualiser une action avec un point de départ et un aboutissement, à la fois temporel et spatial. Le lecteur prend l’histoire de ce marcheur in medias res. Depuis combien de temps marche-t-il ? d’où vient-il et où se rend-il ? Nul ne le sait et encore moins le rêveur, soumis aux images qui défilent dans son esprit.

Rêve ? plutôt cauchemar, car cette indétermination géographique et cette imprécision temporelle rendent cette vision oppressante.

Pourtant, bien que le rêveur ait souvent l’ impression de tourner en rond et que le songe n’obéisse ni à la logique ni à la continuité du réel, il progresse subrepticement et inexorablement. Dans ce halo imprécis mais prémonitoirement funeste, se dressent subitement des « constructions géométriques » façonnées par la main de l’homme. Cette vision, aussi sinistre que la nature morbide dans laquelle le rêveur se déplace, est très globalement cernée : le rêveur l’analyse comme un ensemble de bâtisses lugubres flanquées d’une imposante cheminée. Cette apparition monumentale, dont le narrateur ne connaît initialement ni la vocation ni la fonction, si ce n’est d’ « abriter deux douzaines de mille d’hommes », rappelle la première vision fantastique et inquiétante de la mine qui interrompt la marche interminable d’Etienne Lantier dans l’œuvre naturaliste d’Emile Zola, Germinal. Telle cette mine personnifiée en bête sournoisement tapie et attendant sa ration quotidienne d’hommes à dévorer, la cheminée menaçante « de brique autrefois rouge, mais devenue noirâtre comme le reste, comme la fumée qu’elle vomissait » semble la destination et le but du voyage du rêveur.

 

2)      Une vision hallucinée

Les personnages qui accompagnent le rêveur apparaissent progressivement, par traits de crayon plus ou moins épais…comme dans un rêve :

 

« Je ne voyais jamais nettement [cette forme fuyante], il y avait sans cesse entre nous une langue de brume ou une autre. Par moments, tout s’effaçait, laissant dans mon cœur un vide atroce. Puis je l’apercevais de nouveau, un peu dansante et dégingandé, grisâtre et silencieuse ».

 

Cette forme d’abord évanescente se révèle brutalement dans toute sa réalité physique la plus crue et la plus horrible, ainsi que les autres êtres détaillés minutieusement par la suite. Dans ce texte constitué essentiellement de description, on retrouve l'artiste Jean Bruller au trait acéré et corrosif.

Toute la déchéance corporelle est peinte sur ces morts-vivants qui avancent fatalement vers leur destin. La longue description de ces fantômes errants fournit les mêmes caractéristiques lancinantes : ces hommes sont la plupart du temps indéterminés, sauf Yorick à « l’horrible langue tordue, racornie, noire et déchirée, qui s’enroulait comme un escargot cuit » et aux paumes « brûlées comme sa langue, couvertes de cloques suppurantes et de lambeaux saigneux et noircis ». Pourtant, malgré cet anonymat manifeste, ils partagent tous le même sort commun que le héros. Leurs corps sont réduits à une extrême maigreur et ne sont plus que plaies purulentes et effrayantes. La faim et la douleur, sa corollaire, résument leurs vies. Cette souffrance atroce livrée en une peinture pathétique est infligée volontairement par des « formes vêtues de noir, celles-là robustes et alertes », qui les pressent vers « la cheminée fantomatique dans ses falbalas de fumée » à coups de matraques et qui, comble de sadisme, leur font porter « un énorme fer en T, rugueux et rouillé » ou un « madrier », objets trop lourds pour leurs si faibles et si fragiles constitutions.

 

A cette souffrance physique s’ajoute une cruelle souffrance morale qui se lit dans les yeux de ceux qui n’ont pas encore atteint la plus extrême faiblesse et qui les ravale au rang de bêtes non pensantes :

 

« [ des hommes moins épuisés] avaient encore un regard. Etait-ce plus supportable ? On n’y lisait que la détresse et la peur ».

 

Et les mêmes hommes épuisés et rachitiques sur le point de trépasser posent un regard insoutenable sur l’observateur à la conscience aiguë :

 

« Le visage étique bougea un peu et les yeux posèrent sur moi leur regard vague. Ce fut un peu comme si j’étais regardé par une bête sous-marine, comme par un poulpe. Oh ! c’était intolérable ! ».

 

La superposition des différents stades entre les nouveaux arrivants et les anciens établit un contraste saisissant et anticipe le destin des premiers.

Ces êtres déshumanisés entérinent cette vision onirique qui tourne au cauchemar par ces images répétitives. Celles-ci, angoissantes, emprisonnent le rêveur dans cet univers traumatisant. Pire : le rêve, n’obéissant en rien à la logique du réel, transforme le spectateur terrifié par ce qu’il voit en acteur de ce drame :

 

« Comment cela est-il survenu ? Comme en songe. En songe il n’y a pas de comment. Maintenant, j’étais un de ces hommes. Je ne le suis pas devenu : je l’étais. Depuis toujours ».

 

Mais est-ce vraiment un songe ? « ce que j’ai vécu, en certaines circonstances du sommeil, est pour moi la preuve très suffisante de l’existence d’une vaste conscience diffuse, d’une sorte de conscience universelle et flottante, à laquelle il nous arrive de participer dans le sommeil, par certaines nuis favorisées ».

 

II … A LA REALITE CAUCHEMARDESQUE

1)      Les camps de la mort

Implicitement, le lecteur attentif comprend que ce rêve prélève des éléments du réel et qu’il décrit très précisément les conditions de vie des prisonniers des camps de concentration.

On remarquera qu'il s'agit de l'une des toutes premières descriptions des camps, et cela, avant même que beaucoup de victimes ne soient encore raflées.

Sont déjà présentes dans ce récit  toutes les informations que le lecteur d’après-guerre va découvrir dans « la littérature concentrationnaire », simples témoignages poignants d’anciens déportés ou véritables œuvres littéraires telles celles de Primo Levi, de David Rousset et de Robert Antelme: la longue description s’arrête sur l’aspect physique de ces corps décharnés dénotant la souffrance infligée, les sévices, les tortures, la faim, le froid, la maladie, le travail abrutissant et absurde. Elle rappelle à bien des égards certaines peintures telles l’Autoportrait nu bouche ouverte (1910) d’Egon Schiele ou Nous ne sommes pas les derniers (1970) du déporté Zoran Music.

Mais Vercors ne se contente pas de cet aspect visible et choquant ; il note également la déchéance morale et intellectuelle de ces squelettes ambulants. Sont-ils encore des hommes ? Leurs regards semblent vides de leurs âmes. Cette torture morale fait partie intégrante du programme nazi d’anéantissement. Les anéantir physiquement est le but ultime, mais auparavant l’humanité de ces prisonniers doit leur être ôtée méthodiquement. L’objectif est de les dégrader au point de leur enlever leur dignité humaine.

 

L’antinomie entre ce convoi de prisonniers et leurs bourreaux accentue la cruauté systématique de ces derniers. Peu nommés, guère visibles…mais quand ils sont mis en scène, ils sont décrits comme des oiseaux de mauvais augure en « hommes noirs » décidés à ne pas lâcher leurs proies. Leurs matraques, prolongements organiques d'eux-mêmes, s’acharnent  sur les vivants comme sur les morts, puisque « l’homme noir taquin[e] du bout de sa trique, avec un mépris blasé, le corps inerte à ses pieds ».

 

2)      De l’écriture à la publication : cri ou silence ?

En 1943, Vercors rencontre Gérard, fils de l’écrivain Jacques Chardonne, libéré du camp d’Oranienbourg. Horrifié par le récit des abominations perpétrés dans ces lieux de mort, Vercors se met alors à écrire en novembre de la même année, afin de dévoiler au monde ce qui se passe dans ces camps. Il sait désormais et ne peut se taire.

Cependant Vercors, pris de scrupule face à la révélation de ces atrocités difficiles à atténuer même sous la forme du songe, la soumet au comité de lecture des Editions de Minuit. Tous les membres proposent de ne pas la publier :

 

« Vercors nous comprendra mais, par un tel récit, trop de familles seraient réduites au désespoir » ( Les Nouveaux jours).

 

L’écrivain lui-même craint que Gérard n’exagère et « je ne pus m’empêcher de penser que je perdrais la face, après la guerre, si mes descriptions s’en révélaient exagérées » (A dire vrai).

 

Cette nouvelle ne sera publiée qu’en 1949.

 

3)      « J’écris pour dire »

Vercors veut interpeller son lecteur sur la perversité nazie, il tient à faire appel à sa conscience d’homme sensible. Il s’ adresse ainsi directement à lui et par de multiples questions rhétoriques qui l’incitent à réfléchir et à se regarder en face :

 

« Est-ce que cela ne vous a jamais tourmenté ? »

 

L’indétermination volontaire du sujet de ce récit amène un crescendo habile : Vercors décrit l’homme face au malheur des autres. Ses réactions, ses pensées et, au final, son indifférence sont décortiquées dans sa vérité la plus crue. Plus le malheur des uns est éloigné géographiquement et concrètement de la vie confortable des autres, moins ces derniers y sont sensibles. Et quand il leur arrive d’y penser, ils trouvent bien vite une excuse pour ne pas avoir mauvaise conscience. Le narrateur ne cherche pas forcément à culpabiliser son lecteur, car ces « efforts [vains] pour ressentir quelque chose de plus qu’une révolte cérébrale, des efforts pour « partager » sont le sort commun des mortels : il leur est impossible de sortir du « wagon plombé ». Par son récit, le narrateur cherche surtout à déranger son lecteur, à éveiller sa conscience de manière durable. Il évoque ainsi petit à petit des événements historiques précis en les rapprochant dans l’espace et dans le temps du lecteur. Néanmoins l’évocation du Paris occupé et de la torture le laisse encore « enfermé, à double tour, dans [ son] wagon sans fenêtre ».

 

C’est la découverte des camps de la mort qui conduit le narrateur à sortir de ce « wagon plombé » pour « voir par-delà le talus » et pour partager la souffrance de ses frères comme en témoigne le récit de ce songe.

Comment rester silencieux devant cette nouvelle atrocité ? Yorick, le seul personnage identifié par le récit dans sa marche tragique vers la mort, se tait parce qu’on l’a fait taire en lui brûlant la langue ; les autres prisonniers ont peu de chance de revenir de cet enfer pour dire ce qui se passe non loin de ces hommes tranquilles « autour d’un « noir » fleurant le bon café » ; l’écrivain, lui, n’a pas le droit de passer cette vérité atroce sous silence. Dépositaire de cette vérité abominable, il se doit d’être le messager auprès des autres, en espérant remuer profondément ceux qui se voilent la face, qui refusent de voir la réalité en face. Comment en effet rester indifférent quand on connaît ces atrocités ? Celles-ci dépassent l’entendement, elles dépassent « l’imagination » et ne peuvent être racontées que sous la forme d’un songe tant elles paraissent incroyables. Malheureusement la fiction a rejoint et même dépassé la réalité. Mais les lecteurs ont été prévenus. Ils ne pourront pas dire qu’ils ne savaient pas.

 

III LE SONGE, PREMICE D’UNE REFLEXION SUR LA QUALITE D’HOMME

 

La guerre pousse Vercors à s’interroger sur la spécificité de l’homme. Cette réflexion passera au premier plan dès 1946 avec le récit fictif Les Armes de la Nuit  et avec un essai théorique de 1949 au titre éloquent Plus ou moins homme (Si vous voulez avoir plus d’informations, allez à la page consacrée à Sylva).

Néanmoins cette réflexion ne naît pas ex nihilo. Elle apparaissait déjà sous le crayon du dessinateur Jean Bruller et elle s’achemine progressivement sous la plume de l’écrivain.

 

1)      L’animal dénaturé

Sous les coups répétés et les sévices corporels et moraux engendrant une longue souffrance insupportable, l’homme éprouve un désir somme toute naturel : celui de mourir pour quitter cet enfer terrestre. Pourtant, jusqu’au bout, il ne s’avouera jamais vaincu ; il continuera à s’accrocher à la vie jusqu’au dernier souffle :

 

« Car l’homme n’est pas seul dans sa peau, il y loge une bête qui veut vivre et j’avais de longtemps appris que […] la bête, elle, se relèverait sous les coups, comme la souris à demi morte, les reins brisés, tente encore d’échapper à son tortionnaire ».

 

Cette lutte, désespérée et tragique, lui confère sa dignité d’homme ; celui-ci ne se soumet pas à la bête nazie. Cette résistance est un combat contre le Mal qui l’assujettit. L’homme conquiert sa qualité humaine dans la mesure où il est déterminé à vivre malgré la fatalité qui pèse sur lui. S’il renonçait à la lutte, il sera alors un « valet », un « traître » et un « renégat à [sa] qualité d’homme » (Plus ou moins homme). Il a une conscience aiguë de son sort imminent ; cette conscience des événements qu’il subit accroît sa souffrance intellectuelle.

Quant aux « hommes noirs »- ces Bêtes- , ils sont « trop près de la Nature », ce qui les mène « s’ils sont évolués, au racisme, à l’ultra-nationalisme, au colonialisme, au Transvaal, à Madagascar, à Oradour et à Auschwitz » (Plus ou moins homme).

 

2)      Le choix du comportement humain

Sa révolte contre la Nature enferme l’homme dans une « sordide solitude », dans un « wagon plombé » qui le sépare de ses congénères.

C’est à ce moment-là que l’être se révèle plus ou moins homme. S’il n’a pas la liberté de choisir sa nature – homme ou animal- en revanche il a l’entière liberté d’être homme à des degrés divers selon sa propre volonté.

Découvrant l'horreur des camps de la mort, le narrateur est immédiatement et définitivement solidaire des déportés. De la compassion du spectateur qu’il est dans un premier temps, il passe à un partage des souffrances de ces prisonniers. Le rêveur, même délivré de ce sort tragique lorsque le récit du songe s’achève, continue de partager ce sort en utilisant le pronom personnel « nous » ( « notre existence et notre vie »). Son destin a pris un tournant décisif : il ne peut être que solidaire - dans son corps et dans son âme-  de Yorick, son compagnon d’infortune, et de ses congénères. Son récit, véhicule d’une vérité probante, oblige les lecteurs à faire un choix conscient : rester indifférents et solitaires dans leur « wagon plombé » ou devenir solidaires de leurs semblables. Ce choix est cependant plus difficile qu’on ne pourrait le penser au premier abord. En effet, la Nature, pour se venger, ne conduit pas seulement ces rebelles à la solitude ; elle sème aussi la discorde entre les hommes :

 

«  Et que même il en est d’autres, oui, qu’il en est d’autres, d’autres qui parfois songent à nous – et que cette pensée fait sourire ».

 

Cette phrase conclusive souligne à quel point les hommes « auront à opter pour la solidarité avec leurs frères rebelles, ou la complicité avec la répression qui les divise et les écrase avant de les faire mourir. Hommes ou Kapos, il n’est pas d’autres choix »

( Plus ou moins homme).

 

Quoi qu’il en soit, l’homme EST homme par sa liberté de choix. Le narrateur a choisi son camp et il enjoint son lecteur à faire de même.

Au terme de ce récit, le lecteur ne pourra pas faire semblant d’ignorer ces camps d’extermination. Mais si le narrateur le contraint à savoir, il n’a aucune possibilité de le forcer à être solidaire. Il est libre de retomber dans son indifférence initiale. Quoi qu’il choisisse, cette liberté le rend responsable face à ses frères. A lui donc de décider si la solidarité doit être effective dans la réalité ou qu’elle reste, encore une fois, dans le domaine du songe.

  

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