En 1945, Vercors rassemble des
articles des années 1944-1945. Ce recueil manifeste les pensées de notre
écrivain sur cette période charnière dans sa vie et dans le monde et aussi
ses interrogations angoissées pour l’avenir.
Le Sable du Temps est épuisé mais pas introuvable, et
vous pouvez lire « Nous avons été heureux » et « L’Oubli »
dans l’édition Omnibus de 2002 : Le Silence de la Mer et autres œuvres
(Allez
à la rubrique "Librairie").
Cette page-ci vous lance sur quelques pistes…
« UN MOMENT ANXIEUX DE LA CONSCIENCE DE L’AUTEUR »
UNE PENSEE EN GESTATION
Le Sable du Temps est
composé des textes suivants :
Souffrance de mon pays,
rédigé en octobre 1944 et publié un mois plus tard, a été écrit pour la revue Life
afin que le peuple américain saisisse les maux de la France occupée.
Le Nord -
dont voici le texte
intégral - est une nouvelle
que Vercors a composée en 1943, mais publiée en décembre 1944 seulement. Anne
Simonin (Les Editions de Minuit. 1942-1955. Un devoir d’insoumission,
Paris, IMEC, 1994, p 164) explique que Vercors retirera son récit du programme
éditorial des Editions de Minuit après avoir reçu une lettre de Paulhan à ce
sujet et après avoir été pris de scrupules. Il relate son entrée en Résistance
et son credo : l’homme ne doit pas être traité en moyen, mais en fin.
Qu’avez-vous fait de
moi ? montre un pacifiste ébranlé dans ses convictions au sortir de la
guerre.
Nous avons été heureux s’adresse à ses amis
résistants : il craint pour la pérennité de cette fraternité et de cette
noblesse qu’il a découvertes en temps d’oppression.
L’Espoir sans espérance
revient sur les notions de fraternité et d’empathie. L’attente sans fin des
prisonniers lui rappelle l’une de ses expériences.
L’Oubli met en scène des Allemands qui humilient
des prisonniers. Or, Vercors redoute que les spectateurs n’aient oublié cette
bassesse une fois la paix revenue.
L’Art et l’Imposture
évoque l’ambivalence de l’art : un public cultivé et sensible crie à trois
jeunes gens des Forces Françaises de
l’Intérieur de retourner au front pour leur laisser le loisir d’écouter un
musicien accusé de collaboration.
Le Pardon distingue le
pardon de l’oubli.
Branle-bas : le
peuple britannique est conscient de la lutte qui reste à mener après la
victoire.
Responsabilité de l’écrivain
est la réponse catégorique de Vercors au questionnaire de l’hebdomadaire Carrefour
au sujet du rôle des écrivains dans la société.
Réponses
précise les positions de l’auteur.
L’enthousiasme, c’est celui du peuple français qui fait sa
noblesse d’âme ; mais dupé, il est aussi capable par faiblesse de confier son destin aux pires des hommes.
La gangrène témoigne du
désarroi de Vercors de constater que la commission d’épuration de l’édition est
impuissante.
II « UN MOMENT ANXIEUX DE
LA CONSCIENCE DE L’AUTEUR »
Ces articles réunis ne sont pas
disparates, comme le craint Vercors en préambule; bien au contraire, ils
forment un tout cohérent.
1) Le
traumatisme de la guerre
Comment peindre ce que la France
occupée a vécu au peuple américain qui n’a pas subi cette expérience
traumatisante ? Vercors s’y efforce dans Souffrance de mon pays en
jouant de l’empathie. Par des exemples
précis , il met les Américains dans la situation des Français pendant
l’Occupation pour témoigner de l’humiliation que ceux-ci ont essuyée, parce qu’ils
ont été réduits au silence. Un désespérant sentiment d’impuissance a résulté de
ce silence pesant. Vercors a souhaité le briser par un acte militant :
celui de la publication du Silence de la Mer et
de la création avec Pierrre de Lescure de la
maison d’édition clandestine Les Editions de Minuit.
Cette voix d’outre-tombe est un acte de Résistance intellectuelle mis en abyme
dans son Silence de la Mer : l’oncle et la nièce opposent un
silence obtus à l’ennemi Werner von Ebrennac. Cette jeune femme, allégorie de
la France, révèle une âme digne. Or, « Une nation, c’est d’abord une
âme. Pour faire mourir une nation ou un homme, il faut lui arracher
l’âme » rappelle Vercors aux Américains afin de faire comprendre cet
enjeu au sein de son récit.
Ces drames ont ébranlé fortement
ce pacifiste admirateur de l’homme de Locarno, Aristide Briand :
« J’aime les hommes, je veux aimer les hommes, tous.
Tous, même les Allemands. Mais je ne puis plus » (Souffrance de mon pays).
Cette phrase fait écho à
son article Qu’avez-vous fait de moi ? dans lequel Vercors ne
peut plus que haïr ce peuple au sortir de la guerre. Il se dénature donc dans
la mesure où il déteste habituellement ce sentiment. Cette haine se nourrit des
révélations atroces, celle d’Oradour que Vercors évoque dans Souffrance de
mon pays, et de ses expériences personnelles, puisqu’il a assisté, révolté,
à une scène d’une cruauté mentale et physique qu’il relate dans L’Oubli :
des Allemands font descendre des prisonniers d’un train, les font se dévêtir
aux yeux de tous et les font courir en les maltraitant à leur passage.
Néanmoins, tel Aristide
Briand en son temps, Vercors estime que les deux pays doivent se rapprocher, et
en 1948, il prononce son Discours aux Allemands (que l’on peut lire dans
Plus ou moins homme, Paris, Albin Michel, 1950), qui n’est en rien « paroles
d’oubli et de pardon » mais dialogue
nécessaire pour que l’Histoire ne se répète pas.
2) Les
craintes de Vercors à la Libération
Le sable du temps engendre
l’oubli, « parce que l’homme a une tendance si naturelle à oublier ! » (Le
Pardon). Cette obsession revient sous sa plume de manière récurrente. Il
condamne en effet ceux qui ont oublié la scène pendant laquelle des Allemands
avaient humilié leurs prisonniers (L’Oubli), ou ceux qui confondent
pardon et oubli. C’est se faire « une belle âme à trop bon
compte » (Le Pardon). Or, l’écrivain se distingue en cela de
ceux qui se mentent à eux-mêmes. Sa clairvoyance et sa lucidité d’homme et de
moraliste l’amènent à tenir un serment, celui de ne jamais oublier, ce qui
l’engagera à prendre inlassablement la plume pour dire, tout comme il l’avait
fait en tant que dessinateur.
3) La
restructuration du champ littéraire
Dans Nous avons été heureux,
Vercors regrette ces années de l’Occupation pendant lesquelles il a trouvé, non
pas rivalités intestines et divergences ressurgies en ces temps où chaque
écrivain et chaque camp luttent pour (re)prendre une place principale dans la
sphère intellectuelle, mais une fraternité et une noblesse dans la lutte
commune contre la barbarie. « Chacun, sous son nom, reprend une place
sociale » là où l’anonymat imposé par les contingences
historiques donnait au métier d’écrivain sa pleine valeur : celle du
désintéressement dans l’engagement.
Mais ces temps paradoxalement
idylliques ne sont plus et Vercors, nouvel écrivain dans le champ littéraire,
se lance dans la lutte au sein du CNE. Cette
lutte se cristallise autour de la notion de responsabilité des écrivains en
temps d’oppression. Anne Simonin note que Vercors adopte avec d’autres la
posture de moraliste intransigeant, mais « à force de rendre publique
sa position, il apparaît comme le représentant officiel de la "tendance
dure" du CNE »[1],
alors que Sartre, Queneau ou Camus, quoique aussi radicaux que Vercors sur
cette question, se garde de se prononcer aussi publiquement que lui pour ne pas
se confronter à Paulhan[2].
Pour lui, l’écrivain a un rôle social d’importance ; publier est un acte
majeur dont on est pleinement responsable, surtout dans un état policier où la
pensée est muselée.
Mais les écrivains ne doivent pas
être les seuls à répondre juridiquement de leurs actes pendant l’Occupation.
Les éditeurs qui ont collaboré méritent la même sévérité. Vercors siège à la
commission d’épuration de l’édition, en démissionne bientôt et dit dans La
Gangrène son amertume de voir les grandes maisons d’édition reprendre leurs
activités sans condamnation véritable et obtenir le quota de papier auxquels
elles avaient droit avant-guerre, alors que les Editions de Minuit, d’une
attitude exemplaire, a dû faire appel à Malraux pour une maigre attribution de
cette matière première.
Dans ces luttes pour que les
drames de ce genre ne se reproduisent plus, « il faut que la France
soit une » (L’Oubli), qu’elle soit fraternelle pour défendre la
liberté, notion bien fragile et à reconquérir à chaque instant, et œuvrer pour
la dignité humaine.
III UNE PENSEE EN
GESTATION
Le réel participe de l’imaginaire
de Jean Bruller-Vercors. Ce qu’il a vécu, ce qu’il a vu, ce qu’il a appris
forment la trame de ses nouvelles de la guerre et de la Résistance. Ces
articles préfigurent les récits des années d’après-guerre de cet écrivain et la
réflexion du penseur sur la qualité d’homme.
L’Espoir sans espérance et
Le Pardon illustrent l’interpellation que le narrateur faisait déjà dans
Le Songe : les hommes ne doivent pas
se mentir à eux-mêmes et ils devraient sortir de « leur wagon
plombé » pour ne pas rester plongés dans un « bel
aveuglement » (Le Pardon).
Vercors mentionne Oradour dans Souffrance
de mon pays, tragédie dont il fera le centre de sa nouvelle Les Mots dans laquelle il s’interroge sur le rôle
du Poète dans la cité.
En filigrane apparaît sa
réflexion sur la nature humaine qui trouvera sa théorisation aboutie dans Plus
ou moins homme et mise en application dans ses fictions à thèse. Son
éthique s’amorce dans L’Oubli, article dans lequel il se souvient que
des hommes ont ri de leurs compatriotes humiliés par des Allemands. Or, l’homme
est pleinement homme quand il est solidaire de ses frères, lorsqu’il ne
s’abandonne pas à son instinct que Vercors qualifie de rétrohumain. Son récit Le
Nord dévoile ce qui sera le credo humaniste de Vercors : l’homme doit
être traité comme une fin, non comme une moyen.
L’art empêche Vercors de désespérer. Mais il peut se révéler aussi
imposture comme il le montre dans son article d’avril 1945 L’Art et
l’Imposture. Il est en effet un puissant alibi à l’officier allemand occupé
à peindre pendant que sa troupe massacre les habitants d’Oradour-sur-Glane (Les Mots), alibi que le Renaud Houlade de L’Impuissance
refuse en pratiquant un bel autodafé de ses œuvres d’art. Vercors convient
de cette ambivalence de l’art : loin d’être la force suprême de
l’indépendance de l’homme, il peut lui servir « d’alibi pour compenser
les horreurs commises par notre espèce » (A dire vrai). Mais
l’homme qui s’en sert dans la lutte contre l’ennemi sait que l’art est « la
forme suprême de notre indépendance
proclamée à la face de la Nature » (Plus ou moins homme).
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