L'homme
est-il de droite ou de gauche par nature?
Les
orientations politiques: du poids de
la culture...
...
et
de la nature humaine originelle
La
droite: "Back to the trees"
La
gauche: "Indignez-vous"
Les
orientations politiques: du poids de
la culture...
L'homme
est-il de droite ou de gauche par nature?
C'est une question que Vercors se posa et
mit en scène à quelques reprises dans
sa carrière. Question peut-être en apparence
étonnante tant on interroge les orientations
politiques de chacun par le biais culturel.
Héritage familial, souvent microcosme d'un
milieu, d'une classe.
Les
études sociologiques et statistiques permettent
de repérer des invariants suivant les
critères socio-économico-professionnels,
etc., et de dessiner le portrait global des
citoyens de gauche et des citoyens de droite.
Evidemment les nombreux transfuges
individuels échappant à un catalogage rigide soulignent
de manière salvatrice que le déterminisme
de type fataliste est trop réducteur, qu'il
existe donc un libre-arbitre et que les
trajectoires de vies singulières, notamment
au gré des rencontres et de l'Histoire,
infléchissent une courbe trop rectiligne et
inflexible.
Vercors
en offrit un exemple dans Comme
un frère
(et le résumé de ce roman de 1973 est ici).
Par la magie de la littérature, l'écrivain
dédoubla le personnage de Louis-Roger. De
ces deux et même hommes, qui est l'authetique?
Ce prodige permit à Vercors de faire diverger,
en fonction des hasards et des rencontres,
l'avenir de ce jeune homme double à l'esprit
encore malléable. Ces rencontres décident de
leurs trajectoires de vie et les amènent
à se forger deux personnalités différentes,
bientôt opposées. Louis côtoie le milieu
artistique aux convcitions politiques ancrées
à gauche, Roger connaît une ascension fulgurante
dans la haute bourgeoisie marquée à droite.
Mais quand survient une guerre civile, Roger
réintègre le corps de Louis, finalement
son vrai moi, porté à gauche de l'échiquier
politique. Hors cet événement subit,
Roger aurait poursuivi le parcours existentiel
que son immersion dans la grande bourgeoisie
lui déroulait, tout autant que le personnage
se choisissait volontairement.
Plusieurs
constats s'imposent:
-
Avec constance, Vercors s'interrogea sur
la quintessence d'une personnalité. Le dédoublement
du personnage de Louis-Roger suggère l'idée
qu'un individu est à la fois un et multiple,
selon sa trajectoire de vie, la manière
dont il se présente à chacun, le regard
que les autres portent sur lui de manière
divergente. Ce concept du caractère insaisissable
d'un homme, présent dans Les Caractères
du moraliste La Bruyère, est l'objet du
troisième album de Jean Bruller, Un
Homme coupé en tranches.
Le dessinateur n'apporta aucune réponse
précise sur l'identité véritable et sur
les moyens de la cerner, l'écrivain proposa
quelques éléments de réponse (Voir le troisième
constat ci-dessous) en laissant le propos
inachevé et ouvert, à l'image de cette part
d'irréductible insaisissable de l'individu.
-
Vercors considérait la rupture événementielle
comme facteur d'intelligibilité de l'essence
d'un individu, la réintégration de Roger
dans le corps de Louis au moment d'un événement
historique vecteur d'un choix politique
le prouve. Cette théorie générale de l'individu,
l'écrivain l'emprunta à sa bifurcation biographique.
A ce sujet,
lisez de Marc Bessin, Claire Bidart et
Michel Grossetti (dir.) l'ouvrage Les sciences
sociales face aux ruptures et à l'événement. Ou bien allez à cette
page.
Heurté
par l'Histoire, Vercors naquit à lui-même, selon
son interprétation autobiographique, et
comprit son identité intrinsèque:
"chez
le pessimiste endurci, inhibé jusqu'à la
guerre, l'occupation nazie a réveillé ou
révélé un personnage imprévu, ignoré de
lui-même: sinon un optimiste, du moins un
lutteur prêt à tout pour défendre des valeurs
auxquelles, la veille encore, il prétendait
ne pas croire" (A
Dire vrai).
Vercors
le mit en scène fictivement dans Le Démenti
en 1947. Il évoqua un changement de psychologie
dans une nouvelle structure historique,
donc une modification de son comportement.
Il faut néanmoins relativiser: cette évolution
artistique et philosophique contient des
constances idéologiques et politiques. Vercors
resta un homme de gauche, héritage
familial indéniable. Son père était un libre
penseur, dreyfusard, admirateur des Lumières
arrimé à l' idée d'égalité, proche
de la gauche radicale dans le tournant du
XIXe au XXe siècles. Les raisons de l'orientation
politique des Bruller, de nature culturelle
(terme à prendre au sens large), entrent
dans les cadres des analyses sociologiques.
-
Vercors analysa la véritable identité
comme une fabrique sociale (donc culturelle)
mais aussi comme un fait de nature. Ainsi dans la
conclusion de son roman Comme
un frère:
"[...]
que survienne alors un grave événement, qui
les confronte à ce que, de naissance
et d'éducation, leur personnalité a
de plus précieux en elle, d'irréductible,
et cette fois l'un comme l'autre réagissent
pareillement - tel q u'en lui-même enfin
un unique Roger-Louis se révèle pour ce
qu'il est "vraiment".
Tant
il est vrai que, si les hasards nous mènent
par le nez plus que nous le croyons, il
est en chacun un diamant qui résiste à tous
les hasards".
"L'éducation"
relève bien pour Vercors de la
dimension culturelle, c'est-à-dire sociétale
(une famille dans un milieu et une société donnés).
La "naissance" peut être
perçue dans son aspect familial, évidemment,
mais également, sous la plume de Vercors,
dans une perspective liée à la nature humaine.
...
et de la nature humaine originelle
Pour suggérer - sans
insister - que l'homme est susceptible
par nature de se positionner à droite ou
à gauche, Vercors remonta dans le temps
de nos ancêtres, avant l'organisation de
la société, donc avant la construction
de tout système politique. Dans son conte
philosophique Les
Animaux dénaturés
(1952), l'écrivain décrit deux
types de tropis, sans véritablement expliquer
cette option. Aussi convient-il de faire
le lien avec la préface
d'un livre qu'il traduisit, The Evolution
man (Pourquoi j'ai mangé mon père)
de Roy Lewis. C'est en 1991 que le roman
sortit en France, mais c'est au début des
années 60 que Vercors rédigea cette préface,
corrigée par son ami Théodore Monod, pensant
qu'un éditeur allait se lancer dans l'aventure.
Je connais cette information grâce à mon
travail sur la correspondance inédite de
Vercors. La préface publiée en 1991 est
bel et bien celle écrite 30 ans plus tôt.
Les prises de décision - ou bien leur absence
- par les personnages de Roy Lewis sont
interprétées par Vercors comme la conséquence
de tempéraments différents qui inclinent
vers des systèmes de croyances dévolus à
la droite ou à la gauche. Des préhominiens
déjà politisés, dans l'herméneutique vercorienne.
1)
La droite: "Back
to the trees"
Dans sa préface à Pourquoi
j'ai mangé mon père, Vercors commente
ainsi le comportement des personnages préhumains:
"Le comique aussi
de voir ces ébauches d'hommes, dès leurs
premiers pas hors de l'animalité, se partager
déjà entre gauche et droite, entre progressistes
et réactionnaires, entre ceux qui refusent
de subir plus longtemps la tyrannie de la
"marâtre nature", se dressent
contre elle, inventent l'outil, le feu;
et ceux qui, réprouvant ces nouveautés qui
les effraient, proscrivent cette rébellion
et veulent à tout prix revenir, au sein
de la nature, à la vie bien tranquille des
singes arboricoles".
Vercors perçoit l'oncle
Vania comme un représentant de la droite,
puisqu'à chaque nouvelle invention de sa
horde il s'écrie invariablement "back
to the trees" ( = remontons dans les
arbres). Pour Vercors, penser à
droite se traduit donc par le respect de
la tradition, l'immobilisme, la peur du
changement. Ainsi l'oncle
Vania craint les conséquences de l'invention
du feu et
enjoint ses congénères au principe de précaution,
vecteur d'interdiction de toute découverte.
Le parallèle entre certains
tropis des Animaux dénaturés
et l'oncle Vania inventé par Lewis
est explicite. Des tropis se laissent capturer
par l'équipe de scientifiques, acceptent
de vivre dans des enclos et y retournent
spontanément malgré le fait que la clôture
leur soit ouverte. Ils abdiquent leur liberté,
ont un comportement statique soulignant
leur absence d' évolution.
Dans ce cas de figure,
les
opinions politiques viendraient de la nature (innée).
Une nature qui ne consiste pas en la transmission
par les gènes (l'oncle Vania et les autres
membres de la horde appartiennent à la même
famille), mais en des tempéraments. Cet
argument de Vercors est-il fondé et vérifiable?
On le retrouve dans un ouvrage récent de
Steven Pinker, Comprendre la nature humaine
(2002).
Ce professeur de psychologie de l'Université
de Harvard propose
de ne pas verser dans l'explication du tout
culturel en ce qui concerne l'être humain
comme nos sociétés, dit-il en préambule,
penchent trop à le faire. Les explications
du tout acquis pratiquent la "table
rase" de nos racines innées. Les gènes ne font
pas tout non plus, poursuit-il, mais cet
héritage ancestral peut aussi rendre compte
de l'humain, à des degrés plus ou moins
importants. Du moins l'interaction entre hérédité
et environnement est un facteur explicatif
plus complet.
Dans
son chapitre sur la politique, Steven Pinker,
s'appuyant sur des expériences et des chercheurs
peu connus en France, veut démontrer que
les options idéologiques apparaissent naturellement
chez des sujets qui ont des tempéraments
différents. Il prend comme exemple le cas
des vrais jumeaux séparés à la naissance
ayant des attitudes politiques similaires.
Il continue en stipulant que les deux bords
politiques correspondent à deux visions
de la nature humaine.
La
"vision tragique" de l'homme
se situe à droite. Par essence, la nature
humaine n'a pas changé. L'homme, dominé
par son égoïsme, vit dans une organisation
sociale qui fonctionne tant bien que mal
en fonction de ce qu'il est. Aussi toute
révolution des stuctures sociales risque-t-elle
de faire sombrer l'humain dans la barbarie.
Très rapidement résumée, cette conception
rappelle toutefois l'anthropologie brullerienne,
proche de celle des moralistes du XVIIe
siècle (Relisez cette
page).
Dans La
Danse des vivants,
le dessinateur des années 30, quoique de
sensibilité de gauche, développa cette théorie
qu'ultérieurement Vercors nommera le fatum
(par exemple dans ses préfaces des traductions
qu'il réalisa des pièces de Shakespeare).
2)
La gauche: "Indignez-vous"
Dans
Pourquoi j'ai mangé mon père, Edouard et
ses trois fils (le narrateur Ernest particulièrement),
représentent la gauche dans l'interprétation
vercorienne. Ils s'extasient
devant leur conquête du feu, leurs inventions
de la pointe durcie, de l'arc et de
l'art figuratif. Pour Vercors, penser à gauche signe
l'enthousiasme optimiste face aux progrès,
la confiance dans l'homme qui conquiert
son indépendance progressivement et ose
acquérir des savoirs (scientifiques, artistiques,
techniques, etc.) tout en sachant que le
risque zéro n'existe pas.
Faisant
fi des recommandations de l'oncle Vania, les autres personnages
apprennent à produire le feu, à cuire les
aliments, font face à l'incendie, conséquence
de leur maladresse de néophytes. Mais
jamais ils ne renoncent aux recherches. L'humanité
en marche prend des risques, c'est comme
cela qu'elle évolue. L'émancipation graduelle
de l'homme en est la fin.
Dans Les
Animaux dénaturés, Vercors campe des tropis indépendants, pacifiques,
marchant tranquillement mais sûrement vers
cette rencontre nouvelle avec les scientifiques,
potentielle révolution de leur existence.
Ce second type de tropis forme l'exact inverse
des tropis heureux dans leurs réserves.
Dans cette description
tranchée entre deux modes de comportement
que Vercors va jusqu'à mettre à l'origine
du clivage gauche/droite, on comprend que
l'écrivain prend parti pour les préhumains
qui refusent le fatum et deviennent des
lutteurs dans le but de se libérer de leurs
multiples entraves, par le moyen du progrès.
Si l'on suit l'argumentaire
de Steven Pinker dans Comprendre la nature
humaine, les partisans de la gauche
ont une "vision utopique"
de l'homme. La nature humaine est malléable
et peut aller en s'améliorant en fonction
des organisations sociales. Aussi les institutions
traditionnelles deviennent un carcan dès
lors que l'homme évolue. Cette vision plus
positive, Jean Bruller la dessina dans le
chapitre "Rien n'est perdu"
de La
Danse des vivants,
édité à l'hiver 1934, au moment où il entendait
les discours des gauches réunies face au
fascisme (Voir "Une anthropologie en
devenir" à cette
page).
Rappelons l'argumentaire de Jean Bruller
quand il publia ce chapitre à l'anthropologie
ouverte sur l'espoir:
"[...]
le plus méchant
porte en lui tel élément de bonté, et le
plus médiocre tel élément de grandeur, que
dans son état actuel la Société humaine
étouffe, mais auxquels un Progrès digne
de ce nom doit permettre de fleurir".
Dans Pourquoi
j'ai mangé mon père, le père Edouard
réussit à convaincre ses fils de se lier
à des femmes d'autres tribus. L'exogamie,
pratique nouvelle, est source d'évolutions
positives nécessaires. La symbolique finale
du meurtre du père par le fils Ernest, persuadé
par sa compagne étrangère à la horde, connote
cette nécessité d'éliminer ce passé pour
s'émanciper. Je ne développerai pas cette
idée ici, mais ce livre de Roy Lewis a des
liens indéniables avec Totem et Tabou.
Interprétation par la psychanalyse de la
vie sociale des peuples primitifs (1913)
de Freud.
Vercors
s'interrogea donc sur "l'homme
est-il de gauche ou de droite par nature?".
Bien que de manière très succincte, il se
pencha sur cette question qui
l'amenait à soupeser les entités nature/culture
et à revenir constamment à nos origines.
Article
mis en ligne le 25 avril 2013
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