L’Imprimerie de
Verdun ou la marche vers la lucidité et l’effondrement des illusions d’un
« bon Français » pétainiste.
PREAMBULE : HOMMAGE AUX IMPRIMEURS DE LA
RESISTANCE
ITINERAIRE D’UN HOMME ENTRE 1914 ET 1945
D’une guerre à l’autre
De la guerre à l’Occupation Une controverse historique
I PREAMBULE : HOMMAGE AUX IMPRIMEURS DE LA
RESISTANCE
Vercors a écrit L’imprimerie de Verdun après la Libération en 1945 dans un volume
collectif publié en hommage aux imprimeurs fusillés. Il met en abyme ce thème
dans sa nouvelle, puisque le personnage principal, Vendresse, est patron
d’ « une petite imprimerie tout encombrée d’objets inutiles ».
Or, malgré ses
convictions premières, et une fois
revenu de sa fidélité aveugle envers Pétain d’ancien combattant de Verdun, cet
homme se jette dans la Résistance. Il se rend ainsi chez le narrateur avec
lequel il a des relations professionnelles : en effet, dès le début de la
nouvelle, cet artiste passe le seuil de l’imprimerie (nommée justement: de Verdun) pour des « épreuves pour [ses]
éditions ».
A Vendresse qui
veut « imprimer des tracts », sont expliqués
les risques de cette activité
clandestine. Les détails sordides, horribles et réalistes des tortures exercées contre les résistants ne font hésiter qu’un
temps cet homme se définissant lui-même comme « plutôt douillet, pas
très courageux », surtout quand le narrateur évoque le projecteur
braqué dans les yeux du prisonnier « trois jours durant »
ou l’épreuve interminable du plongeon dans l’eau glacée. Or, ce détail est
directement inspiré d’une conversation que Vercors a eue avec Oudeville, l’un
des imprimeurs qui participe à l’aventure des Editions
de Minuit :
« [Oudeville]
se retourne. Je le trouve un peu pâle. On le serait à moins. L’œil gauche
parait encore un peu plus exorbité. Il dit :
« Nuit et jour ?
-
Oui.
Plusieurs nuits. Plusieurs jours.
-
Ce doit
être épouvantable quand on est sujet aux conjonctivites ? »
Je ne peux
m’empêcher de sourire. Ainsi ce que n’ont pu les os brisés, les ongles
arrachés, les brodequins, les mâchoires fracassées, une simple lumière y
réussit parce que cette douleur-là il la connaît, il peut l’imaginer (…)
-
Oh !
dit-il, je me doutais bien de tout ça. Sauf pour le projecteur : la
lumière me fait mal et en été je porte des lunettes noires. Ca ne fait
rien ». (La Bataille du Silence).
Le réel nourrit
donc les récits de Vercors et constitue dans L’imprimerie de Verdun un
hommage respectueux aux imprimeurs qui, au nom de leurs idéaux , ont
chaque jour courageusement risqué leur vie aux côtés des écrivains résistants.
Sans cette collaboration, discrète mais étroite
et indispensable, les tracts, journaux et revues clandestins n’auraient pas vu le jour… et encore
moins le projet ambitieux de la maison d’éditions clandestines Les Editions de
Minuit.
Vendresse se
lance trop imprudemment et presque en
désespoir de cause dans cette activité dangereuse. Le narrateur et son
réseau l’avaient chargé d’imprimer des tracts mêlés à des faire-part de deuil.
La ruse réussit, puisque « personne n’eut l’étrange idée de les
lire » malgré deux perquisitions en trois mois. Cependant, l’imprimeur
ne tient pas compte des conseils expérimentés du
narrateur et fabrique des tracts pour un autre groupe de résistants : la
troisième perquisition le perd. Ce « bon bougre »
« plutôt douillet » ne parle pas sous la torture et révèle
héroïquement une part de lui- même dans cette
situation subie et extrême . En cela, ce personnage annonce Arnaud du récit « Le Démenti », tiré du
recueil Les
Yeux et la Lumière
publié en 1948 : lui qui
ne croit qu’en l’absurdité du monde et en la vanité des actions humaines, se
lance sans savoir pourquoi dans la Résistance et, arrêté, il ne divulguera
aucun nom malgré la torture ; on le retrouvera crucifié sur une porte de
grange, tel un martyr.
Cette réflexion
sur la capacité de se taire sous la torture est récurrente. Ainsi, dans La Bataille du Silence, Vercors constate que les réactions humaines
se révèlent dans les circonstances tragiques. Ainsi, sa courte expérience de
l’Intelligence Service lui apprend « que nul ne sait d’avance comment,
sous la torture, il réagira. Tel qui paraît d’une énergie inébranlable
s’effondrera à la première douleur physique ; tandis que tel que l’on voit
au danger suer et trembler de peur se laissera ensuite mettre à mort sans
parler ».
C’est une
interrogation angoissante à laquelle Vercors, l’auteur, et l’éditeur clandestin
des Editions de Minuit n’a sans doute pas pu échapper.
Vendresse, après
un emprisonnement de sept mois, est déporté dans un camp de
concentration :
« Son
corps pitoyable doit reposer quelque part, dans un fossé, au bord d’une route
d’Allemagne ».
Le pathos de
cette fin s’accroît par le fait que ses bourreaux sont ceux-là même qui
partageaient ses opinions au sujet des francs-maçons, des bolcheviks, des Juifs
dont « Pétain-sauvez la France » débarrasse d’une « France
enfin purifiée ».
II ITINERAIRE D’UN HOMME ENTRE 1914 ET 1945
1)
D’une guerre à l’autre
Dès l’incipit, Vendresse est perçu comme « un
brave bougre » par le narrateur malgré ses opinions arrêtées et
tranchées:
« il était allé crier « à bas les
voleurs ! » pour protester contre les impôts. Lesquels sont trop lourds parce que les
Juifs s’engraissent, les francs-maçons volent,
les « bolcheviks » sabotent ».
A la tête d’une « modeste
affaire » d’imprimerie léguée par son employeur mort de ses blessures
à Verdun, ce petit patron prône « l’ordre et la patrie » par
un « chambardement ordonné » contre les voleurs.
Ce patriote « fervent et
sincère » énonce ainsi des poncifs généraux sur les bolcheviks et les Juifs tout en différenciant « les
diverses entités et les individus ». Ainsi, il côtoie le narrateur et
l’appelle « Bolchevik en riant à moitié, à moitié
seulement ».
Et surtout, son compagnon Dacosta pour qui il
ressent une tendresse paternelle avait, lui aussi, combattu à Verdun mais « était
juif, franc-maçon et antifasciste ». Ces contradictions apparentes
n’empêchent pas le narrateur de le trouver très attachant et de le nommer « mon
Vendresse » dont la « sincérité, [la] ferveur se
trompaient de chemin, c’est tout ».
Entre cet homme « sensible à la justice » et Dacosta « petit
gars de Briançon, ardent, vif, travailleur
et adroit », les tensions s’exacerbent lors de
la crise de Munich. Leur divergence idéologique réside dans le fait que Dacosta a été
confronté à l’expérience de la réalité, contrairement à son patron aveuglé par
la propagande de Vichy . Dacosta a en effet été chassé de son imprimerie du
Piémont à cause de la montée inexorable de la prise du pouvoir par Mussolini.
Malgré les accords de Munich, Vendresse s’entête dans ses erreurs : la violence et la
ségrégation exercées contre les Juifs en Allemagne ne sont que « propagande
communiste » .
Les prémonitions de Dacosta sur l’imminente
vassalisation de la France mettent
Vendresse en rage au point d’évoquer des clichés préfabriqués, loin de
la réalité effective, ne serait-ce qu’en examinant le cas particulier entre les
deux hommes :
« Vassalisés ! On ne l’est pas déjà,
vassalisés ? Par les Juifs et les francs-maçons ? » Suivait un
silence pénible. Le commis, juif et franc-maçon, regardait son patron avec une
douce ironie… »
2)
De la
guerre à l’Occupation
L’aveuglement de Vendresse persiste contre
l’évidence. Au printemps 1940, tous deux se trouvent mobilisés dans la même
compagnie qui « travaillait en forêt de Compiègne » pour
ralentir l’avancée des « Fridolins » quand les officiers
fuient. Dacosta sauve ses camarades par un acte de sang-froid et de
bravoure :
« Il fut cité à l’ordre de l’armée. Le
général G*** le félicita en public.
Pétain prit le pouvoir.
« Enfin ! » dit Vendresse ».
Ces dernières phrases énoncées de façon
presque anodine annoncent en vérité de sombres perspectives menaçantes que
Dacosta ne manque pas de relever dans sa grande lucidité. Vendresse croit
en «
Pétain-sauvez-la-France ». Il admire tant son héros de Verdun qu’il le
défendra avec ardeur jusqu’ à ce que la femme et les enfants de Dacosta
soient raflés et entraînés vers les camps de la mort. Vendresse convainc Dacosta de rentrer avec lui à l’imprimerie
après l’armistice malgré les inquiétudes de ce dernier :
« Le Vieux, laisser tomber les
poilus ? Tu es un beau salaud ! (…) Tu ne risques rien avec le
Vieux ».
Les premières mesures contre les Juifs
s’incarnent concrètement en la personne de Paars, membre comme Vendresse de « l’Amicale des Vieux de Verdun »,
mais qui y fut à l’arrière des combats. Cet homme qui dit avoir perdu son
imprimerie depuis 1938 à cause des « manigances d’un Juif »
tente de persuader notre imprimeur de signer une pétition pour « se
débarrasser des Juifs dans la profession ». Vendresse tergiverse et
préfère attendre « le jour où Pétain nous dira… ». Il commence à être ébranlé dans ses convictions mais
ne veut pas l’admettre. Regardant un portrait de son idole le Maréchal accroché sur le mur, il commence
à comprendre tout en le niant : «
Je hais les mensonges… ». Pourtant, il l’absout encore de cette
responsabilité .
La deuxième visite de Paars, au physique
caricaturé par de « gros bras », de « grosses fesses »
et des « bajoues couperosées », le jette davantage dans
l’embarras. Imbu de lui-même, Paars se donne le rôle de conseiller du Maréchal
lui-même au sujet des lois anti-juives. Il précise orgueilleusement que
celui-ci acquiesce à ses propositions, ce qui permet à Vendresse d’excuser le « vainqueur de
Verdun » encore une fois : « Il t’a encouragé sans
t’encourager tout en t’encourageant ».
Vendresse nie l’évidence et il est en cela le frère
de Thomas Muritz de La Marche à l’étoile.
Pour se convaincre du bien-fondé de son argumentation, ce dernier répète aussi
sans cesse qu’il ne faut pas prêter une oreille complaisante à la
propagande : le « Maréchal –de- France » n’est pas
responsable ; surtout, ce serait renier ses croyances les plus profondes.
Pétain responsable ? Il le récuse contre toute logique et en invoquant la
contrainte allemande. Cette trahison est inimaginable pour Thomas dont la pureté spirituelle a guidé toute la
vie. A la fin de la conversation avec le narrateur, celui-ci entrevoit cette
ignominie mais il la refuse, car celle-ci
le briserait : « …parce que, si un jour je devais croire…si
je devais cesser… ».
Si Vendresse refuse cette vérité évidente, il devient de plus en plus
soucieux. L’arrestation de Whemer par des Français ainsi que
l’Affiche rouge sont des démonstrations qu’il devient difficile de nier .
Le jour où il aide Dacosta à fuir, il lui avait encore demandé de « composer
un carton de publicité (…) au profit des prisonniers, sous l’égide du Maréchal
(Ils s’étaient disputés la matin à ce sujet) ».
Il reporte contre toute logique la responsabilité sur « ce gros
porc », cet « infâme salaud » de Paars.
Falsifiant la carte d’identité de son ami, il choisit son camp même s’il n’en a
pas encore conscience ou plutôt ne veut pas le reconnaître : « dans une
France enfin purifiée », il se plaint de sa « déveine d’être
tombé sur un salaud comme ce cochon de Paars, voilà tout ».
La preuve tangible et atroce surgit le jour où la famille de Dacosta,
que Vendresse avait promis de protéger, est raflée. Accouru au siège des Vieux
de Verdun pour tenter de la sauver, Vendresse voit la signature de Pétain au
bas du texte qui stipule la radiation de la
« race juive » des membres de l’Amicale…
Tel Thomas
Muritz face à son bourreau qui s’incarne en un gendarme français, Vendresse est
bouleversé au-delà de tous les mots. Ce choc n’est verbalisé devant le
narrateur que dans le constat pathétique de « voilà », mot
répété quatre fois de manière dérisoire.
Mais c’est
essentiellement dans son attitude que Vendresse révèle sa souffrance exacerbée
et son désarroi. Lorsque cet homme s’aveuglait et niait l’évidence, il
empruntait toujours le même comportement de gêne : « Et Vendresse
se sentait un peu bête, fourgonnait ses poches pour y chercher une pipe qu’il
savait absente, déplaçait ses petites lunettes rondes sur le petit bout de son
nez rose, remuait ses grosses lèvres sous la moustache roussie par les
mégots ».
Mais plus les
évènements contrecarrent sa volonté, moins Vendresse ne bouge ; lorsque
Dacosta doit fuir, « Vendresse s’assit sur le marbre, les jambes
pendantes, le menton dans les mains » ; et lorsque le narrateur
s’étonne de sa volonté de s’engager dans la Résistance, « Il ne dit rien. Il restait là tout
tranquille, immobile, un peu inquiétant, à me regarder ».
Contrairement au Silence de la Mer, les Allemands sont relégués au second plan
pour mieux mettre en évidence la responsabilité pleine et entière du régime de
Vichy et l’aveuglement de nombreux Français à propos de Pétain, identifié
comme le vainqueur de Verdun.
Une controverse historique
Dans cette
nouvelle, s’opposent longtemps les opinions de l’imprimeur, pétainiste et
antisémite (mais hostile à l’Action Française) et le narrateur
« bolchevik », déjà engagé dans un réseau résistant. A la Libération,
lorsqu’ est publié ce texte de commande, se construisent diverses « Histoires
officielles » de la
Résistance. Selon la vulgate du PCF, « parti des fusillés » dont
Vercors devient un « compagnon de route », les communistes furent les
premiers résistants et autour d’eux s’agrégèrent peu à peu les « bons
Français » issus d’autres positions politiques et dont les yeux se sont
progressivement dessillés . On connaît aujourd’hui le caractère
apologétique de cette version sensiblement éloignée de la vérité et très
schématique ; alors que le Parti restait englué dans le pacte
germano-soviétique, un certain nombre de résistants de la première heure
gardèrent longtemps leur confiance au Maréchal à l’exemple d’Henri Frenay,
fondateur de Combat , qui ne rompit avec Pétain qu’en avril 1942, d’où la
légende de la complémentarité de « l’épée » gaulliste et du
« bouclier » pétainiste.
|