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 Dessinateur et graveur

Episode 1: Frisemouche fait de l'auto (1926)

Vous pouvez passer directement à la résolution de l'enquête à la page Jean Bruller, Nathan et Citroën.

[Une page dédiée à Fabien Sabatès, spécialiste de Citroën, en souvenir de nos enrichissantes discussions autour de Frisemouche et Loulou]

Allez lire un article sur Frisemouche fait de l'auto en cliquant sur ce  lien ou sur cet article en pdf. L'ouvrage édité en 1926, réédité chez Massin en 1991, est disponible chez Portaparole depuis 2011.

 Une recherche en cours: Jean Bruller, illustrateur et auteur de Frisemouche fait de l'auto?

Rappel de mon texte de juin 2011

Suites de ces méditations: une recherche toujours en cours

L'attitude de Vercors face à Frisemouche fait de l'auto (ajouts dans le texte de juin)

Chapitre 2: Où Frisemouche nous conduit naturellement à Loulou

Le projet Citroen de l'entre-deux-guerres (texte de juin)

De Fricasson fait de l'auto (1925) à Frisemouche fait de l'auto (1926)

Jeu des sonorités et d'images

 Les aventures de Fricasson et de Frisemouche

 

Une recherche en cours: Jean Bruller illustrateur et auteur de Frisemouche fait de l'auto?

1) Rappel de mon texte de juin 2011: indices et premières constatations

En 1926, les Editions enfantines Citroën publièrent Frisemouche fait de l’auto : si les illustrations étaient clairement attribuées à Jean Bruller ne serait-ce que par la signature explicite des dessins, en revanche il ne reçut aucun nom d’auteur pour le texte.

En 1991, cet ouvrage pour la jeunesse fut réédité grâce à la persévérance du spécialiste de Citroën Fabien Sabatès, aux Editions Massin avec l’avertissement suivant :

« […] Nous nous sommes efforcés d’obtenir les autorisations nécessaires. Malheureusement aucun renseignement n’a pu nous être donné sur les différents ayants droit. Nous avons estimé que c’était rendre hommage à Citroën que de rééditer cet ouvrage. Notre espoir est que cette réédition nous révèle le nom des ayants droit ou leurs héritiers, auxquels d’ores et déjà sont réservés en notre comptabilité les droits usuels ».

L’anonymat resta donc de mise, cas de force majeure, déclara-t-on.

En mars 2011, l’éditeur Portaparole réédite cet ouvrage, cette fois-ci en précisant d’abord qu’il a été « écrit et illustré par Jean Bruller dit Vercors », puis en remerciant Fabien Sabatès d’« avoir facilité avec son attestation l’attribution de ce texte à Jean Bruller ».

Quels indices tendraient à prouver que Jean Bruller est bien illustrateur ET auteur de Frisemouche fait de l’auto ?

-     Fabien Sabatès, que j’ai contacté, m’a raconté qu’en 1991 son éditeur Jean Massin alla à la rencontre de Vercors afin que ce dernier accepte de signer un contrat avec lui, donc un contrat avec l’auteur de cet ouvrage.

-     Cette preuve décisive est corroborée par des indices textuels que j’ai pu rapprocher de deux lettres que le jeune Bruller alors âgé de 10 ans envoya à ses parents. Le héros Frisemouche, attachant fugueur en quête d’aventures à bord de sa voiture à pédales, subtilise à une petite fille son chien qu’il surnomme Pataud avant de rencontrer un belluaire de cirque et de participer à un tour avec deux lions. Or, ces deux éléments fictifs sont une réminiscence de deux épisodes réels que le jeune Jean Bruller du même âge que le personnage fictif vécut personnellement comme le montrent les deux lettres de 1912 (le tour est dans la réalité exécuté avec un cheval, d'abord par un cavalier qui s'exécute seul avec l'animal, puis par des enfants). Quand on sait que Jean Bruller-Vercors glisse dans sa double pratique de permanents instantanés autobiographiques, ce critère s’ajoute décisivement au premier indice.

-     Peuvent être aussi pris en considération d’autres menus éléments textuels. Jean Bruller paraît mettre en scène sa vie de famille : Monique sa sœur mutine (dans la réalité Denise), un Frisemouche-Jean Bruller malicieux qui préfère la pause récréative aux devoirs de vacances, etc. De même, la lionne Frédégonde n’est pas sans rappeler d’un point de vue onomastique le personnage de Cunégonde dans Candide de Voltaire, cet écrivain tant admiré de Jean Bruller qu’il intitula sa revue éphémère de 1923-1924 L’Ingénu.

       

     2) Suite de ces méditations: une recherche toujours en cours

Lors de notre échange de juin 2011, Fabien Sabatès avait mis judicieusement en parallèle Frisemouche fait de l’auto et Loulou chez les nègres dans un texte d’Alphonse Crozière publié chez Nathan en 1929. Texte de Crozière et dessins de Jean Bruller sont une réplique indéniable de Frisemouche fait de l’auto, avec une semblable histoire d’enfant à voiturette….mais sans les chevrons Citroën. Les voyages de Loulou Clichard, parti de Colomb Béchar vers le Niger, sont la transposition de la Croisière Noire de 1924-1925, à l’image de nombreux autres récits de l’époque.

 Il est à remarquer que dans toutes les illustrations des ouvrages de jeunesse publiés chez Nathan, Jean Bruller dessine le même héros blond aux joues rouges. Allez-vous en persuader en allant consulter quelques images de Pif et Paf par exemple.

 J'ai donc relu attentivement les ouvrages de l'entre-deux-guerres de Jean Bruller, illustrateur ou auteur, et j'ai repris l'enquête pour être sûre que le point de départ - Jean Bruller auteur du texte Frisemouche fait de l'auto - est certain.

       Par les  nombreux indices autobiographiques disséminés dans Frisemouche fait de l'auto, je crois que Jean Bruller est l'auteur de ce petit texte pour la jeunesse. Seulement, il convient de rester prudent(e) et de trouver une preuve matérielle. L'éditeur Portaparole s'engage dans cette voie à partir de l'attestation de Fabien Sabatès, spécialiste de Citroën à qui l'on doit la réédition de cet ouvrage en 1991 aux Editions Massin. En creusant bien le sujet, il n'existe pour le moment aucune preuve concrète. De plus, j'ai relu ensuite le fascicule A propos de Patapoufs et Filifers édité par la Bibliothèque de L'Heure Joyeuse en 1999, au moment de l'exposition consacrée à André Maurois, Jean Bruller et leur éditeur Paul Hartmann. Or, il se trouve qu'à la page 41, Françoise Lévèque attribue Frisemouche fait de l'auto à Alphonse Crozière, ('auteur de Loulou chez les nègres justement!) grâce "au tapuscrit signé, conservé dans les archives Nathan". Ce même fascicule évoque Loulou chez les nègres en l'attribuant à Alphonse Croisière!!! Erreur malencontreuse de frappe ou bien interversion entre les 2 récits? Interversion cocasse d'ailleurs quand on sait que le récit de 1929 parle de La Croisière Noire, expédition programmée par André Citroën sur le continent noir. Il existe bel et bien un lien entre ces deux récits, lien éditorial (Nathan), thématique et textuel, artistique (la collaboration Jean Bruller-Alphonse Crozière que Vercors ne mentionnera à aucun moment, alors qu'aux mêmes dates il collaborait avec André Maurois et qu'il en parla à l'envi dans ses mémoires).

       Je ne  remets pas en cause ce que Fabien Sabatès affirme, et il le sait, mais cette découverte, si elle était entérinée par une preuve écrite, entraînerait des conséquences en cascade. On pourrait alors s'interroger sur la paternité de tout ou partie de Loulou chez les nègres (1929) qui fonctionne comme la suite visible de Frisemouche fait de l'auto. Et les chapitres 21 à 28 du Mariage de Monsieur Lakonik, BD de Jean Bruller de 1931, est étrangement une réécriture de Loulou chez les nègres. Clin d'oeil à Alphonse Crozière? Aveu implicite qu'il est le père des deux récits de 1926 et 1929, avec la complicité d'un Crozière alors plus connu que lui? Ou bien aussi aveu qu'il n'a pas uniquement fait des illustrations de commande, mais aidé fortement Crozière dans l'écriture des récits? Cette hypothèse est d'autant plus probable que j'ai décelé dans Couleurs d'Egypte de Paul Silva-Coronel des pans entiers de réécriture de textes que Jean Bruller écrivait en 1923-1924 dans sa revue L'Ingénu. Pour certaines collaborations de l'entre-deux-guerres, on peut donc véritablement parler d'écriture à quatre mains. Jean Bruller, écrivain bien avant Le Silence de la mer (1942), ne se contentait pas d'illustrer les albums auxquels il participait activement.

       Je voudrais revenir plus précisément sur les indices autobiographiques que j'ai perçus dans Frisemouche fait de l’auto.

          a) La mise en scène de sa vie de famille: les parents avec l'omniprésence du père; la sœur Monique et la bonne Rosa. Jean Bruller transforme les noms en en gardant des résonnances, car il aimait les jeux de mots ou de sonorités: Rosa était dans la réalité la bonne Rési, et la sœur Denise était surnommée Mado (indices pris dans les mémoires d'enfance de Vercors, inédits). Monique se montre malicieuse et taquine avec Frisemouche, comme Denise avec le petit Jean. Et si Frisemouche n'a onomastiquement aucun lien avec la vie privée de Bruller, en revanche la symbolique de la nomination reparaît quand un personnage interpelle le héros par un "Petit". "Petit! se récria Frisemouche d'un ton sec, vous saurez que ce n'est pas mon nom". On dirait le jeune Bruller se rebiffant contre le surnom qu'on lui donnait: "Petit Louis". Référence au père Louis Bruller: Jean est Louis Junior, mais il fut aussi un enfant de petite taille, ce qui inquiéta fort les parents pendant longtemps. Le sobriquet "Petit Louis" semble scindé en deux entre 1926 et 1929: "Petit" dans Frisemouche fait de l’auto, et Louis devenu Loulou dans le récit de 1929. Loulou, c'est l'affectueux sobriquet pour Petit Louis, et, comme Loulou le claironne dans l'incipit, c'est son papa qui lui a donné ce nom. La transmission se fait à plusieurs étages symboliques.

        De plus, il convient aussi de se pencher sur le héros Frisemouche, mis en scène à plusieurs reprises comme un enfant gourmand: dès la première apparition il  mange "un morceau de sucre imbibé de café" pour ne prendre que cet exemple. C'est la révélation discrète d'un jeune Bruller glouton, vorace au point de s'être rendu terriblement malade ( indice pris dans ses mémoires d'enfance, inédits). Quant au caractère déterminé et impétieux de Frisemouche face aux adultes, c'est la transcription de celui de sa sœur Denise (éléments qu'il évoque devant Gilles Plazy dans A dire vrai et qu'il développe dans ses mémoires d'enfance). Pour une bêtise commune, sa sœur était prête à recevoir seule la punition et à affronter les parents, pendant que le jeune Jean allait se cacher sous le canapé en attendant que l'orage passe. Frisemouche est celui qui reçoit "deux calottes" pour une bêtise commune. Dans la fiction, et dans l'hypothèse que Jean Bruller est bien l'auteur de ce texte, celui-ci devient l'enfant courageux qu'il aurait aimé être à la place de sa soeur. Explication "tirée par les cheveux", me rétorquerez-vous? Allez lire notamment son roman de 1969, Le Radeau de la méduse, et vous verrez que le personnage masculin principal, Fred, double de Jean Bruller-Vercors, raconte son enfance à la psychanalyste en endossant le rôle de sa sœur Denise.

           b) Les souvenirs d'enfance: toujours dans ses mémoires d'enfance inédits, Vercors raconte qu'il était fasciné par les foires qui s'installaient régulièrement dans le parc sous les fenêtres du domicile parental. Les parents de Jean Bruller interdisaient d'ailleurs souvent à leurs enfants de se rendre sur les lieux. Et les enfants de regarder ces fêtes foraines sans avoir droit d'y participer. Quelle grande déception! Le texte permet la transgression de l'interdit paternel. Jean Bruller s'émancipe par la plume, une "corne de taureau" à la Michel Leiris. Deux lettres de 1912 font écho au texte de 1926: le jeune Jean en pension chez des amis dit à sa famille que le chien que l'on vient de trouver sera baptisé. Et s'il reçoit le baptême, Jean deviendra officiellement son parrain! Revenons à Frisemouche parti à l'aventure avec le chien Pataud: il écrase par inadvertance la poupée d'une petite fille et lui promet qu'elle en aura une neuve dont il sera le parrain. Les indices du réel sont dispersés, mais bien présents.

      De même, le jeune Bruller racontait souvent dans ses lettres ses visites au cirque. Il raconte assez longuement un tour avec des chevaux exécuté par un cavalier, puis avec des enfants. Dans Frisemouche fait de l'auto, ce tour de cirque devient un numéro avec deux lions, animaux plus féroces pour les besoins de la narration. Les deux lions se nomment Néron (pour le mâle) et Frédégonde (pour la femelle). En juin, j'avais évoqué le lien onomastique entre Frédégonde et le personnage de Candide, Cunégonde. Mais on pense aussi aux deux personnages historiques sanguinaires. Et je me rappelle que le fils de Frédégonde (547-597) subit un supplice pour le moins horrible: il fut attaché à la queue d'un cheval et tiré par cet animal parti au galop. Frédégonde, Cunégonde, cheval, lionne... Peut-être Jean Bruller se souvint-il de sa lecture de l'Histoire populaire de France publiée par les Editions de son propre père et "dont les illustrations, par de bons graveurs de l'époque, ont enchanté [son] enfance (A Dire vrai. Entretien avec Gilles Plazy, Paris, Bourin, 1991, p. 41).

      Revenons encore à cette  lionne Frédégonde dans Frisemouche fait de l'auto. J'ai montré que cela faisait partie des indices de la probable paternité de ce petit texte pour la jeunesse à Jean Bruller: les résonances onomastiques avec Cunégonde, personnage de Candide de Voltaire, écrivain que le jeune dessinateur admirait, et les références à l 'histoire mérovingienne avec la reine cruelle Frédégonde (545-597). On peut ajouter  la reine mérovingienne Radegonde de Poitiers (519-587). Pourquoi? Parce que cela nous ramène à un autre écrivain que Jean Bruller adorait, adolescent, au point de ne vouloir lire qu'exclusivement ses oeuvres: Anatole France...qui écrivit La Légende de Sainte Radegonde en 1859. Les Propos de Sam Howard (textes et dessins de Jean Bruller parus dans la revue Paris-Flirt en 1922-1923) sont truffés de similitudes et d'emprunts jusqu'aux détails (dont des détails onomastiques) à l'oeuvre d'Anatole France, dit Alain Riffaud dans l'introduction de l'édition de Portaparole (2011). Et je rappelle qu'en 1923, le jeune Bruller fournit au Salon des Artistes indépendants 4 illustrations pour L'Ile des pingouins d'Anatole France.

      Dans la même volonté, le gendarme "Bourrichon" présenté à la fin du récit de 1926 n'est-il pas un rappel du Président "Bourriche" dans Crainquebille (1901) d'Anatole France?

       Autre probable souvenir d'enfance: Frisemouche est pris pour un "nouveau riche" par les enfants qu'il croise. Or, dans ses mémoires d'enfance inédits, Vercors revient plusieurs fois sur la marque distinctive des vêtements que ses parents lui faisaient porter, signes extérieurs de richesse dont il se rend compte.

       Comment Jean Bruller a-t-il pu être choisi par le groupe d'André Citroën pour illustrer - voire écrire - Frisemouche fait de l'auto? Vercors rappela qu'à son retour du service militaire effectué à Tunis de novembre 1924 à avril 1925, il vécut de son crayon grâce à de nombreuses commandes publicitaires. Et il eut ses entrées dans cette entreprise grâce à son ami Paul Silva-Coronel. Coronel et Bruller suivirent leurs études à l'école Breguet pour devenir ingénieurs. Si Jean Bruller décida à la fin de ces études-là en juillet 1923 de se tourner  vers l'art, Paul Silva-Coronel entra chez...Citroën! Un Paul Silva-Coronel qui fut un ami très proche au point de travailler deux fois avec ce double artiste: en 1935 pour Couleurs d'Egypte ; en 1950 pour Quota ou les Pléthoriens, pièce de théâtre finalement éditée en 1966 sous la forme romanesque.

 

         3) L'attitude de Vercors face à Frisemouche fait de l’auto

Avant la guerre, Jean Bruller ne synthétisa pas l’ensemble de sa carrière artistique dans un quelconque écrit autobiographique ou dans une interview. C’est donc le regard rétrospectif de l’écrivain Vercors qui balaie cette première carrière, dans La Bataille du silence (1967), dans la trilogie Cent ans d’Histoire de France (1981-1984) et dans son entretien avec le journaliste Gilles Plazy A Dire vrai (1989).

Sauf erreur de ma part, jamais Vercors ne cita Frisemouche fait de l’auto. Il faut dire que dans ses mémoires il ne mentionna pas tous les récits qu’il illustra. Seulement, la différence est substantielle quand on apprend que Jean Bruller est l’auteur de cet ouvrage pour enfants, et non pas simplement son illustrateur. Vercors évoqua au moins de nom tous ses albums…sauf celui-ci ! Aussi n’est-il pas l’inventeur de 8 albums, mais de 9 si l'on suit cette logique. Ce silence semblerait montrer que Vercors renia ce livre pour la jeunesse s'il en est véritablement l'auteur. Et en 1991, quand Jean Massin réédita l’ouvrage, il prit soin d’ajouter qu’il n’avait pas réussi à identifier l’auteur de Frisemouche fait de l’auto pendant qu’il faisait signer à Vercors le contrat.

Hypothèse 1 (Jean Bruller est l'auteur du texte): il demanda donc à Massin de taire son nom quant au texte. Quelques mois avant sa mort, Vercors ne souhaitait manifestement pas gauchir la version officielle qu’il avait véhiculée dans ses écrits autobiographiques. Les raisons de ce silence à propos de Frisemouche fait de l’auto se heurteront toujours aux dernières volontés de Vercors. Quelques supputations, néanmoins prudentes : celui-ci aurait-il eu honte de cet album du tout début de sa carrière de dessinateur ? Ne désirait-il pas être catalogué définitivement comme un auteur pour enfants ? Il est certain que 21 recettes de mort violente ne fut pas écrit dans la même optique. Ou bien, ne craignait-il pas qu'à partir de cette révélation, la critique n'ait la possibilité de dérouler le fil d'Ariane jusqu'au bout, et de déceler dans le labyrinthe narratif obscur de sa première carrière d'autres paternités tel Loulou chez les nègres (1929)?

Hypothèse 2 (Jean Bruller n'est pas l'auteur du texte, mais seulement son illustrateur): pourquoi alors ne put-il pas dévoiler à Massin l'auteur de ce petit livre? En effet, si le manuscrit est signé Alphonse Crozière, alors Jean Bruller collabora deux fois avec cet écrivain: en 1926 pour le héros Frisemouche, puis en 1929 pour le héros Loulou, un double évident de Frisemouche, qui effectue la traversée du Sahara comme Frisemouche l'avait annoncé. Jean Bruller ne pouvait donc pas oublier qui était le père du texte de 1926. Peut-être Jean Bruller ne voulait-il pas qu'on fasse le rapprochement à cause des liens évidents entre les deux récits à teneur autobiographique. En effet, si Jean Bruller n'est pas l'auteur de ces deux récits, il est indéniable qu'il a fourni une trame à Crozière. Et comment ne pas être quelque peu gêné d'avoir suggéré une trame pour un texte colonialiste? Voir mon article dans la revue Strenae, précisément dans le dossier "Enfance et colonies").

Comment décida-t-on de réunir Alphonse Crozière et Jean Bruller pour ce récit de 1926? Est-ce le groupe Citroën qui présida à ce hasard? Du tout. Jean Bruller connaissait Crozière au moins depuis 1923, puisque le journal gai L'Ingénu, dont le jeune dessinateur était le directeur, accueillit un texte de Crozière. Dans l'hypothèse 2, ce serait donc plutôt Bruller et Crozière qui proposèrent à Citroën ce récit illustré.

 

De plus, Frisemouche fait de l’auto est-il son premier album ? La question est très complexe. En effet, l’album 21 recettes de mort violente fut déposé légalement le 10 octobre 1926, c’est-à-dire à l’extrême fin de cette année-là. Souvenez-vous que dans une lettre privée, Vercors racontait qu’en réalité 21 recettes de mort violente avait été inventé trois ans auparavant, soit en 1923.

Allez revoir cet élément à la page 21 recettes de mort violente

On peut juste se demander ce qu’il entendait par là : en 1923, Jean Bruller dessina bien les 21 modalités de suicide au cours d’un jeu avec son amie d’enfance Yvonne Paraf, mais en écrivit-il simultanément les textes ? Ou bien réserva-t-il l’écriture en 1926 quand il se décida à franchir le cap de la publication ? Il ne le stipule pas. En relisant par hasard l'entretien de Vercors avec Jean-Pierre Mercier en juin 1990 (paru dans Le Collectionneur de bandes dessinées, juillet 1993, pp. 37-43), je peux affiner mon propos.  Vercors dit qu'il a remodelé la première mouture de 1923: "je l'ai d'ailleurs entièrement redessiné ensuite pour le livre". Il ne stipule pas en revanche s'il en avait écrit les textes; et si tel était le cas, s'il les retoucha comme ses dessins.

Quant à Frisemouche fait de l’auto, qui répond à une commande de Citroën, il fut inventé – l'invention du  texte avec des dessins imprimés au pochoir – en 1926 et publié la même année que 21 recettes de mort violente. Sur l'album original, il est juste noté que cela a été édité à Paris, en 1926, par les Editions Nathan pour le compte de Citroën. Aucun mois n'est donc inscrit. C'est pourquoi je recherche actuellement dans les Bulletins Citroën de l'époque si la sortie de Frisemouche fait de l’auto fut annoncée.

Il est donc difficile d’affirmer que Frisemouche fait de l’auto est le premier album de Jean Bruller dans sa création et sa publication. On peut poser cependant l’idée que cet album côtoie temporellement 21 recettes de mort violente, du moins dans sa publication.

Un constat fascinant (dans le cas de l'hypothèse 1): dans le récit de son parcours artistique, Vercors « oublie » Frisemouche fait de l’auto et insiste sur 21 recettes de mort violente comme premier album inventé et publié, tout comme dans le récit de son parcours scriptural qu'il fait commencer à sa première nouvelle (du moins publiée)  Le Silence de la mer, il « oublie » son roman policier de 1935 présenté à un éditeur (mais refusé) et son récit fantastique de 1936 (certes tous deux non publiés) et dit vouloir « renier des deux mains » ses premières tentatives d’écriture si un jour on venait à les déterrer (« Les silences de Vercors » dans Nouvelles littéraires du 3 mars 1977).

Il est toujours intéressant d’étudier la façon dont Vercors se raconta et dont il remodela son passé.

 

4) Chapitre 2: Où Frisemouche nous conduit naturellement à Loulou

 

Que le texte Frisemouche fait de l'auto ait ou non été écrit par Jean Bruller, il n'en demeure pas moins vrai que nous sommes obligés de faire le lien entre ce livre pour la jeunesse et Loulou chez les nègres (1929) qui fonctionne comme la suite du récit. Quelle serait la part d'implication de Jean Bruller dans ce nouveau livre pour la jeunesse également édité aux bons soins de Nathan?  Comment peut-on établir des parallèles avec le récit de 1926? En quoi est-ce un récit colonialiste adressé à de jeunes esprits malléables, mais inscrit dans une réalité sociale et idéologique? En quoi les illustrations de Jean Bruller accompagne-t-il le texte? La suite de ce passionnant chapitre 2 à cette page...

       Le projet Citroën de l’entre-deux-guerres

En 1926, Citroën fit feu de tout bois. Ses réalisations furent grandioses comme le signale Jean-Louis Loubet dans L’industrie automobile : 1905-1971 : Citroën fut un mécène qui finança l’illumination de certains monuments parisiens ; il se mit au service des usagers en créant des compagnies de taxis en 1924, des assurances automobiles pour Citroënistes en 1932, des transports collectifs en autocars Citroën en 1931 : il partit à l’aventure avec la traversée du Sahara en autochenilles en 1922-1923, de l’Afrique dite La Croisière Noire en 1924-1925, et celle de l’Asie dite la Croisière Jaune en 1931-1932 ; il s’improvisa pédagogue en fournissant les écoles primaires en cartes et autres documents. Enfin, son journal Le Citroën se vendit à 15 millions d’exemplaires.

Les Editions enfantines Citroën furent créées pour convaincre les parents par le biais de leurs enfants : elles publièrent Frisemouche fait de l’auto, mais également Toto fait de l’auto, un album de dessins à colorier dont on aperçoit probablement une page ci-dessous et sur ce site, ainsi que des pochettes de découpage Le Raid saharien.

 

Les enfants avaient la possibilité d’acheter Frisemouche fait de l’auto par les voies habituelles, ou de l’obtenir gratuitement à la condition de colorier un album de 10 pages intitulé Pierrot aura son auto (1929) ou encore sur ce site, comme le rappelle Fabien Sabatès dans l’édition de 1991. Mais nous attendons de modifier ces informations, car il me semble qu'il y a confusion entre Toto aura son auto et Pierrot aura son auto. L'un des récits serait de Pierre Louÿs (à vérifier aussi).

Allez lire le mémoire de Didier Rols "Papa, Maman, Citroën ", en particulier les pages 42-55.

Outre la publicité pour la voiture Citroën que Jean Bruller (ou Alphonse Crozière?) prit en compte évidemment dans l’écriture de sa fiction, il convient de voir les aventures de ce jeune héros Frisemouche comme autant d’anecdotes autobiographiques que de clins d’œil avoués aux contes de fées traditionnels : Le Petit Poucet, Le Petit Chaperon rouge, etc.

Allez voir l'histoire de l'invention de la Citroënnette sur ce site.

   De Fricasson fait de l'auto (1925) à Frisemouche fait de l'auto (1926)

    

Jeu de sonorités et d'images

Allez aussi sur ce site qui rend visible quelques pages de Fricasson fait de l'auto.

En 1925, Marcel Jeanjean écrivit et illustra Les Aventures de Fricasson dont vous voyez la première de couverture sur ce site en deuxième image de la première ligne. En 1926 sortit le livre Les Nouvelles aventures de Fricasson. Comme me l'a signalé Fabien Sabatès, la première des six  aventures de l'ouvrage de 1925 s'intitule Fricasson fait de l'auto, et rappelle singulièrement Frisemouche fait de l'auto. Les titres se passent de commentaires tant le parallèle est évident. Ajoutons à cela deux albums avec la même maquette, des similitudes dans la posture des deux jeunes héros dans les premières de couverture de ces ouvrages de l'époque:

Pourquoi exactement la même maquette pour Les Aventures de Fricasson (1925) de Marcel Jeanjean et Frisemouche fait de l'auto (1926)? Certainement parce que L'Union latine d'Editions pour le premier ouvrage et Nathan (pour le compte des Editions enfantines Citroën) pour le second firent tous deux appel à l'imprimerie de Compiègne.

L'édition Portaparole de 2011 reprend pour sa couverture le dessin de la page 41, dessin qui rappelle la présentation de la première aventure, Fricasson fait de l'auto.

         

 

Je rajouterai d'autres ressemblances sonores dans l'hypothèse que Jean Bruller participa tout ou partie au texte de Frisemouche fait de l'auto:

- Ressemblances sonores avec Frimousset, héros de Jaboune dont les premières aventures débutèrent en 1923. Cette histoire fut rééditée dès 1924, puis éditée à partir du troisième récit par les Ferenczi.

- Ressemblances également avec Frisette, petite fille accompagnée de son chien Poum (Frisemouche, lui, voyage avec son chien Pataud), le tout édité en 1924 par Ferenczi. Or, comme je le disais dans ma page consacrée à Georges Simenon, le père de Jean Bruller était un proche des Ferenczi, des éditeurs qui mirent le pied à l'étrier au jeune artiste dès 1921 dans la revue Sans Gêne.

 

Les aventures de Fricasson et de Frisemouche

 Ces deux jeunes aventuriers accompagnés de leurs chiens ressemblent fort par leur caractère audacieux, leur témérité et leur malice aux héros de la littérature de la jeunesse auxquels les garçons s'identiferont. A ce propos, on remarquera que Frisemouche ait de l'auto renforce l' image conventionnelle du garçon forcément intrépide en mettant en parallèle des petites filles au comportement normé par la société et l'idéologie. En effet, elles ne participent pas à l'action d'un garçon à bord d'une rapide automobile. Elles se promènent avec leurs poupées, restent sur place non loin des adultes, ce qui sonne comme un défaut d'émancipation qui serait inhérent à la nature féminine. La dernière petite fille modèle du récit aura les honneurs du héros Frisemouche en se laissant conduire dans la Citroënnette de celui-ci, aux yeux de ses jalouses amies. Elle aura la chance de se pavaner aux côtés de l'aventurier dont la réputation le précède désormais. C'est une sorte de gloire par procuration. Rien de nouveau donc dans cette séparation radicale des rôles sexués que la culture a forgés en basant les arguments sur une supposée nature distincte entre garçons et filles. Vaste réflexion sur la construction sexuée et le conditionnement idéologique, éducatif et social...

Il me paraît y avoir deux diffférences majeures entre ces deux récits, l'une d'ordre fonctionnel, l'autre d'ordre diégétique.

- Les aventures de Fricasson se veulent explicitement ludique et pédagogique. Dès les premières pages, il est écrit: "Je m'amuse, je m'instruis". Chaque récit est l'occasion d'expliquer le fonctionnement d'un appareil utilisé par le héros: comment est constituée une voiture? Un navire? La T.S.F? L'avion? Le sous-marin?, etc. Les aventures de Frisemouche se veulent, quant à elles, simplement divertissantes.

- Les aventures de Frisemouche sont plus réalistes dans la mesure où c'est un enfant de 10 ans qui est en scène. Fricasson apprend à conduire à son âge la voiture de son oncle, ce qui est peu crédible; claque un coup de feu qui le fait fuir; enfin, parti en Espagne et entré par inadvertance dans une arène, il combat un taureau.  L'histoire de Frisemouche est aussi bien plus réaliste d'un point de vue spatial et temporel. Frisemouche ne va pas loin du domicile parental: il fuit de la maison, et "au bout de la cote", après 15 petites minutes de route dans une voiturette pour enfant, il arrive sur le champ de foire, à la ménagerie Bobino. Croyant voir son père, il s'enfuit et, "un kilomètre" plus loin, il pénètre dans la forêt. La nuit tombe, il s'égare et bascule dans la féérie onirique. C'est dans son rêve qu'il fait la rencontre, improbable dans la réalité, du Petit Chaperon rouge, du Prince charmant, de Riquet à la Houppe, de l'Ogre et du Petit Poucet. Sa sortie de la forêt le lendemain matin est rendue possible grâce à la rencontre de cyclistes. Pour échapper en dernier lieu aux gendarmes décidés à le ramener chez ses parents inquiets, il dévale la cote, certainement celle qu'il avait montée la veille, rate le virage, atterrit dans la cour de petites filles. Et l'aventure s'arrête à cause de son accident au moment d'une énième fuite. Retour à la case départ et chez les parents. Son épopée est plutôt la fugue sans gravité d'un garnement excusé, elle n'aura duré qu'une journée et se sera déroulée dans le secteur des parents.

Dans la littérature de jeunesse, le basculement dans un autre univers se fait souvent par le biais d'un passage symbolique, en général d'ailleurs dans le sens de la verticalité: les héros Thierry et Edmond du conte fantaisiste d'André Maurois, Patapoufs et Filifers (1930) descendent aux "Empires du Sous-Sol" grâce à un escalier mécanique. Ces héros de la littérature de jeunesse atteignent un monde autre, un monde merveilleux ou fantastique comme Alice au pays des merveilles (1865) de Lewis Carroll. Point de tout cela dans Frisemouche fait de l'auto. On reste dans l'univers réel d'un enfant de 10 ans qui transgresse l'interdit parental, spécialement l'interdit paternel si l'on suit le texte et les dessins, car la mère n'apparaît pas directement. L'objet transitionnel du passage à un autre monde, le monde de la fiction, est matérialisé horizontalement par le passage à niveau: Frisemouche fonce avec sa Citroënnette et manque de se faire écraser par un train. Est-ce à l'image du jeune Jean Bruller qui aimait à passer sous les roues d'un fiacre in extremis, jeu dangereux dont il raffolait avec sa sœur Denise sans que les parents ne le sachent? (indices pris dans ses mémoires d'enfance inédits). Si Jean Bruller est l'auteur de ce petit texte, est-ce le passage symbolique de la prise d'émancipation du jeune homme par rapport au Père par le maniement du crayon et de la plume? Est-ce, comme je le disais plus haut dans cette page, sa "corne de taureau" leirisienne?

En parlant de taureau, on se souvient que Fricasson, arrivé en Espagne, croit mettre sa voiture à l'abri dans un garage et se retrouve dans une arène à combattre un taureau à l'aide d'une épée. L'auteur du texte Frisemouche fait de l'auto avoue son plagiat au chapitre 5 quand le numéro avec les lions remplace la tauromachie. Lisez bien ce que demande Frisemouche au belluaire:

"- Psst, psst, Monsieur?

- Mon petit ami?

- Vous n'avez pas un garage pour les autos?

- Pas encore mon petit ami, mais ça viendra un jour, j'aurai même une plate-forme pour les avions, car il faut marcher avec son siècle..."

Intertextualité évidente avec Fricasson fait de l'auto: pas de garage non plus pour la voiture de Frisemouche qui va combattre non un taureau, mais des lions; et référence à la passion des avions de Marcel Jeanjean, comme sa bio-bibliographie le montre.

Frisemouche fait de l'auto fonctionne comme une réécriture de Fricasson fait de l'auto. Les dessins de Marcel Jeanjean inspirent fortement ceux de Jean Bruller....de Jean Marcel Adolphe Bruller...Brisons là! Cela nous mènerait trop loin...

Quel nom doit-on inscrire sur la couverture de Frisemouche fait de l'auto ? Pour le moment "mon nom est Personne".

Qui est le nègre de qui dans cette aventure littéraire? Je peux juste vous mener au récit de 1929, Loulou chez les nègres, pour vous plonger davantage dans les affres des interrogations...

Article mis en ligne le 5 juillet 2011, le 27 novembre 2011, les 1er et 17 décembre 2011, le 2 janvier 2012

 

 

 

 

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