Vercors
et l'école:
quels
héritages?
Préambule
sur l'école actuelle (que vous pouvez passer si vous voulez lire
uniquement la partie consacrée à Vercors)
L'Ecole
Alsacienne
Une
école républicaine et laïque
Une
école privée pour la Bourgeoisie
Son
projet humaniste
L'école et la bienveillance
Une école de la valorisation des savoirs,
tremplin de la réflexion et de l'émancipation
Préambule
sur l'école actuelle
En 2014, l'école ne sombre
pas de plus en plus dans un état de déliquescence
largement programmé. Elle a sombré pour
un nombre impressionnant d'élèves. Les belles
réussites - et il y en a - exhibent encore
plus le gouffre qui sépare de plus en plus
deux catégories d'élèves. Les élèves moyens
- une majorité - sont tirés vers le bas
à cause de ces réformes successives que
mettent en place nos gouvernements pendant
que ces femmes et hommes politiques plébiscitent
pour leurs enfants l'école de la transmission
des savoirs qui favorisent les compétences
et la culture.
Allez lire cet
article très intéressant au sujet
de la destruction des savoirs et de la valorisation
des compétences.
Dans ce naufrage, nous
en sommes à l'acte III d'une tragédie en
4 actes dont le fatum s'incarne dans
la "main invisible" du néolibéralisme
destructeur. Si le Choeur des médias orthodoxes
évoluant sur le theatrum mundi
déplore l'échec de cette école jugée forcément
archaïque
et obsolète puisque ses sujets refusent
(?) les hérésies pédagogiques modernes,
ils font chorus afin de masquer soigneusement
toutes les ficelles utilisées par les puissances
politiques successives pour faire de l'école
un grand
corps malade.
L'acte III, le lycée
est en train de le vivre et ce, depuis la
énième réforme mise en place il y a 4 ans
dans la continuité logique des actes I (l'école
primaire) et II (le collège). Intégration
à marche forcée (parfois contre le choix
de l'élève ou des parents. Et les profs?
Ils ont été progressivement dépossédés de
leur mot à dire. Il reste un verrou à briser:
le passage de la 2nde à la 1ère, encore
arbitré par l'équipe pédagogique) d'un maximum
de jeunes d'une génération vers le bac qui
connaîtra bientôt un 100% de réussite et
qui fera le marronnier de médias stupidement
enorgueillis. Ces mêmes médias renouvelant
quelques semaines plus tard l'autre marronnier
de l'école qui va mal, très mal (cela, c'est
vrai) avec un diagnostic toujours dévié
des véritables causes. Quelles causes donc?
Je n'en citerai qu'une pour ne pas allonger
mon propos sur l'état actuel de l'école.
Une des
causes qui explique en grande partie la
baisse du niveau dans les fondamentaux:
la réduction continue des heures allouées
pour bien lire, écrire, compter, bases fondamentales
pour activer la réflexion et la pensée. Un graphique
vaut mieux que des mots sur cette
page du petit musée des horreurs/
horaires.
Qui dit baisse des
horaires dans une discipline dit par ricochet
augmentation du travail par professeur,
donc dégradation de la prise en charge de
ses élèves (davantage
de classes, de copies, de cas d'élèves qui
nous laissent de plus en plus pantois
et impuissants parce qu'ils sont démunis
dans les bases princeps des savoirs
fondamentaux, au point
que le fonctionnement intellectuel et psychologique
s'en trouve altéré pour un nombre de plus
en plus croissant). Sans compter la pression
culpabilisante sur le temps libéré en dehors
des heures de cours (préparation de cours,
corrections, etc.) que l'on cherche - ce
n'est pas nouveau -, à faire passer pour
du temps libre auprès de l'opinion. Cette
intégration psychologique inconsciente par
les enseignants eux-mêmes, de plus en plus
nombreux, leur font:
1) accepter d'accélérer
le saupoudrage d' activités de façon stérile alors qu'il
est urgent de ralentir et de poser des bases
sécures pour faire réfléchir ceux dont ils
ont la lourde charge.
2) accepter non plus
de signaler aux professions compétentes
les cas à régler pour un fonctionnement
cohérent de l'école et de la société, mais de remplacer
ceux qui, de toute façon, ne les entourent
plus, faute de personnel en nombre suffisant.
L'acte IV point déjà:
le supérieur, vers lequel il faut précipiter
50% d'une classe d'âge vers le niveau licence
(bac + 3), programme européen oblige. Ce
seront de plus en plus essentiellement les
PRAG (des agrégés recrutés et exploités
dans le supérieur) qui enseigneront à ce
niveau licence, les postes étant profilés
dans deux directions non anodines: l'expression-communication
dont la formule dit à elle seule à quel
point la langue est prise dans sa seule
fonction utilitaire et à quel point la maîtrise de la
langue fait défaut à des jeunes de plus
en plus nombreux (même ceux que l'on peut
considérer comme les "bons" élèves).
Seconde direction: le FLE ou français langue
étrangère.
Allongement de la durée
des études, destiné notamment à masquer
les chiffres du chômage tout en maintenant
ce système néolibéral profitant à une minorité,
pour des emplois précaires, au SMIC (plein
mais aussi de plus en plus partiel) et des
vies atomisées. Longue durée des études
qui ne serviront qu'à 20% d'une génération
dans des emplois
qualifiés, c'est écrit noir sur blanc dans
un rapport de l'OCDE. Tout comme il a été
cyniquement écrit que, pour ne pas provoquer
une levée de boucliers des parents, il faut
garder la quantité (la partie visible) et
saper la qualité de l'école (au moment où
je publie, je recherche les liens hypertextes).
A cette tragédie succède déjà
une farce:
- les rythmes scolaires
dans le primaire, chiffon rouge pour créer
la pagaille et éviter d'évoquer les vrais
problèmes (pénurie d'enseignants et emploi
de vacataires via l'ANPE, payés moins
de 10€/heure. C'est bien connu, on peut
tous s'improviser prof!; réduction drastique
des horaires pour les fondamentaux). Les maires, qui ont le devoir d'être
attachés à la protection des enfants et
qui sont soucieux des piliers de la laïcité,
prendront-ils la précaution de choisir un personnel
adéquat pour ce recrutement d'animateurs précaires?
- dans le secondaire,
LA solution miraculeuse (sic) de
l'école numérique assénée par la classe
politique, ainsi que l'obsession absolue de l'Orientation,
nouveau Dieu de l'employabilité future des
élèves qui détourne le regard du travail
des élèves, de sa juste évaluation, du cheminement difficile vers
la réflexion et la pensée. Un faux Deus
ex machina nommé Orientation prônant
l'utilité immédiate basique pour de futurs
travailleurs précaires-consommateurs, en
lieu et place d'une culture commune touchant
la raison et l'émotion pour une humanité
pleine et entière.
Pourquoi ce propos sur
l'école actuelle? En juin, j'avais émis
l'hypothèse d'une migration vers un autre
site au-delà de Vercors. Une des rubriques
serait justement consacrée à ce sujet. J'hésite
fortement dans la mesure où de nombreux
autres blogs se consacrent à la question
avec pertinence et brio. Vercors (et bien
d'autres penseurs) nous parle encore.
Ses propos m'incitent à crier ma révolte
contre la destruction programmée de l'école.
Claude Allègre, ancien
Ministre de l'Education nationale, avait
férocement croqué le portrait des enseignants:
un milieu coupé des réalités de la majorité
de leurs élèves, pratiquant l'entre-soi,
favorable à une école élitiste, archaïque
et obsolète, gênant les réformes indispensables,
etc, etc. On connaît la ritournelle! Quotidiennement
chaque professeur est confronté aux diverses
réalités de ses élèves et il est bien obligé
de s'adapter dans ses pratiques. Je n'ai
pas la vision d'un âge d'or idyllique
de l'école. N'oublions pas que Vercors appartenait
à la minorité qui poursuivait ses études
au lycée et obtenait le bac. Mais au cours
du XXe siècle, cette école a permis à de
nombreux enfants des classes populaires
d'accéder à de meilleures conditions que
leurs parents grâce à des leviers institutionnels
(systèmes de bourses, d'internat, formations
comme les écoles normales d'instituteurs
ayant intégré de nombreux enfants des classes
modestes, etc.). Ma génération, celle qui
est allée à l'école au tout début des années
80, a été moins chanceuse que la précédente,
avec les suppressions de certains de ces
dispositifs efficaces. Elle a toutefois
bénéficié d'une école exigeante fondée sur
le savoir, avec de nombreuses heures
pour l'acquisition des bases fondamentales.
Davantage que maintenant, l'école, pas encore
gangrénée par les réformes destructrices
du néo-libéralisme, faisait émerger
des transclasses. J'emprunte ce terme au
bel ouvrage spinoziste de Chantal Jaquet,
Les transclasses ou la non-reproduction.
Vous pouvez écouter son auteur en accès
libre sur ce
site, ou bien en mode abonné
sur celui-là.
Je suis une transclasse,
et je sais ce que je dois à l'école. Je
sais également que les transclasses sont
des exceptions qui confirment la règle.
Le problème se situe véritablement
en amont. Il trouvera une grande partie
de ses solutions dans d'indispensables transformations
sociales, économiques, idéologiques et politiques.
L'Ecole
Alsacienne
Vercors
effectua sa scolarité à l'Ecole Alsacienne
à Paris à partir de 1909 jusqu'à l'obtention
de son baccalauréat. Il dit toute son admiration pour cet établissement,
mais aussi pour l'école en général,
dans divers écrits: dans certains de ses
récits dans lesquels il mit en scène l'élève
qu'il fut; dans certains entretiens; dans
deux préfaces de livres consacrées à l'histoire
de cette école, Une belle école. Histoire
anecdotique préfilmée de l'Ecole alsacienne (1950)
de Maurice Testard et Histoire d'une
institution française: L'Ecole alsacienne
(1987) de Georges Hacquart.
L'expérience
scolaire de Vercors date d'il y a plus d'un
siècle, ses écrits rétrospectifs sont bien
plus récents. Nonobstant ce constat, sa
narration et ses réflexions sur l'école
guident notre regard sur celle-ci et nous
font prendre une conscience aiguë et douloureuse de
sa destruction programmée. Sous cette relation
personnelle et subjective à l'école point
une réflexion universelle sur ce lieu
d'instruction, de formation intellectuelle et
culturelle, qui devrait être l'un des priorités
de notre société.
1) Une
école républicaine et laïque
Vercors
avait 7 ans quand il mit pour la première
fois les pieds dans une salle de classe
de l'Ecole alsacienne. Le petit garçon avait
déjà appris les rudiments de la lecture,
de l'écriture et du calcul "à la
maison, par les bons soins d'une demoiselle
charmante, Melle Collette". L'Ecole
alsacienne, que Jean Bruller quittera une
fois le baccalauréat obtenu, fut donc un
relais dans la formation du jeune homme,
ainsi qu'un accélérateur de socialisation.
Le
choix de cette école est dû à sa mère institutrice
et à son père ancien éditeur, devenu rentier
depuis le début du XXe siècle, après avoir
fait creuser une rue Bruller dans le
XVe arrondissement, fait construire un immeuble
pour en louer les appartements (dont un
à l'écrivain Jules Romains). Les parents,
à la recherche d'une bonne école pour leur
fils, suivirent les conseils de leur réseau
de sociabilité. Cet établissement fut ouvert
à Paris en 1873, après l'annexion de l'Alsace-Lorraine
et l'exil des grandes familles alsaciennes.
Il est une duplication du Gymnasium libre
d'Alsace. Il représente le camp que
rejoignit le père
de Jean Bruller, émigré juif hongrois comme
Vercors le raconta dans son récit La
Marche à l'Etoile, lorsqu'il s'installa dans cette France
rêvée. Comme ses amis qui le conseillèrent
sur le choix de l'école, ce radical de gauche refusait
l'école publique napoléonienne, il se fit
l'allié de la République et de la laïcité.
De plus, cette école s'affichait dreyfusarde,
ce qui fut certainement une raison supplémentaire
pour les parents.
Autre
aspect novateur: la mixité des classes prévue
dès les premières années du XXe siècle. Il
faut saluer l'anticipation progressiste et
très certainement l'héritage condorcétien.
En effet, dans Cinq Mémoires sur l'instruction
publique, Condorcet estimait
l'instruction des deux sexes indispensable
à la société (Voir sur cette
page une synthèse des principes de Condorcet
sur l'école).
Belle pratique propice à une deuxième avancée
décisive dans l'égalité entre les garçons
et les filles, la première étant l'école
obligatoire pour les garçons ET pour les
filles. Doit-on rappeler le nombre impressionnant
de filles non scolarisées dans le monde
à notre époque et les pressions exercées
(jusqu'aux meurtres) dans certains endroits
du globe pour interdire l'instruction des
petites filles? La politique volontariste
de mixité de l'Ecole Alsacienne permet
de remplacer dans les esprits une norme
sociale par une autre jusqu'à ce que la
mixité devienne "normale". Cette
mixité est également la meilleure garante
du même contenu de cette instruction.
Cette praxis vaut tout discours vaguement
moralisateur dont l'effet ne s'exerce pas
dans le réel. Vercors ne semble pas avoir
vécu cette mixité dans ses classes. Du moins
n'en parle-t-il pas. Peut-être la possibilité
juridique et effective dut-elle attendre
l'évolution des mentalités familiales. Il
conviendrait d'en faire l'étude.
2) Une
école privée pour la Bourgeoisie
Mais c'est une école
privée. Celle-ci était et est encore onéreuse. C'est
vers celle-ci que se précipita
la Bourgeoisie intellectuelle dans un entre-soi
qui excluait - et exclut encore - toute mixité sociale.
C'est là
que Vercors rencontra son ami Théodore Monod,
ainsi que Paul Silva-Coronel avec lequel
il collabora pour l'album Couleurs
d'Egypte
et le roman Quota
ou les Pléthoriens.
Ses
propositions philosophiques émanent en grande
partie de l'influence de ce réseau
de sociabilité précoce, de gauche, protestante.
Vercors ne sentit aucun prosélytisme religieux
dans cette école dont l'une des marques
de fabrique fut le respect de la laïcité:
il fut "Témoin de l'absence
à l'Ecole de tout prosélytisme. D'abord
jamais mon père, farouche libre-penseur,
n'aurait admis que son fils fût soumis à
la moindre influence religieuse. Et je le
fus en effet si peu, au point de croire
tout le monde incroyant comme lui, qu'ayant
dit un jour à mon copain Barral: "
C'est aussi bête que de croire au bon Dieu",
et lui s'étant insurgé: "Mais moi j'y
crois! Et mon père aussi!" j'en étais
resté stupéfait: se pouvait-il, au vingtième
siècle, que des gens civilisés en fussent
restés ainsi au Moyen Age? C'est dire si
Dieu était peu évoqué dans l'enseignement
de l'Ecole, chacun laissé à ses convictions".
Un
projet humaniste
1)
L'école et la bienveillance
Les
conditions d'accueil des enfants sont un
point essentiel pour l'Ecole Alsacienne:
le personnel dans son ensemble prend en
charge ces êtres encore fragiles et en construction
de manière empathique.
Si
au XXI siècle en France, cette base princeps
pour passer favorablement à l'étape
essentielle de l'instruction semble "normale",
il n'en était pas de même dans notre
pays, au XXe comme dans les siècles passés
pour ceux qui pouvaient aller à l'école.
La violence physique trop largement répandue,
intégrée dans les pratiques et la conscience
d'une société, était utilisée pour soumettre
les enfants, dans la croyance que cet autoritarisme
éduque.
Exagération?
En 2011, l'Unesco a recensé 246 millions
d'enfants dans le monde souffrant de violences
à l'école (châtiments corporels, harcèlement,
viol, sexe transactionnel). Il serait naïf
de penser que la France ait été exempte
par le passé de ces violences envers les
enfants, pratiquées à l'école et dans les
familles. Des traités d'éducation incitaient
à la violence contre ceux que les adultes
considéraient comme des êtres intrinsèquement
mauvais, des philosophes avalisèrent ces
pratiques (Kant notamment). La pédagogie
noire s'exerçait férocement en Allemagne
au début du XXe siècle, j'en ai parlé dans
ma page
consacrée à l'une des raisons pour lesquelles
Vercors s'est révolté sous l'Occupation.
Quelques
autres philosophes, minoritaires, s'élevèrent
contre ce non sens éducatif et pédagogique:
Montaigne dans les chapitres I, 25 et 26
de ses Essais, Rabelais dans la lettre
de Gargantua à son fils dans le roman Pantagruel,
Rousseau dans L'Emile ou de l'éducation.
Le point commun de ces trois penseurs est
de privilégier une éducation par la douceur.
Une éducation soucieuse de l'individu qu'est
un enfant, qui n'est en rien un adulte en
miniature, mais bien plutôt un être dans
une construction progressive en interaction
constante avec des adultes.
Dans
sa préface au livre sur l'Ecole Alsacienne,
Vercors dit sa crainte de l'entrée à l'école:
"Et soudain, voici que l'école était
là, pour demain! Avec tout ce que j'en savais:
le maître baguette en main et bien moins
aimable que Melle Colette; et l'obéissance,
les punitions, les retenues [...]".
Cette appréhension du jeune Jean avant sa
confrontation à l'école n'est pas que pur
fantasme. Le jeune garçon est rapidement
rassuré par l'approche de l'Ecole Alsacienne,
garante de la protection de l'enfance et
de la base sécure propice à l'apprentissage
et à la formation: "Et
rien, dès lors, ne s'est passé comme je
le redoutais. Pas de coups sur les doigts,
ni de piquet, de retenues ou de pensums".
Les
parents de Jean Bruller ne choisirent pas
cette école au hasard. J'ai démontré dans
ma
page déjà citée plus haut
à quel point ils firent attention à leurs
enfants, à quel point ils les éduquèrent
avec bienveillance et affection. De plus,
Louis Bruller représente une figure marginale
dans une société patriarcale fabriquant
des pères souvent peu/pas investis dans
la lourde tâche de l'éducation des enfants,
si ce n'est pour faire figure toute-puissante
(idéologique, juridique) de rappel à la
Loi implacable et inflexible. Nous pouvons
imaginer les dégâts psychologiques d'une
telle idéologie, même si encore maintenant
certains ne sont toujours pas convaincus
des méfaits de tels rôles sexués et appellent
de leurs voeux au retour de l'autoritarisme
aveugle, insensible et tout puissant
du Père pour discipliner la jeune génération.
Au contraire, le père de Jean Bruller est
à l'écoute de ses enfants, il sait, comme
son épouse Ernestine, équilibrer douceur
et fermeté. Il a donc opté pour une école
qui prolonge ses propres convictions en
matière d'éducation. Autre aspect aussi
indispensable: les parents, non aliénés
par le travail, ont du temps à consacrer
à leurs enfants.
Eduquer violemment un
enfant produit des conséquences lourdes
qu'Olivier Maurel a analysé dans son
ouvrage (voir ma
page déjà citée plus haut). La
violence éducative ordinaire entraîne une
soumission de l'enfant. A force de vexations
et de carence affective, celui-ci atténue/
réprime/perd cette sensibilité que de trop
nombreux philosophes dénièrent à notre nature
humaine, jugeant celle-ci ontologiquement
mauvaise. Il peut tourner son agressivité
vers d'autres victimes. Il peut se montrer
hypocrite et menteur.
Dans sa préface, Vercors
ne dit pas autre chose: "Une punition
concrète [...] on l'exécute et c'est fini:
on a payé. Et puisqu'on a payé, non seulement
est-on lavé de sa faute, mais le ressentiment,
la rancoeur, en sont transférés sur le bourreau".
Vercors raconte une expérience symbolique
de ce que peut devenir un enfant en fonction
de son éducation. Après avoir séché
quelques cours, il intercepta les courriers
de signalement et imita la signature
des parents. Si le sous-directeur "au
caractère tranchant" et à la "sécheresse
glaciale" condamna le jeune Jean
en définissant sa nature comme "trop
dévoyée pour échapper plus tard à la potence",
le directeur Théodore Beck relativisa auprès
de la mère, puis en appela efficacement
à la conscience du jeune homme. Vercors conclut:
"Une dure punition [...] aurait ouvert
la porte à des récidives plus complexes,
avec pour seul souci de n'être "pas
vu pas pris" [...] Ce n'était pas chez
lui, comme on pourrait le croire, simple
tendresse, simple indulgence, mais finesse
de jugement. [...] Cette subtilité dans
sa façon de juger les enfants, il l'imprimait
à tout le corps enseignant". D'ailleurs,
un des professeurs de Lettres possède cette
même finesse psychologique, cette identique
intelligence du coeur. Il couvrit un canular
du jeune Jean: "J'ai vu soudain
foncer vers moi M. Péquignat et je me suis
cru perdu. M'entraînant alors par l'épaule,
il chuchota seulement à mon oreille: "Ne
vois-tu pas, petit imbécile, que tu te dénonces?".
Lui aussi, comme M. Beck, comprenait les
enfants, riait sous cape et ne dramatisait
pas. On conçoit quelle gratitude éperdue
et fidèle provoqua en moi cette indulgence,
presque cette complicité".
Cette attitude de l'adulte
n'a rien de laxiste et il y gagne le respect
véritable. Le canular de Jean Bruller est
sans gravité, c'est de la part du jeune
écolier doté d'une "bonne nature"
(dixit M. Beck) de "l'enfantillage".
L'équipe éducative dont Vercors ne
cesse de faire l'éloge, sait parfaitement
discerner les bêtises vénielles des cas
graves. M. Beck n'hésita donc pas à renvoyer
le plus brillant élève de l'école coupable
d'un lourd forfait. Cet élève, que Vercors
mit en scène dans la trilogie Sur
ce Rivage, "devait
se faire imposer comme ministre à Vichy
par les nazis, puis condamner à mort par
les tribunaux français. Le "père Beck"
ne s'était trompé ni sur lui, ni sur moi".
L'Ecole Alsacienne axa
donc l'un de ses piliers sur l'accueil bienveillant
de l'enfant. Et, idée à ne surtout pas négliger
pour que le comportement des adultes soit
cohérent vis-à-vis des enfants, les familles
portaient un regard bienveillant sur cette
école qu'elles choisirent.
Le terme de "bienveillance",
récurrent dans les discours officiels actuels, est
dévoyé. A bien écouter et décortiquer ces
discours, on comprend que ce terme est transféré de l'élève
en tant que personne à son travail et ses
résultats. Chaque professeur est en réalité
invité à être "bienveillant" dans
ses exigences de travail, dans ses évaluations,
dans sa notation. Cette novlangue prépare
le terrain d'une nouvelle baisse des exigences
et de la suppression des notes annoncée.
Vercors montre par de
multiples exemples que l'enfance est propice
aux expérimentations et aux canulars. Point
d'illusion stupide d'un âge d'or de l'école
et de l'enfance obéissante. Le Poète Mallarmé,
professeur d'anglais, avait bien du mal
à tenir ses classes. Vercors qualifie
lui-même sa classe de "classe agitée, chahuteuse"
mais cette attitude n'a rien à voir
avec ce qui se passe actuellement. Vercors
rappelle qu'il y avait "un temps
pour le chahut et un temps pour le respect,
un temps pour le rire et un temps pour la
gravité, un temps pour rester des enfants
et un temps pour devenir des hommes".
2)
Une école de la valorisation des savoirs,
tremplin de la réflexion et de l'émancipation
A ces conditions d'accueil
favorables à l'enfant, l'Ecole Alsacienne
joignit un deuxième pilier fondamental:
le contenu de l'enseignement délivré, c'est-à-dire
la transmission des savoirs. L'une des "ambitions
suprêmes" de cette école, c'est
"la culture de l'esprit",
rappelle Vercors. L'acquisition de connaissances
est une priorité avec une part de mémorisation
incontournable, mais elle doit être réfléchie.
Elle ne peut être une simple récitation.
L'élève doit faire appel à sa raison pour comprendre
le contenu des enseignements et être
conduit progressivement à exercer son esprit
critique. Vercors insiste sur le projet
de son école: apprendre aux élèves à "penser
juste". La mise en place des
Editions
de Minuit
clandestines
releva, ne
cessa de répéter l'écrivain résistant, de
cet effort de "penser
juste".
Cet objectif de l'Ecole
Alsacienne se situe dans l'héritage des
Essais de Montaigne. Alliée de la
IIIe République, elle évolue dans les réflexions
des acteurs politiques qui prirent cet humaniste
pour modèle. Pour de plus amples développements,
il convient de lire "Montaigne,
pédagogue républicain" sur ce site.
Vercors n'évoque pas
une école désincarnée. Vercors conclut
sa préface à l'ouvrage consacrée à l'Ecole
Alsacienne en terminant par l'expression
"gratitude filiale" qu'il
éprouve vis-à-vis de ses acteurs. Il se
souvient avec admiration de ses professeurs:
M. Pauvert qui "nous en imposaient
beaucoup", "le merveilleux
Maurice Fischer", Auguste Bailly
"notre remarquable professeur de
lettres", "l'excellent
et charmant Maurice Testard", leur
professeur d'art... Ces professeurs sont
recrutés sur des critères d'excellence:
ils possèdent une haute maîtrise d'une discipline.
Leur savoir impose pour une bonne part leur
autorité. La libido sciendi de Vercors
s'épanouit grâce à eux.
L'instruction, quant
à elle, est une des sources de l'émancipation
de l'esprit. L'Ecole Alsacienne progresse
dans le sillage de la philosophie de Condorcet.
La
conduite bienveillante de l'enfant, la transmission
des savoirs, l'appel à sa raison et à son
jugement requièrent une exigence morale.
Education et instruction doivent faire progresser
dans le sens d'une plus grande humanité.
De
tradition protestante, l'Ecole Alsacienne
dispose ses élèves à un examen de conscience
pour chacun de leurs actes. Là encore elle
est inspirée par les théories de Montaigne.
Vercors s'appesantit sur "l'éducation
de l'Ecole, discrète, presque secrète, au
point que nous n'y prenions garde, [qui]
avait façonné en nous un sentiment inconscient
des valeurs". Le souci et le respect
de l'enfant par les adultes permettent une transmission
subreptice par imitation.
L'Ecole
Alsacienne oeuvrait pour le "developpement
de la conscience morale" de leurs
élèves. Si besoin, elle appliquait un code
de sanctions graduelles: "Purement
verbale au contraire, la sanction morale
ne s'efface pas, elle travaille dans la
conscience de l'enfant, elle développe en
lui la notion des valeurs et le laisse contrit
d'y avoir manqué".
Ce
système marqua fortement la personnalité
de Vercors. Dans ses dessins, Jean Bruller
fut un moraliste. Sa littérature mit en
scène les tiraillements de conscience de
ses personnages. La formation de son caractère
mit en éveil la conscience du citoyen quand
il entra en Résistance, guidé par ses valeurs
et ses idéaux humanistes. Il exerça son
esprit critique sur les événements de son
temps, entra en dissidence dans un acte
politique majeur du XXe siècle, et se servit
de la/ sa culture dans son combat contre
la barbarie.
Pour prolonger: une page sur L'enseignement
de la IIIe République.
Article
mis en ligne le 1er novembre 2014.
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