Désespoir est mort ou comment des
canards déchaînés rendent l’espoir aux soldats vaincus !
Une peinture au vitriol de l’après armistice
Une métamorphose radicale et inexplicable
Le réel, source d’inspiration
Un « fantassin des lettres »
Vercors publie Désespoir est
mort sous le pseudonyme de Santerre « pour faire nombre »
(La Bataille du Silence) dans le 3e volume des Editions de Minuit, Chroniques interdites
paraissant le 10 avril 1943.
Dans la collection actuelle du « Livre de poche »,
ce court récit précède Le Silence de la Mer en guise de préface.
1)
Une peinture au vitriol de l’après armistice
Vercors reconstitue l’atmosphère
de médiocrité qui règne après l’armistice en nourrissant son récit de sa propre
expérience. Après avoir passé sa convalescence en famille à Villiers-sur-Morin
( Jean Bruller s’est cassé une jambe à la mi-novembre 1939 sur une route
glissante), il retourne à Romans en avril 1940 au dépôt du bataillon du « quinze-neuf » ;
il est affecté aux « unités de départ » pour rééquiper les
hommes.
A l’armistice en juin 1940, il se
retrouve à « Besayes, après que nous eûmes quitté « Peyrus pour ce
village, plus proche de Bourg-de-Péage ».
Dans ce village « écrasé
de soleil » commence une attente insupportable qui conduit à l’ennui
et à une « ambiance d’oisiveté obscène » (La Bataille du
Silence). Dans Désespoir est mort, le narrateur insiste sur ce « fatal
désœuvrement » stérile et cette vacuité intérieure : dans cet « abîme
fétide » et cette « asphyxie immonde », « nous
traînions nos gros souliers oisifs » pour « errer d’un bistrot
à l’autre ». Cette inaction est ainsi propice à la démoralisation
générale :
« Le désespoir s’était
emparé de nous, du chef à l’orteil ».
Cependant ce désespoir n’est pas
partagé par tout le monde, bien au contraire. Le « mess
hétéroclite » pendant les repas, seul moment ritualisé de la journée,
présente la bassesse morale de ces officiers, « avant tout préoccupé de
soi ». Cette « funeste insouciance de ces hommes en qui le
pays avait cru trouver des chefs » accentue le contraste avec la
lucidité désabusée et l’écœurement du narrateur, de Despérados et de Randois.
Les repas « animés et bruyants » de ces chefs deviennent un
supplice moral pour ces trois hommes enfermés dans leur silence.
La débâcle profite aux chefs si
vantés sous l’Occupation :
« un nombreux matériel
d’intendance n’appartenait plus, semblait-il, à personne. C’aurait été trop
bête de le laisser perdre » (La Bataille du Silence).
Cette cupidité est doublée d’une
hypocrisie ambiante à cause de leur « rivalité (…)
matérielle » :
« La plus franche
cordialité régnait entre ces hommes galonnés, qui se déchiraient l’un l’autre
sitôt séparés ».
Cette attitude est à l’image du
pays et Despérados s’en rend compte en lisant le journal :
« On nous ressortait (…)
Jeanne d’Arc, Sainte-Hélène, et la perfide Albion. Dans cette même colonne,
sous cette même signature, où trois semaines plus tôt le même homme nous
parlait encore, avec une délectation sadique, des milliers de barbares teutons
que la Lys et la Somme charriaient, sanglants et putrides, vers la mer ».
Ecœuré par cette situation
sordide, le narrateur préfère rester emprisonné dans sa petite chambre, quitte
à sombrer définitivement dans son désespoir :
« Mon accablement s’y nourrissait de soi-même,
s’engraissait de ce fatal désœuvrement ».
2)
Une métamorphose radicale et inexplicable
Pourtant ces trois hommes
désespérés connaissent une mutation brutale et soudaine devant le spectacle à
la fois plaisant et ridicule d’un groupe de canards, dont le plus petit ne
cesse de tomber et de se relever orgueilleusement en couinant plus fort que les
autres. Ce spectacle, en apparence anodin, est néanmoins décrit avec le
vocabulaire militaire : « solennels, vifs, vigilants et
militaires », ces canards tiennent entre eux une « distance
réglementaire » et selon « l’ordre immuable d’une parade de
canards » dont le plus chétif « s’empressait d’un air martial
et angoissé, couinant avec une profusion et une ponctualité sans faiblesse, et
se retrouvait le bec dans la poussière ». Le caractère burlesque de
cette procession témoigne de la vanité de ces prétentions galonnées qui
paraissent ce qu’ils ne sont pas. Ce n’est pas sans rappeler certains dessins
satiriques de La Danse de vivants, tel "L'arriviste ou les efforts
fructueux".
Ce défilé de canards parodie « ce
qu’il y a de pire dans les sentiments des hommes en groupe ». La
cocasserie de ce spectacle déclenche mécaniquement un rire libérateur chez ces
trois hommes qui évoluent soudainement vers l’espérance en un prochain
redressement noble de leur pays :
« nous nous en sortirons
(…) cela valait pourtant la peine de vivre, si tel devait être notre destin,
notre seul devoir désormais ».
En cela , Jean Bruller ne
relate-t-il pas sa propre mutation du dessinateur assuré de la vanité des
actions des hommes, cirons dans l’Immense Univers, en un écrivain agissant pour
« espérer un jour extirper ce pire, faire refleurir ce meilleur » qui
se trouve dans l’homme?
La logique de cette évolution
échappe à l’entendement et le narrateur insiste sur ce point dès l’incipit :
« Je n’ai pas encore très
bien compris comment cela s’est fait – en moi et en nous. D’ailleurs, je ne
cherche pas. Il est de certains miracles très naturels. Je veux dire :
très faciles à accepter (…) Je sais qu’il y aurait sûrement quelque chose à
trouver. A quoi bon ? Cette demi-ignorance, ma foi, me convient ».
Quoi qu’il en soit, le narrateur
sait désormais que son désespoir était « pervers et stérile »,
surtout « Aujourd’hui où [il] s’applique à écrire ces lignes ».
1) Le
réel, source d’inspiration
Chez Vercors, le réel est source d’inspiration et de
création. En effet, chacun de ses personnages est puisé dans un réel fécond. Il
écrit moins pour écrire que pour dire.
Désespoir est mort met en scène diverses attitudes
humaines :
- Fratellini est le portrait du
commandant que Jean Bruller a connu. La satire est implacable : son grade « lui
permettait les plus fructueuses rapines » et il est « celui
qui cachait ses dérisoires malices sous un aspect de notaire solennel ».
Or, il offre un tableau « pitoyable et tragique » par le fait
que la maladie rend sa mort imminente. Cette cupidité apparaît ainsi comme plus
sordide encore, mais elle n’est pas simple invention de Vercors :
« Urémique au dernier
degré, il s’endormait de plus en plus entre les plats » (La
Bataille du Silence).
Cette citation peut aussi bien
s’appliquer au commandant que Jean Bruller connaît qu’au Fratellini de Désespoir
est mort.
Cet homme est prêt à renier ses
convictions pour préserver son confort moral comme le suggère le seul discours
direct de la nouvelle pour mieux fustiger cet opportuniste:
« Je suis un vieux
radical, mais, dans le malheur de la patrie, il faut oublier ses
convictions ».
- Despérados, au nom hautement
symbolique, est la transposition de Cabanetos. La description physique de cet
homme est l’exacte réplique que l’on peut lire dans La Bataille du
Silence : il a une « cicatrice qui, allant du front au menton,
lui ouvrait l’œil comme ferait un monocle, accentuant l’expression de hautaine
amertume qui ne le quittait plus ». Le désespoir de ce patriote
sincère face à ce « déshonorant simulacre » et à cette « honteuse
et cruelle comédie » est peint sur son visage : « On eût
dit qu’il avait pâli- pâli à jamais (…). Et cela lui donnait une expression
douloureuse, pénétrante et dominatrice ». Désespoir est mort…mort
inscrite sur ses traits, parce qu’il ne rit jamais sauf à la lecture du journal
qui déclenche le rire de la « politesse du désespoir ». Mais,
à la fin du récit, ce rire devient espérance quand il assiste au spectacle des
canards marchant en rang.
- Randois est le « monarchiste
à tous crins et qui ne parlait à personne » (La Bataille du Silence).
Pourtant, contrairement aux apparences, cet officier que le narrateur exècre
pour « son caractère hautain, ses convictions monarchistes, son mépris
de la foule » tourne un « regard d’amitié » vers lui
et sort de son mutisme pour révéler les mêmes convictions que celles du
narrateur. La perspicacité aurait dû faire remarquer au narrateur le désarroi
profond de cet homme :
« Tout à coup je pressentis combien, dans le malheur
commun, certains esprits pourraient oublier leurs divergences, et se retrouver
peut-être, l’heure venue, au coude à coude » (La Bataille du Silence).
2) Un
« fantassin des lettres »
Dans la diégèse, le constat du narrateur est
pessimiste :
« ce mess était à
l’image de ce pays, où seuls les lâches, les malins et les méchants allaient
continuer de pérorer ; où les autres n’auraient, pour protester, que leur
silence ».
Le désespoir du narrateur, de
Randois et de Despérados les conduit à un silence, synonyme de mort. Etre
silencieux, c’est laisser agir la médiocrité ambiante. Or, l’espoir, encore en
creux dans cette diégèse, est renaissant avec la publication même de ce court
récit, trois ans après l’armistice. Au silence a succédé la parole digne; la parole qui s’élève contre celle,
officielle, de la collaboration ; la parole proférée grâce notamment à la
maison d’éditions clandestines Les Editions de Minuit créée par Jean Bruller
lui-même et par Pierre de Lescure et dont le
Manifeste précise :
« Il existe encore en France des écrivains qui ne
connaissent pas les antichambres et refusent les mots d’ordre. Il sentent
profondément que la pensée doit s’exprimer. Pour agir sur d’autres pensées,
sans doute, mais surtout parce que, s’il ne s’exprime pas, l’esprit
meurt ».
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