Les
ancrages géographiques de Vercors
Préambule :
réception littéraire, réception patrimoniale
L'inscription dans
l'espace parisien de père en fils
Bruller avant Vercors : de la propriété foncière à
l'emblème de l'engagement
Au carrefour familial, historique et littéraire
La figure de la
Résistance inscrite en Seine-et-Marne et dans le Vercors
L'ancrage local en Seine-et-Marne
Le mythe dans le
Vercors
Une inscription
politique dans l'Hérault
Préambule :
réception littéraire, réception patrimoniale
Des
lieux de mémoire existent sur le territoire français. Cet article a
pour but de centraliser tous les ancrages géographiques de cette
figure auctoriale afin d'interroger
ses dynamiques de patrimonialisation. Il analyse les types de
lisibilité qu'offrent ces divers lieux patrimoniaux qui conservent
son souvenir. Ainsi, il permet de comprendre si cette apppropriation
matérielle renforce l'image que transmet la réception littéraire
savante ou si elle offre une alternative dans l'espace public.
Dans
la mémoire collective,Vercors reste l'auteur d'une seule
oeuvre.
De
la Libération jusqu'à nos
jours, il représente le mythe de la Résistance intellectuelle qui
créa les Éditions
de Minuit clandestines avec Pierre de Lescure.
L'aura de mystère autour de ce pseudonyme pendant la guerre laissa
place, dans la restructuration du champ littéraire, à la
légitimation fulgurante d'un écrivain né des contingences
historiques. Doté d'un capital symbolique, il reçut des insignes de
la consécration littéraire comme politique : Légion d'honneur
en
1946, intégration
dans des instances de jurys de Prix littéraires, membre du comité
de rédaction de la revue Europe,
membre ou président d'associations à la croisée du littéraire et
du politique.
Malgré
ces marques de consécration, sa réception littéraire est plus
incertaine. Jusqu'à présent, Vercors n'a jamais eu l'honneur de
figurer dans les programmes officiels du Ministère de l'Éducation
nationale, et la collection La Pléiade n'accueille pas ses oeuvres
dessinées et scripturales. Son refus de poser sa candidature pour
siéger à l'Académie française comme Immortel risque d'avoir
entravé sa visibilité.
Vercors bénéficie néanmoins d'une certaine reconnaissance scolaire
avec des extraits de ses récits dans les manuels et quelques études
et mises en oeuvre pédagogiques,
même si sa présence fluctue au gré des réformes de
l'enseignement.
Le
processus de patrimonialisation dans l'espace public suit l'inflexion
de la réception littéraire. Les inscriptions géographiques de
Vercors rendent en effet hommage à la figure de la Résistance, en
laissant dans l'ombre la carrière du dessinateur et de l'écrivain
de part et d'autre de la Seconde Guerre mondiale. Son ancrage
territorial se décline essentiellement sous la forme de deux
bâtiments institutionnels (en Seine-et-Marne et à Grenoble), et
surtout de plaques officielles apposées à des endroits stratégiques
du parcours biographique et littéraire de Vercors (à Paris et en
Seine-et-Marne). La figure de Vercors est également matérialisée
par trois rues en France qui portent son nom (à Paris, Béziers et
Montpellier). Toutes ces traces de la présence de Vercors dans
l'espace public ont été établies post-mortem
–
sauf une seule, nous le verrons –, en guise de commémoration.
Elles donnent à l'écrivain une source de visibilité non
négligeable.
L'inscription dans
l'espace parisien de père en fils
Bruller avant Vercors : de la propriété foncière à
l'emblème de l'engagement
Au
moment de son décès en 1991, Vercors habitait depuis 1979 au 58
Quai des Orfèvres à Paris. Aucune plaque commémorative sur la
façade de cette ancienne boutique d'imprimeurs ne signale la
présence de l'écrivain en ce lieu. Comme le suggère N. Grande,
« Paris est un lieu assez contre-productif pour une
patrimonialisation territoriale, vraisemblablement à cause de la
concurrence de trop nombreux noms d’écrivaines et écrivains ».
La
famille de Vercors marque toutefois de son emprunte la capitale. Il
existe en effet une rue Bruller dans le 14e arrondissement, qui
commence au 22 rue du Saint-Gothard et se termine au 37 avenue René
Coty. Le père de l'artiste, Louis Bruller (1864-1930)
décida de céder à son collaborateur ses parts de leur maison
d'édition Bruller & Politzer. Le fruit de cette vente lui permit
de devenir rentier : il acheta deux immeubles de rapport
rue Charles-Divry et rue Ferdinand-Fabre,
et il fit construire un immeuble au numéro 3 d'une voie privée près
du Parc Montsouris. Le bulletin municipal officiel du 5 octobre 1911 (
Ce bulletin
municipal se trouve aux
Archives
de la mairie de Paris
sous la cote D.5K3 74)
fait mention d’une demande en autorisation de bâtir. Le registre
du sommier foncier (Archives
de la mairie de Paris, cote
DQ18.1621)
mentionne une première vente en juin 1911. Le registre du casier
sanitaire (Archives
de la mairie de Paris, cote
3589W285)
fait part d’une demande de renseignement au sujet de l’égout
dans le cadre de la construction de cet immeuble. Or, il est précisé
dans le dossier qu’il faut « produire un croquis de la rue
Bruller pour laquelle nous ne possédons aucun précédent ».
La
rue fut classée comme voie publique par arrêté du 9 juin 1931.
Elle conserva le nom du lotisseur. Sur la plaque, on peut lire « Rue
Bruller – ancien propriétaire du lieu ». L'immeuble resta
dans le patrimoine familial après la mort des parents de Vercors.
Cette alliance biographique et géographique s'enrichit d'une
dimension historique et politique lors de la guerre d'Algérie.
Vercors milita de manière radicale pour l'indépendance de ce pays.
Celui qui signa le Manifeste des 121 renoua avec l'action clandestine
en intégrant le réseau de Francis Jeanson. Le symbole de la
Résistance intellectuelle reçut les premiers numéros ronéotypés
de Vérités pour
de septembre à décembre 1958 avant de rencontrer Jeanson au début
de l'année suivante. Il apporta à ce dernier notamment un appui
d'ordre matériel et logistique en stockant les exemplaires de
Vérités pour
dans son immeuble de la rue Bruller.
Au carrefour familial, historique et littéraire
Si
la rue Bruller se présente comme une
trace tangible de la famille dans l'espace géographique, elle ne
donne pas à Vercors une réception patrimoniale. Il convient donc de
se déplacer vers le Pont des Arts pour que l'écrivain puisse
accéder à ce statut. Une plaque commémorative est apposée sur
cette infrastructure, sur le muret de gauche, quai de Conti :
À
la mémoire de Vercors
(Jean
Bruller)
co-fondateur
en 1942 des
Éditions
de Minuit
avec
Le Silence de la mer
et
des
ouvriers
du livre
Qui
par leur dévouement, au péril de leur vie sous l'occupation nazie
ont
permis à la pensée française de maintenir sa permanence et son
honneur
1942-1992
Ce
lieu du monde, unique et prestigieux
qui
hantait ses pensées, nourissait ses rêves,
exaltait
son âme : le Pont des Arts
Vercors,
La Marche à l'Étoile
Cette commémoration
historique à l'emblème de la Résistance intellectuelle rappelle
concrètement que le Pont des Arts fut un des lieux de ralliement
entre Vercors et Jacques Lecompte-Boinet pour la circulation des
ouvrages interdits. La plaque en l'honneur de Vercors forme en effet
un pendant à celle de la rive gauche, à l'entrée de ce pont :
À
la mémoire de
Jacques LECOMTE-BOINET
COMPAGNON de la
LIBÉRATION
FONDATEUR et CHEF jusqu'à
la libération du mouvement
CEUX DE LA RÉSISTANCE
fut
le lieu de rencontres clandestines avec ses camarades
qui,
comme lui, risquaient la torture et la mort.
ICI
VERCORS
lui confia des exemplaires des éditions de minuit
destinés
au
GÉNÉRAL
DE GAULLE
La
citation inscrite sur la plaque commémorative et extraite de La
Marche à l'Étoile de Vercors
suggère l'alliance entre l'Histoire, la littérature et l'aventure
éditoriale clandestine. Ce récit publié en 1943 relate l'odyssée
pédestre d'un jeune Hongrois Thomas Muritz, nourri des idéaux de
justice et de liberté de la France, qui arrive directement sur le
Pont des Arts. Ce héros est persuadé que ce lieu lui offrira
l'opportunité d'une rencontre avec quelqu'un qu'il connaît, donc
d'une assimilation et d'une intégration exemplaires. Cette
prédiction auto-réalisatrice n'est pas sortie tout droit de
l'imagination de Vercors. L'écrivain intègre l'histoire véritable
de son père Louis Bruller, histoire dont il n'eut connaissance que
bien après la mort de celui-ci survenue en 1930. Ce Pont des Arts
symbolise ainsi l'hommage affectueux d'un fils pour un père et la
passation entre un père libraire-éditeur et un fils devenu par les
contingences historiques éditeur de l'ombre. Louis Bruller a été
un passeur qui a su transmettre avec succès les Idéaux de la France
à son fils Jean : le Pont des Arts se fait passerelle artistique et
idéologique entre un père et un fils.
La figure de la
Résistance inscrite en Seine-et-Marne et dans le Vercors
L'ancrage local en Seine-et-Marne
Vercors
habita dans deux endroits de Seine-et-Marne. Il déménagea de Paris
et loua une maison à Villiers-sur-Morin de 1933
à 1948. C'est dans cette demeure que le dessinateur qu'il fut
inventa ses principaux albums et qu'il composa en secret Le
Silence de la mer et La Marche à l'Étoile.
Il arriva sur ce territoire en tant que dessinateur Jean Bruller, il
en partit après sa métamorphose en écrivain Vercors. En 1950,
il acheta le Moulin des Iles à Saint-Augustin situé à une
quinzaine de kilomètres de Villiers-sur-Morin. À
partir de cette époque, il partagea son existence entre cette région
agréable à la belle saison et Paris qu'il regagnait pour ses
quartiers d'hiver. En 1988, se sentant trop âgé pour continuer
cette alternance, il vendit le Moulin des Iles. Aussi ces
circonstances expliquent-elles en partie pourquoi il n'existe aucune
maison d'écrivain consacrée à Vercors. Les musées régionaux
n'ont pas non plus de salles retraçant son parcours artistique,
contrairement à Pierre Mac Orlan dont le souvenir est entretenu et
par sa maison et par une salle du musée de
la région (https://www.musee-seine-et-marne.fr/fr/pierre-mac-orlan).
Les
autorités politiques de Saint-Augustin n'ont rien entrepris pour
rendre hommage à Vercors. Le site de la mairie ne mentionne pas son
célèbre habitant comme si la patrimonialisation devait s'arrêter
au symbole de la Résistance littéraire dont avait hérité
Villiers-sur-Morin. Aucune plaque commémorative n'orne la rue Sainte
Aubierge de ce « village de caractère » où se trouve le
Moulin des Iles. Lors de la journée du patrimoine de 2018, la
commune organisa une découverte pédestre du patrimoine. Sur le
livret édité pour l'occasion
(
https://saint-augustin77.fr/en/rb/214944/journee-europeenne-du-patrimoine)
fgurent trois photos du Moulin des Iles, sans que le nom de Vercors
n'apparaisse. Peut-être le guide touristique renseigna-t-il les
curieux sur le sujet. Toutefois, son souvenir n'est pas oublié. En
témoigne le circuit de randonnée
qui évoque l'écrivain
(http://www.randonnee-77.com/fichesrando/de-st-augustin-a-ste-aubierge).
En
revanche, Villiers-sur-Morin usa de divers modes de commémoration
pour lui rendre hommage. Le 9 mai 1998 se déroula une cérémonie
avec la pose officielle de trois plaques et une exposition
(Blond, 1998), en présence de la descendance de Vercors.
À
cette occasion, la Bibliothèque de Saint-Germain-sur-Morin distante
de 4km fut baptisée du pseudonyme de l'écrivain:
Le parcours commence au 31 bis rue du Touarte, la maison que loua
Vercors avec sa famille. Il s'achève sur le « pont Vercors »
du village. Sur le mur qui enclos la maison on peut désormais lire :
« Ici vécut Jean Bruller « dit Vercors » où il écrivit
Le Silence de la Mer
» . Cette
inscription à la formule stéréotypée conforme aux hommages
officiels entérine la focalisation patrimoniale autour de la figure
emblématique de la Résistance. Ce n'est pourtant pas seulement un
simple calque de la réception littéraire de Vercors et de son
oeuvre. Dans ce village de Villiers-sur-Morin s'ancre l'acte
fondateur de l'écriture d'une oeuvre publiée clandestinement sous
l'Occupation. Le territoire matérialise et sacralise tout à la fois
un événement littéraire majeur. A cet endroit précis, dans le
quotidien de son existence, Vercors fut d'autant plus un passeur
d'une culture essentielle qu'il habitait une maison ayant auparavant
appartenu à l'artiste-peintre Albert Grenier et son épouse Lili. Le
peintre Toulouse-Lautrec, invité par le couple Grenier, hanta
également ce lieu de mémoire.
En
retour, le récit Le
Silence de la mer inscrit
dans l'espace de la page la géographie de Villiers-sur-Morin. Le
personnage de l'officier Werner von Ebrennac est la cristallisation
de plusieurs Allemands dont les rencontres avec Vercors furent
disséminées dans le temps et dans l'espace (Rivera Lynch, 1993 :
25-27). Ceux qui nous occupent présentement s'arrêtèrent dans le
village de Vercors et servirent de modèle à l'écrivain. Après sa
démobilisation, Vercors retourna dans sa maison et rencontra
l'officier qui avait occupé le lieu et s'apprêtait à le lui
rendre. Malgré l'accueil avenant de cet officier, Vercors raconte
qu'il resta froid et distant (Vercors, 1967 : 875-876). Puis, lorsque
les deux hommes se rencontraient par hasard dans le village, Vercors
ne répondait pas à son salut courtois (Vercors, 1967 : 896).
Ce lien entre la création littéraire et les lieux habités est
également perceptible dans la description du huis-clos du Silence
de la mer qui
enferme cet officier allemand, la nièce et son oncle.
Les objets et la disposition des pièces de la maison sont réels.
Cette pratique n'est pas nouvelle : dès le début de sa
carrière de dessinateur, Jean Bruller avait pris l'habitude de
prendre le réel comme point de départ de sa création. Dans son
oeuvre scripturale néanmoins,Vercors ne s'adonnait jamais à des
descriptions précises des lieux ou des régions où il
séjournait. De manière générale, ce choix tient au dessein de
maintenir le propos dans l'universalité, tout en plantant un décor
de circonstances, réaliste ou symbolique. Dans Le
Silence de la mer
plus précisément, écriture de l'ombre en ces temps d'Occupation,
la prudence était aussi de mise. Il s'agissait dans ce récit de
garder l'anonymat des lieux, donc de l'homme qui se cachait derrière
le pseudonyme. Sur le territoire de Villiers-sur-Morin, par le jeu
des plaques commémoratives, l'identification biographique domine, et
c'est peut-être la limite de cet ancrage sous cette forme si le
touriste s'en tient là. Si ce dernier se fait lecteur en plongeant
dans le texte, il peut se donner l'opportunité de percevoir que la
création ne s'arrête pas aux portes d'un espace géographique qui
matérialise une oeuvre au risque de lui oter toute symbolique.
Notre
démarche qui précède relève de la géopoétique et de la
géographie littéraire, « approches [qui] ont plutôt
privilégié la présence des lieux dans les œuvres et la manière
dont celles-ci les transfigurent » (Labbé, 2020). Il s'agit en
outre d'étudier « la façon dont le rapport aux lieux influe
sur la réception des textes, à travers un double phénomène de
trivialisation et de patrimonialisation » (Labbé, 2020). Le
site de la mairie de Villiers-sur-Morin parle de Vercors aux pages
consacrées aux célébrités locales:
Relevons une légère erreur sur le site de la mairie: « Une
plaque offerte par la mairie et inaugurée en 2000 marque son
lieu de résidence rue du Touarte ». Il faut lire l'année
1998. Cet ancrage local permet ainsi autant de conserver la mémoire
de Vercors que de valoriser le territoire. L'écrivain est toujours
évoqué parmi d'autres artistes de la région pour attirer le
public. Il convient de saluer les efforts du village
Villiers-sur-Morin soucieux de valoriser son patrimoine culturel. En
2012, les autorités politiques locales lui rendent hommage avec un
spectacle tiré de son illustre récit:
En 2016 elles organisèrent une exposition où Vercors trouva toute
sa place.
Ponctuellement mais régulièrement, l'artiste est rappelé aux bons
souvenirs du public. Par exemple: ROCHET JM, 2021, « Vercors avait choisi la Seine-et-Marne pour
cadre du "Silence de la mer" », mis en ligne le 7
mars 2021:
https://actu.fr/ile-de-france/villiers-sur-morin_77521/seine-et-marne-vercors-avait-choisi-hvilliers-sur-morin-pour-cadre-du-silence-de-la-mer_39916075.html
Selon N. Grande, « Les régions, les communes se soucient plus
volontiers de promouvoir leurs champions locaux que la capitale, qui
n’a pas besoin de renforcer son image de marque ».
Vercors
est également référencé dans les guides touristiques (Notamment
aux Éditions
Alexandrines :
https://www.alexandrines.fr/villiers-sur-morin-faremoutiers-vercors/),
vecteurs d'un « ancrage territorial de la littérature »
(Labbé, 2020). Les autorités locales et les associations
culturelles ont élaboré un itinéraire pédestre intitulé
« Peintures des paysages de Villiers-sur-Morin »:
Cette balade se présente comme une randonnée littéraire qui allie
ressources territoriales et offre patrimoniale. Cette
relation étroite entre un territoire et un écrivain est également
susceptible d'être favorisée par le rapprochement des deux parties.
Ainsi,Vercors participa lui-même à un ouvrage faisant la promotion
de la Seine-et-Marne (collectif, 1969) que j'ai étudié à
cette page.
Les
actions locales en ce sens, la constitution par les guides
littéraires d'une « France
littéraire »
(Labbé, 2020) contribuent à une forme de trivialisation
(Jeannenet, 2008). Vercors ne fait pas exception. La
patrimonialisation de sa figure, parce qu'elle se cristallise autour
du mythe de la Résistance,
se conforme à
la réception littéraire qu'en font les institutions savantes et la
mémoire collective. Elle n'offre pas de plus-value à l'image figée
de celui qui fut un double artiste sur toute la traversée du XXe
siècle. Les expositions retraçant plus complètement sa vie
artistique ne parviennent pas à rivaliser avec les plaques
commémoratives qui gravent dans le marbre l'unique figure de
l'intellectuel résistant. La nature – éphémère pour l'une,
permanente pour l'autre – de ces deux types de patrimonialisation
explique en partie ce constat.
Le mythe dans le
Vercors
Outre
Le Silence de la mer et la mise en place des Éditions
de Minuit condestines, Jean Bruller devint mythique par le pseudonyme
qu'il se choisit. Avant que cette montagne ne devienne le lieu du
célèbre maquis de la Résistance, l'artiste avait opté pour ce
nom. Les pseudonymes empruntant leur valeur idéologique aux
territoires français
devinrent une
marque de fabrique de la collection des 26 ouvrages des Éditions de
Minuit.
La
coïncidence entre la Résistance active et la Résistance civile
augmenta le prestige du mythe. Le mémorialiste en expliqua à de
nombreuses reprises les raisons. Mobilisé, sur la route d'Embruns à
Romans, il fut impressionné par la noblesse hautaine et la grandeur
de ce massif montagneux. Fasciné
autant par sa puissance que par la sonorité de son nom, il signa de
ce nom territorialisé Le Silence de la mer.
Avançons une autre hypothèse : Vercors se souvint-il que son
ami André Maurois, avec lequel il avait collaboré à plusieurs
ouvrages pour la jeunesse dont le roman pacifiste Patapoufs
et Filifers (1930),
prit comme nom de plume celui d'un village du nord de la France ?
Dans
l'imaginaire collectif, l'écrivain mythique et la citadelle de la
Résistance s'agrégèrent. Aussi l'un des collèges de Grenoble fut
baptisé du nom de l'écrivain:
C'est l'unique trace de l'artiste dans cette région. En 1994 pour le
texte sur la plaque apposée sur le Mémorial de la Résistance au
col de Lachau, à Vassieu-en-Vercors, trois propositions étaient en
lice : un extrait poétique d'un jeune résistant, un extrait de
La Bataille du silence
de Vercors et une citation du Discours de Vassieux
de 1946 du Maréchal de Lattre de Tassigny. C'est ce dernier qui fut
voté à l'unanimité (Compte-rendu du conseil d'administration du 10 mai 1994, Le
Pionnier du Vercors, Revue trimestrielle de l'Association
Nationale des Pionniers et Combattants Volontaires du Vercors ,
n°88, octobre 1994, p. 21).
Une inscription
politique dans l'Hérault
Bruller
prête son nom à trois rues de France. La première que nous avons
précédemment mise au jour est celle que son père Louis Bruller fit
ouvrir dans Paris en 1911. Les deux autres, bien plus récentes, se
situent à Montpellier et à Béziers. Or, l'écrivain n'était pas
spécialement attaché à cette région. Aucune de ces rues n'a été
débaptisée. Il s'agit de nouvelles voies construites.
La
recherche n'est pas aisée à cause du lien immédiat avec le massif
montagneux. Si nous répertorions les rues « Vercors »,
nous en trouvons à Argenteuil, Coulommiers, Athis-Mons, Villepinte,
Villejuif, Le Mée-sur-Seine, que ce soit sous l'appellation
« rue », « avenue » ou « allée ».
Il s'agit en réalité de la rue du Vercors. Certains bâtiments
peuvent porter ce même nom. C'est le cas, à Évreux
en Normandie, d'un immeuble dans un quartier populaire dont les rues
célèbrent des noms d'écrivains. Il faut regarder les immeubles
adjacents pour se rendre compte de l'homogénéisation des
indications de régions pour identifier chacun.
A
Montpellier, l'impasse Jean Bruller dit Vercors est localisée dans
un quartier résidentiel et cotoie logiquement les rues Ronsard,
Joachim Du Bellay, Jacques Prévert. L'impasse
fut dénommée par délibération du conseil municipal en date du 18
juin 1992 (Archives de Montpellier, cote 8W4, p.160. L'ouvrage de l'Académien
Marcel Barral, Les
noms de rues à Montpellier du Moyen-âge à nos jours
(Clerc, Montpellier) ne nous a été d'aucune secours puisqu'il a
été publié en 1989).
La délibération indique que « dans le sous-quartier
Figuerolles, la portion de voie privée au droit du bâtiment D de la
résidence la Guirlande pour permettre la domiciliation des 125
familles de ce bâtiment (la demande émane d’eux) [l’impasse
sera dénommée] impasse Jean Bruller dit Vercors ». Dans les
documents, rien ne stipule les motifs de ce choix et les éventuels
autres écrivains concurrents.
De
même, la rue de Béziers est logiquement intégrée dans un maillage
de rues avoisinantes liées à la Résistance et à la
déportation: Jean Prévost, Max Jacob, Dimitri Amilakvari, le
commandant Kieffer. Ces rues ont été bâties pour la ZAC de
Montimaran. Cette zone d'activités commerciales fut approuvée par
l'arrêté préfectoral du 16 juin 1982 (Plan
Local d'Urbanisme, commune de Béziers, 2018, p. 9).
À cette époque, le député-maire communiste Paul Balmigère était
élu depuis 1977. Son engagement personnel pendant la Seconde Guerre
mondiale (prisonnier de guerre, Résistant clandestin) explique cette
volonté de rendre hommage à des acteurs de la guerre.
Cette
patrimonialisation se place donc à la jonction des champs littéraire
et politique. L'appropriation locale de la figure de Vercors fait
resurgir celle-ci dans la mémoire nationale. Certes, on peut se
montrer circonspect de voir trôner le nom de l'écrivain dans une
zone commerciale, alors qu'il fustigeait la société de
consommation (Son
roman Quota ou les Pléthoriens, sorti en 1966, représente
le mieux cette critique.).
Nonobstant
ces évidentes limites, reconnaissons que la « multiplication
[de « cet usage onomastique »] induit un effet de
familiarisation du public avec le nom, qui participe bien in fine
à la renommée » des auteurs (Grande, 2020).
La
relative mise à l'écart de l'écrivain par les institutions
académiques porte préjudice à sa réception dans l'espace public.
D'abord, il n'existe que trois noms de rues en France qui
transmettent le souvenir de Vercors. Ensuite, la rue peut être
répertoriée dans les annuaires « Jean Bruller du Vercors »
et sur Google Maps elle est orthographiée « Jean Brulier du
Vercors ». On pourra alors penser que la formule « patronyme,
dit pseudonyme » tombe en désuétude. On pourra aussi penser
que la dimension immatérielle de ce que représente Jean
Bruller-Vercors est passablement oubliée de la mémoire collective.
Probalement ses réceptions littéraires et patrimoniales restent à
co-construire. Probablement aussi, le nom de Vercors, étiqueté
comme espace territorial précis, sert et dessert à la fois ce
double artiste.
Conclusion
La
construction de la figure d'un écrivain, sa survivance, son oubli
dans les mémoires individuelles et collectives sont tributaires de
paramètres plurifactoriels. Dans le cas de Vercors, les réceptions
littéraire et patrimoniale sont pour une large part dupliquées :
si plusieurs ancrages régionaux coexistent, ils répondent tous peu
ou prou à l'imaginaire de la Résistance intellectuelle. Cette
fonction immatérielle du canon littéraire académique se déploie
matériellement dans l'espace public, et le type d'appropriation
territoriale de cette figure auctauriale renforce le mythe. Cette
imbrication est d'ailleurs peut-être un moyen de rester à la
hauteur des exigences du canon littéraire puisque, d'après M-F
Melmoux Montaubin, « la littérature ne saurait être
territorialisée sans risque de perdre l’universalité à laquelle
elle prétend ».
Cet
état de faits n'est toutefois pas définitif et bouclé, les
impulsions présentes et futures en faveur de Vercors dans les études
savantes comme dans les actions territoriales, qu'elles soient
combinées ou parallèles, permettant de laisser en mouvement ces
territoires littéraires et patrimoniaux.
Bibliographie
GRANDE
N., 2020,
« Deux
figures du matrimoine : patrimonialisation comparée de deux
autrices du xviie siècle,
Mme de Sévigné et Mme de Lafayette »,
Recherches
& Travaux, Ancrages
territoriaux de la littérature, n°96, 2020:
https://journals.openedition.org/recherchestravaux/1966
JEANNERET
Y., 2008, Penser
la trivialité.
Volume 1 : La
vie triviale des êtres culturels, Paris,
Éd. Hermès-Lavoisier, coll. Communication, médiation et construits
sociaux.
LABBÉ
M., 2020, « Introduction. La construction d’une France
littéraire :
ancrage, réception et création littéraires », Recherches
& Travaux, Ancrages
territoriaux de la littérature, n°96, 2020:
https://journals.openedition.org/recherchestravaux/1906#bodyftn16
MARSAC
A., 2018, Genèse
et mémoires des randonnées littéraires. Sur les pas de Jean Giono
dans les Alpes-de-Haute-Provence, Téoros,
n°37, Tourisme littéraire, 2018, https://journals.openedition.org/teoros/3260
MELMOUX-MONTAUBIN
M-F, Patrimonialisation et territorialisation de la littérature :
causes, enjeux et effets, 2020, Recherches
& Travaux,
Ancrages territoriaux de la littérature, n°96, 2020,
https://journals.openedition.org/recherchestravaux/2361
Article mis en ligne
le 15 février et le 1er mars 2023
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